Dans la forêt je te retrouve...
Par-delà cet aspect poétique de vivre le sexe dans les jardins, beaucoup de publics utilisent aussi les parcs par défaut, comme les jeunes homos précaires, qui n’ont pas d’autres choix que d’aller dans les interstices de la ville pour profiter des plaisirs de la chair. Souvent parce qu’ils ne peuvent se soustraire à la surveillance parentale à la maison, que leur porte- monnaie ne leur permet pas d’aller au bar gay ou au sauna et encore moins de se payer une chambre d’hôtel. Le parc se présente comme une alternative non-marchande et émancipatrice pour vivre sa sexualité et devient ainsi le lieu des expériences. Du couple éphémère pour un soir, de l’aventure sur l’épaule d’un inconnu, du bisexuel casé qui trouve son échappatoire dans l’obscurité d’un fourré.
Les Amis des jardins est une association du centre LGBTQIF de Lille. Leur objectif est d’intervenir auprès des pouvoirs publics pour défendre et visibiliser ces usages mais, surtout, en parler librement. Le but est de rompre le silence et l’isolement des usagers coutumiers du fait charnel. L’association ambitionne de lever le voile sur cette activité, de contrer l’homophobie et les violences dont ils peuvent être victimes.
Parce qu’elles sortent du schéma hétéronormatif – et donc « forcément dégoûtantes » – ces pratiques sont susceptibles de favoriser les insultes et les agressions homophobes, surtout dans l’opacité de la nuit. Rompre l’isolement, c’est aussi lutter contre les éventuelles agressions, se débarrasser de la culpabilisation d’une société encore trop « rhétérograde ». Si l’association est composée uniquement d’hommes, il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit dans la lutte contre le discours ambiant normatif, sexiste et homophobe, les parcs étant, en général, des lieux où – comme ailleurs – peuvent s’exprimer des rapports de dominations sociales, genrées et racistes.
La ville de Lille n’est pas en reste lorsqu’il s’agit de construire des parcs qui ressemblent plus à des prisons qu’à des espaces de vie. Inaccessibles, le jardin des Géants situé en face du siège de la métropole européenne de Lille et le parc J.-B. Lebas (le parc aux grilles rouges) sont de véritables cages vides au cœur des villes. Grillagés, éclairés, gardiennés, sous contrôle policier ou vidéo-surveillance, ces espaces sont arrachés à ceux qui vivent la nuit. Le repos, la flânerie ou les rapprochements sont proscrits.
Entre chiens et loups
Pourtant, là où c’est possible, des amitiés se nouent, des gens viennent parfois pour discuter à l’ombre d’un réverbère. La drague courtoise est aussi une distraction. Tout le monde est accepté. On se balade, on se rencontre. C’est aussi dans ce sens-là que s’inscrivent les actions du collectif. Durant l’été, les associations Aides, Sida info service, les Sœurs de la perpétuelle indulgence, les Flamands roses et les Amis des jardins dressent une petite chapelle avec des bougies, des paillettes et des gâteaux. Une occasion pour échanger, parler prévention, se raconter sa vie mais aussi pour parler librement avec les autres, affirmer et revendiquer l’utilisation qui est faite de ces lieux aux heures tardives.
L’enjeu est toujours le même, visibiliser pour exister. Dire qu’on est présent, c’est aussi mieux se légitimer pour dénoncer les abus. À une certaine époque, les contrôles d’identité par les flics étaient fréquents, les keufs passaient avec des lampes-torches ou patrouillaient avec les phares allumés. Car la police méconnaît totalement les enjeux liés à la drague nocturne. Durant l’affaire des « noyés de la Deûle » en 2011, la thèse de l’acte homophobe volontaire n’a jamais été évoquée par les pouvoirs publics. Un faisceau d’indices pouvait pourtant y faire penser. Les flics sont venus patrouiller dans les parcs proches de la Deûle mais à aucun moment ils ne sont venus dialoguer, enquêter ou même simplement faire de la prévention. Depuis, les décès ont été classés sans-suite et systématiquement attribués à un abus d’alcool qui aurait fini en noyade.
Ne pas envisager publiquement la thèse homophobe ne ferait-elle pas partie de « l’ordre des choses » ? Les Amis des jardins ont eu une utilité à cette époque-là. En créant un espace propice à la parole, ils ont pu exprimer leurs inquiétudes, à un moment où ils n’étaient pas écoutés, et lutter contre les discours stigmatisants. Une voix existait au milieu de tant d’’incompréhension et permettait de se saisir de ce sujet autrement que par les communiqués policiers et les intrigues montées par La Voix du Nord. Comme l’explique le collectif, « l’expérience fait de nous des experts ».
Or, tout est prétexte à éviter soigneusement d’évoquer les accolades entre hommes et les remettre au placard. Un membre des Amis des jardins rapporte quelques arguments en faveur de la fermeture des parcs à la tombée du jour auxquels il a pu être confronté : les capotes polluent (comme si les poubelles n’existaient pas) ou même, mieux encore, il faut « laisser la végétation se reposer la nuit ».
La question de la « bonne image » de la sexualité est le cheval de bataille des Amis des jardins. La sexualité ne doit pas être soumise à une seule lecture. « La seule sexualité qui peut être belle, et donc légitime, serait forcément entre deux personnes qui s’aiment sur une temporalité longue et dont le but ultime serait le mariage et la procréation. » Cette idée tenace et normative exclut de fait toutes les autres sexualités et les autres façons de la vivre. L’adage « Nos désirs font désordre » s’applique aussi à ces amis jardiniers d’un autre genre. Contre l’ordre moral et les réac’, assumer sa sexualité, son mode de vie et même tout son être, c’est s’émanciper. Au diable la respectabilité sur une échelle des valeurs qui n'appartient à personne !
Harry Cover