Tour à tour évoqué pour son passé industrieux, prisé pour son côté artiste, déploré pour ses économies souterraines ou récupéré par la propagande municipale, le quartier de Wazemmes concentre bien des idées contradictoires. Sous le tapis, une sombre histoire de « mixité sociale », qui s’avère moins enchantée que sous la plume d’un élu de quartier.
Durant la première moitié du XXe siècle, Wazemmes est un quartier populaire qui vit au rythme de la manufacture et des petits commerces. Chaque jour, c’est toute une vie sociale qui s’ébroue entre les usines et les échoppes. En 1936, la rue Jules Guesde compte pas moins de cent dix-sept commerces (estaminets, cordonneries, poêlier, tailleur, repasseur de couteaux, horloger etc.). C’était la vie avant Carrefour Market.
La « première gentrification »
Dans les années 1960, ce Wazemmes artisan et ouvrier subit les effets de la crise industrielle. Les usines ferment les unes après les autres. En mairie de Lille, l’idée commence à germer qu’il faut transformer la vie du quartier. C’est la première tentative de « gentrification », qui vise à favoriser l’implantation de populations plus aisées. Dans une « lettre aux Wazemmois » datée de 1977, Pierre Mauroy explique son souci d’« éviter un bouleversement de l’urbanisme du quartier ». Foutaises, explique Françoise Quenelle, présidente du Club des Ambassadeurs de Wazemmes : « La Ville de Lille, contrairement à ce qu’elle dit, avait eu dans l’idée d’amener une autre population à Wazemmes. Elle voulait disperser les habitants qu’elle expropriait à la campagne, ou dans d’autres quartiers de Lille. Mais il y en a qui se sont rebellés, qui ont dit ’’on ne bougera pas, vous nous démolirez sur place’’. C’était une bataille de longue haleine ». À la fin des années 1970, menacée par des opérations lourdes de destruction du bâti, une partie du quartier – le « petit Montmartre », comme on l’appelle à l’époque – se mobilise pour bloquer les plans municipaux. Mais celles et ceux qui emmènent la mobilisation sont aussi ceux qui, involontairement, contribuent déjà à l’embourgeoisement du quartier : « créatifs », artistes, architectes, intellectuels, etc. veillent avant tout à défendre leurs intérêts et les biens immobiliers dont ils sont propriétaires. La mécanique est en marche.
Bulldozer rampant
Petit à petit, le quartier se « gentrifie » par secteur. Si la partie située au nord de la rue Gambetta a toujours été à forte coloration bourgeoise, les autres subissent progressivement les plans orchestrés conjointement par la mairie et les promoteurs privés. Le secteur « Flandres », par exemple, a vu sa proportion de catégories intellectuelles et supérieures augmenter de 11% à 16% entre 1999 et 2010 [1]. Les ouvriers n’y représentent plus que 6% des habitant-es. Le secteur « Justice », autour de la rue du même nom, était composé de 22,5% d’ouvriers et de seulement 2% de cadres en 1990. Vingt ans plus tard, les deux populations occupent une proportion égale, autour de 10%. Le quartier voit surgir de nouvelles bâtisses qui lui étaient étrangères. Les logements cossus qui coiffent le laboratoire d’analyses médicales rue des Postes ont remplacé un ancien volailler en gros, qui abattait sur place les bêtes ramenées de la campagne. La cour de la Villa Camille, vieille cité ouvrière, encaisse aussi les salves de bulldozers. L’ancien Couvent des Carmes, rue des Stations, est en passe de devenir un hôtel quatre étoiles.
« Les photos sur les murs, c’est du vent »
Au début des années 1990, on compte encore environ cent-vingt cours à Wazemmes. Aujourd’hui, il en reste moins de quatre-vingts. « La mairie commence à s’en rendre compte », explique Sonia Vidal, doctorante en sociologie à l’université de Lille 1. « Du coup elle cherche à préserver certaines cours, mais pas sous n’importe quelle forme, et pas avec n’importe qui ». C’est le cas de la cité Pesse et de la cité des Postes, sur lesquelles la mairie projette des opérations de requalification. Bernard, qui habite la Cité des Postes, a la voix chargée d’amertume : « Moi je trouve ça honteux. On avait un voisin, sa maison était nickel. Il y a trois ans la mairie a racheté, et ils ont muré. Notre voisin a été relogé à Lille Sud. Soi-disant qu’il y a un grand projet : mais les photos sur les murs, c’est du vent ».
Entre la rage et l’attachement
Les opérations d’expropriation ne sont pas les seules à susciter la colère des locataires. « Il y a des gens de la mairie qui sont passés. Ils ont eu le culot de dire "vous ne touchez à rien, on s’occupe de tout’’. Et derrière ils font rien : j’ai dû refaire moi-même tous les écoulements d’eau », tonne Bernard. « Une fois que je dormais, le plafond s’est effondré : j’ai dû le refaire à mes frais », témoigne aussi Lydia, locataire de la cité Pesse. Les habitant-es des cités sont tiraillés. D’un côté, la nécessité de quitter des petites habitations souvent insalubres – et chères. De l’autre, les habitant-es restent attachés aux liens de voisinage tissés au fil des ans. Leïla, accompagnée de sa petite Alya, hésite : « Le souci c’est qu’avant les gens qui avaient une maison y restaient assez longtemps. Maintenant il y a beaucoup de va-et-vient entre les étudiants qui restent moins longtemps, les expulsions, etc. Moi j’aime bien ici, j’ai grandi ici, on a nos souvenirs, l’été on fait les barbecues avec les voisins... Mais c’est vrai que le logement il est pas adapté ».
Vigilance bourgeoise
Signe des temps, les différentes instances du quartier qui dialoguent avec la mairie sont de moins en moins occupées par des représentant-es de l’artisanat et des commerces de proximité. Les agents immobiliers commencent à pointer leur museau dans les différentes instances, comme le conseil de quartier ou à la tête des associations de quartier. Le slogan de la « mixité sociale » appelle donc autre chose que les roucoulements satisfaits de la municipalité [2]. C’est que les ménages aisés nouvellement installés ne se plient pas volontiers aux mœurs populaires. À la résidence du Carré d’Arcole, à proximité de la Maison Folie, « c’était flagrant : on a fait la fête des voisins fin mai, il n’y avait que deux propriétaires occupants, dont un qui était surtout là pour surveiller que les gosses ne viennent pas piétiner les fleurs. Ceux qui étaient là, c’étaient ceux qui étaient logés par LMH », raconte Françoise Quenelle – pas la dernière pourtant quand il faut s’en prendre aux « Maghrébins ». Aux « Jardins de Wazemmes », du nom de cet îlot d’habitations confortables érigées sur les fondations d’une ancienne usine, près de la rue des Postes, le code d’entrée fait l’objet de crispations quotidiennes. Les tiges d’acier qui barrent la porte d’entrée sont à l’image de la méfiance des résident-es. À l’intérieur, moins de « bonjour » enjoués que de vérifications anxieuses : « Vous êtes de la résidence ? »
Résidences ou résistance ?
L’équilibre social du quartier est donc instable. Pour Monique, l’emblématique patronne du café le Cheval Blanc, « ici c’est très populaire, t’as des ouvriers, t’as des gens de la haute, t’as des gens au RSA, t’as de tout et j’aimerais que ça reste comme ça ». Au fond, l’équation ressemble à un sacré foutoir. Comment regretter le paternalisme patronal qui étouffait naguère les vies ouvrières ? Comment magnifier un quartier pauvre où les plafonds continuent de s’effondrer ? Comment cautionner l’évolution d’un quartier dont le « dynamisme » branché dépendrait de l’éviction des plus pauvres ? Une partie des réponses se trouve peut-être dans les liens qui pourraient rapprocher les jeunes bohèmes à petit revenu des familles populaires. Mais c’est loin d’être gagné : là où de nombreuses situations nécessiteraient des formes de solidarité, c’est plutôt les logiques de repli qui paraissent prévaloir. « La Cité Pesse est habitée par des gens qui ont très peu de ressources, et qui n’ont pas beaucoup les moyens de se défendre. La Cité des Postes par contre est habitée par une population un peu plus variée, avec des gens organisés via l’association Génération et Culture pour défendre leurs intérêts, et ainsi favoriser un relogement sur place », relate Sonia Vidal. Alors qu’un simple mur sépare pourtant les deux cités, la mobilisation reste éclatée. Ainsi s’efface le Wazemmes populaire...