Tandis que la mairie dédie un budget à ce qu’elle appelle « cultures urbaines », qu’elle offre des murs à des graffeurs, des scènes à des DJs et MCs, des ateliers de danse aux minots des quartiers populaires, certains et certaines d’entre eux persistent à se démerder par leurs seuls moyens. Nous avons rencontré Monsieur Bubka et Big Zucchero, adeptes du graffiti vandale, et la famille L’Embrouille qui, il y a encore peu de temps, lançait des « Libres Paroles » dans les espaces publics lillois. Voici leurs paroles que nous publions sans aménagement. Brutes et sauvages, comme leurs pratiques qui constituent, consciemment ou non, une formidable forme de résistance à l’aseptisation de nos rues. Et de nos vies.
« Faire du tag c’est un peu dire "fuck off, vous me faites chier". Dans la vie de tous les jours, t’es obligé de te conformer, de payer ta bouffe, de taffer, t’es obligé de faire ce genre de trucs. Là, y’a un moment où tu te sens en mode "allez tous vous faire foutre", et ce moment c’est quand t’es dans la rue avec ton queur-mar. Je sais pas si c’est autant réfléchi que ça mais je crois que c’est sous-jacent, ça vient de ça. C’est une forme de révolte inconsciente, c’est pas revendicateur, mais juste à ce moment-là, y’a pas de keuf – enfin tant que tu te fais pas serrer –, y’a personne qui te dit de ne rien faire. »
« Moi j’ai pas de maison, j’ai pas de camion, j’ai pas tout ça, je m’en fous… Mais quand tu commences à avoir ces trucs, tu te rends compte qu’effectivement c’est à chier de les taguer, parce que la personne va devoir repayer, comme toi si on tague ta maison... Regarde, pourquoi les voitures sont jamais taguées ? Bah peut-être parce que y’a plus de gueur-tas qui ont des voitures... Après je vais pas aller au cadastre voir ce qui est privé ou public avant de faire des tags. »
Big Zucchero
On pourrait penser que les tagueurs cherchent à attirer l’attention de monsieur et madame Tout-le-monde, mais la plupart du temps ils ne recherchent la reconnaissance que d’un milieu très restreint. Au-delà, c’est surtout Monsieur et Madame Tout-le-monde qui ne voient pas ce qui recouvre les murs.
« Je crois que les gens ne voient plus les tags et les graffs. Ça fait trente ans que c’est là, c’est dans le quotidien de tout le monde, t’as plein de jeunes qui sont nés avec des graffiti sur les murs, et ça intéresse plus personne, en fait. À part les tagueurs, et les copains des tagueurs. Les seuls gens qui voient ça sont ceux qui sont en contact avec des tagueurs. Des gens qui ont accès à cette culture, qui se sont aiguisé l’œil parce qu’ils ont passé des soirées ou qu’ils ont marché dans la rue pendant leur shopping avec des tagueurs. Ils ont vu les copains regarder à droite et à gauche. Sinon, si t’as aucun contact avec une personne de cette culture, tu t’en tapes complètement. Y’a que quand tu te fais marbrer ta façade que tu t’y intéresses. Tu te fais taguer ton camion, alors tu veux retrouver le gars pour le niquer. C’est vrai, quand tu faisais un tag dans les années 90, ça choquait tout le monde. Tu faisais un fat-cap [1] dans n’importe quelle rue, tout le monde était attiré visuellement par ce truc qui était assez nouveau, même si c’était illisible. Aujourd’hui c’est plus du tout pareil. »
Monsieur Bubka
Pour lutter contre le graffiti, les pouvoirs publics opèrent sur plusieurs fronts. D’abord en sanctionnant, à coups d’amendes, de travaux d’intérêt général ou, en dernier recours, de peines de prison. Puis par le nettoyage systématique des murs qui passe par des entreprises spécialisées. Enfin en institutionnalisant cette pratique.
« Au-dessus d’une certaine somme d’amendes, en fait, tu peux ironiser en te disant que tu payes un forfait. Vu que tu vas payer toute ta vie, bah tu peux faire des tags toute ta vie. Y’a des gens qui tiennent ce discours : "bon bah voilà, ils m’ont mis 70 000 euros dans ma gueule, bah voilà ils viennent de m’offrir un forfait à vie. Vu que je pourrai jamais rembourser, je peux taguer autant que je veux". »
« Quand Stop-Graff est arrivé, la première année ils ont mis un gros coup et ça a découragé pas mal de gens. Mais les gens ont très vite compris qu’au-dessus de trois mètres, Stop-Graff ou la mairie ont besoin d’équipements spéciaux, type nacelle ou échafaudage, pour effacer et que ça efface moins car ça coûte plus cher. Du coup si tu remarques bien, depuis quatre ans les graffs sont montés sur les toitures. Et sur les toits on a le temps de faire ce qu’on veut… la nuit si nécessaire. »
Monsieur Bubka
« La mairie institutionnalise cette culture parce qu’elle est présente, et donc un peu comme tous les aspects de notre vie, elle est récupérée. On en fait un ennemi, on essaye de l’abolir, mais au bout d’un moment on se rend compte qu’on peut pas niquer ce truc-là. Et donc qu’est-ce qu’on va faire ? Comme toujours on prend en charge. »
Big Zucchero
Sortir, coller des affiches pour appeler à occuper l’espace public et former un cercle permettant une prise de parole collective. Crier sa joie, crier sa rage dans une communion de « l’instant ». Et surtout « faire ce dont on a envie ». La Famille L’Embrouille revient sur les années de « Libres Paroles », jusqu’à la récente Block Party [2].
« Ça a commencé par un slam organisé dans une maison de quartier avec un micro, où chacun son tour venait sur une scène pour balancer son texte. Chacun avait droit de poser un texte. Et on s’est dit "pourquoi faire ça à l’intérieur, pourquoi pas faire ça à l’extérieur, pourquoi faire ça dans un espace confiné alors qu’on peut faire ça où on veut ?" On a lancé un collage d’affiches et on a fait ça à Triolo. Y’a eu une cinquantaine de personnes, ça a super bien marché sauf que les gens du quartier nous ont jeté des bouteilles, direct. Alors qu’on venait faire du rap dans la rue, ça s’est fini en grosse bagarre générale. Suite à ça, on a fait ça un peu dans tous les autres quartiers, et ça a bien marché. Les dernières fois on était 200. »
« L’idée de la Block Party est différente de la Libre Parole. Le but c’est pas forcément de faire parler, c’est pas non plus que les gens qui ont jamais rappé prennent le micro. L’idée c’est d’investir un quartier et de faire ce dont on a envie. De graffer, de danser, de faire du bruit. Dans la rue de Béthune si possible. »
« Dans la Libre Parole, c’était complètement free. Y’avait pas d’enregistreur, y’avait un côté vraiment où c’était l’instant qui comptait, comme un rituel sauvage, primitif. Tu vas y aller de toutes tes tripes, tu vas lâcher le truc. Y’aura celui qui aura envie d’être dans le positif, celui qui aura envie d’être dans le négatif, mais en tout cas y’aura des gens qui seront en train de créer quelque chose sur l’instant. Et après ça n’existe plus. C’était assez subversif en soi. Après pour moi c’est vain, mais en tout cas tu te fais plaisir, t’es dans un moment de communion et ça c’était chouette. »
« Dans un lieu de culture conventionnelle, y’a des gens qui sont sur scène, y’a des gens qui sont assis et qui écoutent. C’est toujours plus difficile de demander à des gens de venir pour participer, que de le leur dire de venir pour être passif. T’as payé, tu vas être en sécurité, tu vas être passif, ça c’est facile, c’est de la CULTURE. Mais sitôt que tu demandes aux gens de s’impliquer un petit peu, de se mettre en danger eux-mêmes, dans des situations qui sont pas confortables, surtout quand y’a des flics, c’est tout de suite beaucoup plus difficile de les amener. C’est pour ça que le pouvoir institutionnalise la culture, pour enfermer les gens dans des lieux sécuritaires où ils restent passifs. »
[1] Un tag avec un fort débit de peinture, ce qui produit des traits très épais.
[2] Depuis l’automne 2012, une Block Party s’est tenue à trois reprises à Lille de façon sauvage, sur des terrains vagues ou un bâtiment en friche. Le principe est de réunir les pratiques liées au Hip-Hop (danse, musique et graffiti) dans un même évènement pendant une après-midi ou une soirée. C’est de cette façon que le Hip-Hop s’est constitué comme une culture dans le Bronx des années 1970. Voir Blockpartylille.blogspot.fr.