Depuis quelques mois, La Brique échange avec des membres du Labo148. À la lisière entre pratiques journalistiques et artistiques, cette agence de production est basée à la Condition Publique, dans le quartier du Pile, à Roubaix. Elle accueille des jeunes de 15 à 30 ans, sur la base du volontariat, pour créer des revues, des émissions de radio, des expositions et collages dans l’espace public… L’objectif de cet échange est d’écrire ensemble un dossier consacré à Roubaix dans notre prochain numéro. Mais Zone Interdite a publié sa propre émission sur le sujet… Nassim, roubaisien et membre historique du Labo, nous offre dans cette tribune son point de vue sur le traitement médiatique réservé à sa ville.
À la diffusion d’un reportage de l’émission « Zone interdite » au mois de janvier 2022, Roubaix a été le centre d’un maëlstrom de haine, accentué par la campagne présidentielle. Entre les prescripteur.ices d’opinion qui se disent « choqué.es » à longueur de débats télévisés, jusqu’aux politicien.nes qui dénigrent une ville sans même la connaître, les roubaisien.nes ont pris cher. Pourtant, militant de Roubaix, je ne reconnais pas la description opportuniste que l’on fait de ma ville. N’en déplaise à Eric Zemmour, Roubaix n’est pas « l’Afghanistan à deux heures de Paris ».
Le dimanche 23 janvier, Roubaix a encore une fois été mise sous le feu des projecteurs dans un reportage de « Zone interdite ». « Encore une fois », parce que Roubaix a souvent fait l'objet de reportages sur une poignée de thèmes phares tels que l’islamisme, l’assistanat, la délinquance... ou encore l’islam, la drogue, la pauvreté, mais aussi les musulman.es et le terrorisme... On l’aura toustes compris, notre ville est chérie par les médias qui font preuve de beaucoup d’originalité, et d’un souci particulier de la nuance. Ainsi, le matin même avant la diffusion, il était déjà possible d’entendre les badaud.es se croisant au marché de l’Épeule spéculer, non sans crainte, sur la sauce à laquelle iels seraient mangé.es.
Ces reportages marquent et font mouche, qu’il s’agisse d’un reportage de l’émission « Envoyé spécial », diffusé en 20141, montrant les allocataires roubaisien.nes de la CAF comme une masse agressive. Ou de l’énième épisode d’« Enquête d’action » abordant les opérations policières contre les réseaux de deal touchant les quartiers populaires de Roubaix2. La presse écrite n’est pas en reste, un article du journal Le Figaro publié en 2018 décrit un Islam politique « gagnant » le quartier de l’Épeule parce qu’il y aurait un peu trop de musulman.es3. Bien entendu, on pourrait arguer que ces reportages se limitent à dénoncer des pratiques minoritaires. Pourtant les ficelles de ses émissions sont connues et fonctionnent à tous les coups : un traitement anxiogène de leur sujet, ainsi qu’un montage dynamique accompagné parfois d’une musique de fond angoissante. En fin de compte, l’ambivalence et la généralisation prévalent sur la prise de recul, la réflexion et donc la bonne compréhension d’une situation complexe, car Roubaix est bel et bien un territoire tout en nuances. Le sentiment de dénigrement des roubaisien.nes est constant, et les citoyen.nes ne sont pas mieux informé.es sur le fond. Dans ces conditions, il est difficile pour une personne ne côtoyant pas Roubaix de la voir autrement que comme la vitrine du soi-disant « grand remplacement » , comme une ville misérable, dangereuse, gangrenée par la drogue et l’islamisme radical. Par conséquent, personne ne peut s’étonner de l’image de Roubaix.
Alors que faire ? La solution de la municipalité est simple : exit les quartiers populaires et bonjour la carte postale. En effet, interrogé sur son bilan en 2019, le Maire de Roubaix, M. Guillaume Delbar, s’enorgueillissait d’avoir « donné beaucoup d’opportunités de parler de Roubaix différemment »4. Il faut dire que la ville a beaucoup communiqué sur ses initiatives : le street art, le zéro déchet, les « maisons à 1€ », la rénovation urbaine. La ville veut montrer le Roubaix qui « va mieux » depuis sa reconversion, car Roubaix est une ville riche. S’il s’agit d’un bassin d’emplois important (bien que les roubaisien.nes n’en profitent pas) où résident de grandes fortunes, les inégalités y sont surtout très fortes. Et bien sûr, la presse s’empare de ce récit de la « renaissance » de Roubaix, à la télé, la radio, dans les journaux. Il faut bien souligner que voir ces reportages fait toujours plus plaisir que de regarder « Zone interdite ». Toutefois, il faut aussi réaliser que les luttes des habitant.es des quartiers populaires sont tues, leur vie réelle aussi. Il est loin, le temps où TF1 consacrait un documentaire sur la lutte des habitant.es du quartier de l’Alma5. Aujourd’hui, on a plutôt droit à un reportage sur la « nouvelle face » du quartier du Pile6. Nouvelle face insufflée par le dispositif des « maisons à 1€ », s’est révélé être un pétard mouillé. Le programme de rénovation du quartier, dépeint comme une incroyable expérience démocratique alors que le manque de concertation sur le terrain était et est encore patent.
Roubaix souffre de grands maux sociaux, du repli communautaire et d’autres problématiques, d’accord, mais peut-on la limiter à cela encore et toujours ? Lorsque je parle à mes voisin.es, à mes ami.es en ville, iels se demandent pourquoi les médias nationaux ne parlent pas plutôt des réussites et des valeurs partagées.
Roubaix est la ville du « guesdisme »7, courant socialiste révolutionnaire ; de La Paix, fer de lance du mouvement des Maisons du Peuple et des coopératives ouvrières ; du socialisme municipal et des HBM8 ; du « 1 % logement »9 ; des Comités de Quartier issus des luttes urbaines.
Roubaix est le creuset de vagues migratoires successives : européennes, africaines, asiatiques. Quelles que soient leurs origines, les roubaisien.es sont fier.es de celles et ceux qui font rayonner leur ville. Iels sont fier.es de Djamel Cherigui, de Kaddour Hadadi, de Fantine Lesaffre, de Corinne Masiero, de Saoussen Boudiaf, d’Arnaud Desplechin, la liste est longue. Les roubaisien.es sont surtout fier.es de celles et ceux qui se battent pour leurs voisin.es, qui ont adopté la culture de la solidarité face à l’exclusion. Après tout, combien d’habitant.es ont décidé d’assumer la mission que l’État ne fait plus, à travers un engagement associatif soutenu ?
Engagement qui était également, autrefois, politique, porté par l’espoir que leurs élu.es défendraient leurs intérêts, mais qui est aujourd’hui miné par la précarité, par le sentiment que leur avenir est bouché. S’installe donc la conviction chez les citoyen.nes que leurs représentant.es ne s’intéressent à leurs problèmes qu’en apparence.
Bien sûr, la façon dont Roubaix est traitée est surtout symptomatique du traitement des quartiers populaires par les grands médias. Le problème réside dans le fait que les habitant.es des quartiers sont traité.es comme les figurant.es de leur propre existence, comme des épouvantails anonymes qu’il convient de pointer du doigt pour exciter les passions, et susciter le scandale. Au regard de tout cela, il n’a jamais été aussi nécessaire de s’engager pour que les habitant.es organisent une parole, leur parole, dans des espaces mis à l’écart des luttes politiciennes. Iels doivent avoir l’opportunité de s’exprimer, d’être entendu.es et surtout écouté.es. Il ne s’agit pas forcément de refaire le Bondy Blog10 ou l’Agence des quartiers11, cette dernière ayant d’ailleurs été un échec (victime des ambitions démesurées de ses promoteur.ices). En réalité, il suffit de rassembler des habitant.es et de les inciter à prendre la plume ou le micro. Ce qui compte, c’est le fait d’oser résister à des récits imposés d’en haut. À partir de là, de belles dynamiques en ressortiront. C’est une nécessité, car le respect des classes populaires ne va pas de soi, c’est l’enjeu d’une lutte aussi vieille que la presse.
Texte par Nassim
Dessin par Flora
Cet article est extrait du Numéro 66 du Journal La Brique, publié le 11 avril 2022
1. France 2, « Envoyé spécial - des vies sur le fil à la CAF de Roubaix », 9 janvier 2014.
2. W9, « Enquête d’action - Lille, Roubaix : le Nord sous haute tension », 5 septembre 2014.
3. Le Figaro, « Islam : à Roubaix, « l’idéologie politique » a gagné un quartier », 9 septembre 2018.
4. Nord Éclair, « Guillaume Delbar : "On a donné beaucoup d’opportunités de parler de Roubaix différemment" », 13 décembre 2019.
5. Société Coopérative Ouvrière de Production, Hubert Knapp, « L’Alma-Gare à Roubaix : quand les habitants prennent l’initiative », 1979.
6. Ghislaine Buffard, « Roubaix, la nouvelle face du Pile », 2020.
7. De Jules Guesde, député socialiste de la 7e circonscription de Lille dont le principal centre urbain était Roubaix. Le guesdisme est un courant socialiste révolutionnaire, rival de la tendance incarnée par Jean Jaurès, plus réformiste.
8. Habitations à Bon Marché, ancêtres des HLM.
9. Via les Comités Interprofessionnels du Logement (CIL) dont le premier est né à Roubaix en 1943.
10. Créé en 2005. ce média en ligne se donne pour objectif « de raconter les quartiers populaires et de faire entendre leur voix dans le grand débat national ».
11. Agence d’informations et de formation. Implantée partout en France, elle avait vocation à former des jeunes issus des quartiers populaires au journalisme, et donner un autre traitement médiatique de ces derniers. Lancée en 2020, elle est liquidée en 2021.