En 1999, la Zone d’aménagement concerté (ZAC) Euralille 2 est créée pour accueillir le siège de Région. La mairie et la communauté urbaine décident d’y bâtir un quartier de résidences et d’activités. Aujourd’hui, le « Bois Habité » est sorti de terre. Présenté comme une opération urbaine de référence du début du XXIe siècle, visité par des architectes venant de toutes les villes de France, ce quartier présente pourtant un des aspects de la politique d’embourgeoisement de la ville de Lille… Petite promenade.
« On entend quand même des oiseaux dans le Bois Habité ». David Wauthy, architecte-urbaniste de la société d’aménagement Euralille [1], interrompt sa description d’une des opérations immobilières du quartier. Le chant d’un oiseau résonne par-dessus le bruit du périphérique à quelques mètres de là. D’ailleurs, dans l’hôtel B&B qui nous en sépare grâce à un « système de double peau », explique M. Wauthy, « on voit passer les voitures, mais dans un calme olympien. Ce qui est assez étonnant ». L’homme ne cache pas une certaine fierté. De la création de la ZAC à l’inauguration du Bois Habité en 2012, il a participé à la naissance de ce quartier, souvent présenté comme « exemplaire », « vitrine » de l’urbanisme lillois [2]... Même s’il fait des mécontents : « Beaucoup de critiques du Bois Habité parlent d’un vase clos, d’un entre soi, pourtant c’est un quartier extrêmement perméable », se défend M. Wauthy. Simple communication ? Mirage, comme le slogan de la ZAC « La ville continue » ?
La vie dans un bois
À l’origine, quatre équipes d’urbanistes ont candidaté pour le projet d’aménagement de la ZAC. La société Euralille les invitait à « relier », « fédérer », « insérer » ou encore « solidariser » avec la ville le site de l’ancienne Foire, soit un espace de 21 ha s’étendant au sud de Lille Grand Palais entre le boulevard Hoover et la rocade. Selon François Leclercq, un des « concepteurs » choisis ‒ aussi difficile à contacter qu’un ministre ‒, « l’ambition [était] de construire un quartier où l’on aura la sensation d’habiter dans un sous-bois ». Comme dans une forêt, donc. Le genre d’idée qui paraît claire aux yeux des « starchitectes », mais qui prête à confusion quand, bien décidé à y trouver des champignons, vous tombez sur une Porsche Cayenne garée entre deux érables. Mais soit, l’autre « ambition » consistait à créer un endroit « calme » au milieu de deux axes routiers extrêmement bruyants.
Comme beaucoup d’autres habitant-es, c’est ce qui a décidé Cédric, un jeune entrepreneur, à chercher un logement dans le Bois Habité. « C’était vraiment une volonté de ma part de venir m’installer là », se rappelle-t-il en évoquant « l’opportunité d’un quartier calme tout en étant proche du centre ». Tellement calme, précise-t-il, que « les voisins, tu les croises peu. La journée y’a personne, c’est un quartier désert. Et le soir ils n’ont qu’une envie, c’est rentrer chez eux ». Aussi boisés soient-ils, les lieux que l’on visite tranquillement font d’abord apparaître un espace déserté. Habité, certes, mais surtout en intérieur.
Une forêt, pas un éco-quartier
Puisqu’un bois est censé être vert, on entend souvent parler du Bois Habité à travers le prisme du « développement durable ». Certains, même, le qualifient d’« éco-quartier » [3]. Usant d’acronymes à la mode, comme HQE (haute qualité environnementale) ou BBC (bâtiment basse consommation), Martine Aubry en profite pour mettre en avant la soi-disant volonté de la mairie de « construire durable » [4]. Mais pour Marie-Thérèse Lemoine, qui a acheté il y a cinq ans, « le côté développement durable n’existe pas vraiment ». Rencontrée au Hoover Garden, une brasserie chic ouverte depuis peu où la Leffe coûte 4,90 euros, elle fait part de ses regrets : « Dans un quartier comme ça, ils avaient des possibilités, avec la récupération des eaux par exemple. Ils ne les avaient peut-être pas complètement imaginées au départ, mais ils auraient quand même pu faire des efforts après. »
En réalité, rappelle M. Wauthy, « on n’est pas dans un éco-quartier. Ici il n’y a jamais eu de volonté d’essayer de traiter la question énergétique, on s’inscrivait dans les réglementations existantes ». En termes d’écologie, il n’y a qu’un bâtiment « passif », c’est-à-dire dans lequel chauffage et climatisation sont inutiles, et encore vient-il juste d’être livré, avec quelques radiateurs électriques… Hormis cela, la végétation est importante, un immeuble se chauffe en partie par le solaire et tous les îlots sont délimités par des « noues », fossés servant à l’évacuation des eaux. Rien de follement « durable », donc.
Un quartier qui a poussé « à l’arrache »
Au septième étage de l’immeuble « Polychrome » qui longe le boulevard Hoover pour isoler le cœur du Bois Habité, Christelle se souvient de son arrivée, quand le quartier était encore en chantier. Elle rigole à propos des scènes de travaux observées de sa fenêtre. Notamment pour la pose de l’isolation du bâtiment au pied de chez elle, un « samedi matin sous la pluie, à l’arrache ». D’ailleurs, même dans son immeuble, dont l’entrée est protégée par deux digicodes différents, des malfaçons ont entraîné d’importantes fuites d’eau dans les sous-sols.
Ces problèmes de construction ne sont pas les seuls dans le quartier, et les formes cubiques des immeubles auraient tendance à aggraver les infiltrations d’eau. Selon Mme Lemoine, les responsables sont les entreprises bâtisseuses que « personne ne surveille. C’est livré à des promoteurs qui font ce qu’ils veulent ». Ce que M. Wauthy réfute : « On surveille toutes les opérations, on accompagne l’histoire de l’opération immobilière du début jusqu’à la fin ». Ainsi peut-on s’interroger sur la façon dont la société d’aménagement Euralille « accompagne » des boîtes comme Vinci, Eiffage, Boulanger ou Bouygues...
Mais où est le peuple de la forêt ?
Aujourd’hui, Marie-Thérèse Lemoine est présidente de l’association d’habitant-es « Bois d’Êtres ». Créée en 2010 par une « petite équipe de copropriétaires », son objet est de développer « des initiatives citoyennes » et favoriser « l’émergence d’une vie de quartier ». Ou, pour reprendre les mots de son ancien président qui était alors directeur de cabinet du maire de Croix, de « mettre en place "le vivre ensemble", si cher à Martine Aubry » [5]. Institutionnelle, l’association représente un relais espéré pour la communication municipale. Quand ses membres ont organisé la première fête des voisins, raconte M. Wauthy, « on les a aidés, on a participé, on a offert un peu de boissons… non alcoolisées ». Et l’élu parisien fondateur de cette fête, Atanase Périfan, a fait le déplacement.
Ceci dit ‒ pas plus que le « développement durable » ‒, cette fameuse « vie de quartier » ne semblait pas faire partie du projet initial. En tout cas cela se perçoit à travers l’espace que lui a accordé l’aménageur. Ou plutôt l’absence d’espace : au Bois Habité, il n’y a pas de place centrale, pas de square pour les enfants, ni de crèches publiques. Aucun lieu pouvant susciter les rencontres. « Les lieux de sociabilité, se justifie l’architecte-urbaniste, ce sont les cours urbaines, mais effectivement on n’a pas de place centrale. C’est un choix qui a été fait, on peut le regretter ou pas ».
En fait, et c’est là le plus troublant, s’il faut désigner un lieu de sociabilité, les personnes rencontrées répondent sans hésiter : le Franprix. « C’est le seul lieu où on se croise dans le quartier », explique Christelle du « Polychrome ». Pour les plus jeunes comme Sophie, neuropsychologue « arrivée par hasard » il y a quatre ans, le « cœur du quartier c’est le Bistronome », le premier bar ouvert en 2010. « Les deux premières années, je ne suis jamais venue », explique-t-elle, entourée de ses ami-es à l’heure de l’apéro à une table de ce bistrot. Mais à présent Sophie est une habituée. « Je pense que maintenant il y a beaucoup plus d’ambiance qu’avant ». Sans doute, mais le Bistronome ferme toujours ses portes à 23 heures et n’ouvre pas le samedi soir. Il ne fonctionne surtout qu’avec les employé-es du Conseil régional à côté.
La « mixité sociale » pour les riches
« Est-ce que le Bois Habité est un quartier de riches et de bobos ? s’interroge M. Wauthy. Je ne sais pas parce qu’il y a quand même une part de logements sociaux ». Évidemment, quand les élus ‒ Aubry en tête ‒ décrivent le quartier, la fameuse « mixité sociale » revient inexorablement. Or il n’a jamais été question de logements sociaux dans le cahier des charges initial. C’est au fur et à mesure que la mairie, peut-être pour anticiper les critiques à venir, a saupoudré l’opération d’une pincée de social. 25% d’HLM, a-t-on annoncé crânement le jour de l’inauguration. Mais au-delà de ces effets de manche, la réalité est toute autre.
En 2009, la société d’aménagement Euralille et l’agence d’urbanisme ont publié une enquête sociodémographique présentant le Bois Habité comme « un secteur plus familial et plus aisé ». La forêt abritait alors 35% de cadres supérieurs, professions libérales, chefs d’entreprises et d’artistes. 24% d’employés et d’ouvriers, 4% de chômeurs. Aujourd’hui, M. Wauthy pense que ces proportions sont à peu près les mêmes. Avec des logements sociaux en plus. En fait, sur les 140 logements sociaux que comptent le Bois Habité, 55 sont des Prêts locatifs sociaux (PLS) accessibles pour 80% de la population. Par exemple pour une personne seule dont les revenus n’excèdent pas 2100 euros par mois. Bien que catégorisés comme HLM, on peine à percevoir ce qu’il y a de social dans les PLS. Les 85 autres logements – véritablement – sociaux sont des Prêts locatifs à usage social (PLUS). De ce point de vue, la part de social au Bois Habité n’excède pas les 14%. Et surtout, aucun Prêt locatif aidé d’intégration (PLAI), réservé aux populations les plus précaires, n’est répertorié dans le quartier.
Le monde d’en face
En face du Bois Habité, se dresse un important parc de logements sociaux LMH. Entre les deux, comme le confirme M. Wauthy, « le boulevard Hoover est une sacrée frontière ». Pour le gérant de « La Pizz », installé au pied d’une barre depuis 2005, « on passe du pauvre ici, au riche là-bas ». Et « ici », la situation se détériore tandis que « là-bas », le Bois Habité s’isole un peu plus.
Au centre social La Busette, des enfants issus majoritairement des barres Hoover reviennent d’une activité. Ça crie, ça s’agite, ça vit. Dans le brouhaha, Sylvie, qui habite le secteur depuis vingt ans, se souvient de la venue d’Aubry pour l’inauguration du Bois Habité, organisée symboliquement en même temps que celle d’un terrain de basket du parc LMH. L’idée était de convaincre le peuple du sous-bois de venir à la rencontre du monde d’en face. Mais un an après, elle constate, sans surprise, qu’« ils ne traversent pas ». La vie urbaine s’arrête au boulevard Hoover. Et pour la société Euralille installée au 18e étage de la Tour de Lille, au cœur du quartier d’affaires, le projet « La ville continue » consiste surtout à fabriquer l’embourgeoisement à coups de crayon et d’équerre.