« Les choses ne restent pas ce qu’elles sont »
Montée initialement – en trois jours – pour le festival Les mauvais jours finiront, reportée pour cause de Covid, la pièce a finalement été jouée le mardi 8 juin dans le décor spectaculaire du jardin des plantes à Lille sud, par un ensemble de 15 comédien.nes. Une allée de pierre fait office de sièges, un pont avec une sorte d’autel, au fond de l’allée, figure les remparts où se battent les prolétaires et les salons où s’affairent les bourgeois. Tout au bout de la perspective, le bâtiment majestueux du lycée Baggio, dont on prend soudain conscience quand un des personnages nous parle d’occupation des lieux publics, nous rappelle que l’idée de ce spectacle est née pendant l’occupation du théâtre Sebastopol par les interluttant.es. À l’arrière-plan, des passant.es, des joggeurs, un piètre saxophoniste et d’autres petits faits incongrus apportent un contre-point discret, comme dans un vieux film comique.
La mise en scène, très dynamique, mélange les styles : scène comique de bourgeois.es qui fuient la capitale sous l’effet de la menace rouge, danse des prolétaires ayant brisé leurs chaînes, conversation entre une militante et une boulangère où la question des rapports entre travail intellectuel et manuel se trouve posée, scènes chorales, comédien.nes disséminé.es dans le public, où c’est parfois l’effet comique du bordel inorganisé qui ressort, parfois au contraire le sérieux et la grandeur des paroles qui frappent. D’un côté, quelques figures bouffones (Thiers, Bismarck… ) sont identifiées et moquées. De l’autre, c’est la masse non pas anonyme mais sans cesse changeante du peuple. Leçon très fidèlement communiste : l’histoire n’est pas faite par les grands personnages, mais par les masses. La pièce qui, à la lecture, pouvait sembler pesante, devient vivante, et des phrases que nous avions mal lues s’imposent à nous, avec cette brutalité et cette concision qui caractérisent Brecht : « je ne parle pas de toi et de moi, je disais : nous. Nous, c’est davantage que toi et moi ».
La pièce approche de la fin. Une comédienne se tourne vers le public et s’adresse à nous : « Et si nous sommes abattu.es ce sera à cause de notre douceur. Instruisez-vous auprès de l’ennemi ». Et l’on se prend à craindre d’être encore bien trop doux et douce pour ce monde.
« Affrontez la violence du monde / Avec une violence encore plus grande »
Brecht, le dramaturge communiste allemand, écrit les Jours de la Commune en 1949, à son retour en RDA.
La question principale de la pièce porte sur la violence révolutionnaire. La Commune tient ferme à ses principes : ne pas s’engager dans une stratégie de la terreur, ne pas reprendre les méthodes (exécution d’otages) dont font preuve les ennemis. Delescluze, délégué à la Guerre, le dit dans les mots de Brecht : « Réfutez cette vieille idée que la justice a besoin du sang ». Il ne s’agit pas ici d’une question morale. La question est celle de la séparation : comment les « nouveaux temps » peuvent-ils mettre fin au monde ancien ? La vertu peut-elle triompher par la seule force de l’exemple ? Faut-il se résoudre à créer le nouveau monde avec les moyens de l’ancien, au risque, bien avéré (en 1949, on appelle ça l’URSS), de finir par recréer l’ancien monde par contamination ? Brecht a manifestement fait son choix : « Je croyais que nous ne voulions pas nous salir les mains ? demande un personnage. « Oui. Mais dans ce combat il ne peut y avoir que des mains sanglantes ou des mains coupées. » Puisse cette leçon nous servir.
Maxime Séchaud, metteur en scène : « Le texte parle de ce qu’on vit dans un mouvement social »
LB : Pourquoi mettre en scène cette pièce, pourquoi maintenant ? Comment ça s’est fait ?
M : J’avais déjà monté cette pièce (à l'arrache) il y a deux ans, à Vieille-Église (62), près d’Audruicq, où se trouve ma compagnie, le Théâtre de l’ordinaire. Cette pièce n’est jamais jouée. Moi j’aime beaucoup Brecht (j’ai déjà mis en scène les Fusils de la mère Carrar). Mais aujourd’hui, les gens préfèrent ses pièces moins didactiques. « Didactique », pour les gens de la « culture », c’est un gros mot. Le didactisme pour beaucoup reste trop direct, pas assez décalé, pas assez esthétisant. Presque plus de l'ordre du tract politique que d'une « oeuvre ».
Anniversaire de la Commune oblige, j'avais très envie de proposer quelque chose. Le Festival Les mauvais jours a accepté la proposition. Et on a refait ça ici à Lille, dans des conditions compliquées par le covid, avec des personnes qui prenaient part à l’occupation du théâtre Sebastopol. Il y a plusieurs comédien.nes dont c’était la première expérience théâtrale. L'idéé etait de monter la pièce en très peu de temps (environ 3 jours)
LB : Qu’est-ce qui te plaît dans cette démarche ?
M : Il y a une beauté de l’éphémère et de l’inachevé. Travailler à l’arrache, ça donne des résultats généreux. Un collectif se crée temporairement. Il y a des maladresses, c’est sûr, mais c’est beau, c’est vivant. Après, ça n’a de sens que si c’est fait une fois.
Il y avait aussi le fait de jouer en plein air (et pas dans la rue, avec les codes du théâtre de rue, ce qui aurait demandé un autre travail). Ici l’extérieur amène du volume : on a un hôtel de ville avec le lycée Baggio au fond, on a ce pont pour les remparts… Sur scène au contraire il y a des effets de zoom, les maladresses se voient davantage, ce n’est pas pareil.
J’aime bien les concerts punks. Tu connais 3 accords et pam, tu joues. Comment refaire ça au théâtre ? Comment avoir cette énergie ? Entre les répétitions, la recherche des financements… il peut se passer 2 ans ! Ça m’est arrivé d’abandonner pleins de choses à cause de ça. Pour moi, monter de temps en temps des pièces à l’arrache (je fais ça une fois par an), c’est retrouver un peu cet esprit.
LB : Qu’est-ce qui t’a plu dans le texte ?
M : Le regard d’une famille sur un événement qui est beaucoup plus gros qu’elle. On a une entrée. Il y a beaucoup de choses que nous, militant.es, on reconnaît : les AG, la question de la violence. Mais aussi la question de savoir ce qu’on fait une fois la fête passée : on a repris les canons, bon, et ensuite ? Et puis la question de celles et ceux qui ne font pas partie de la fête : c’est la scène avec la vendeuse, la discussion entre la militante et la vendeuse indifférente à l’événement et qui veut juste s’en sortir. Ça, pour moi, ça a résonné .
Un peu comme quand tu sors d'AG ou d'actions et que tu te dis : « enfin ça bouge »… et que là tu reviens au « réel » et que tout est comme d’habitude… tu penses … il y a encore du taff !
Mais il n’y a pas que ça. Et c’est pour ça que j’aime bien Brecht : tu as l’histoire de cette famille, avec les deux frères dans un camp opposé, qui ne se comprennent pas. Tu as des scènes comiques. Il y a tous ces moyens de rechopper des gens qui pourraient se perdre dans les discours. C’est ça qui me plait, ce mélange : le passage d’un texte très politique à des choses comiques, dans la même pièce.
LB : Pour toi, en quoi c’est un acte politique de monter cette pièce ?
À Audruicq, il y a deux ans, on avait joué la pièce dans un cadre très différent, avec un public majoritairement non-politisé. Pour moi là c’est vraiment politique. On avait d’ailleurs adopté une forme plus participative, plus immersive, on amenait les gens au cœur des AG de la pièce. Mais ça s’accompagne d’un travail au long cours (je bosse là-bas depuis 14 ans maintenant). C’est cette durée qui permet de percevoir certains effets : la politique c’est aussi un travail à long terme. À Lille, c’était surtout une occasion de se rassembler. Moi c’était la première fois que je faisais du théâtre depuis 1 an et demi, et c’était assez semblable pour la plupart des camarades. Et c'était l'occasion de rendre hommage à cette révolution. Avec nos petits moyens.
Il y a aussi la question de la vigilance apportée aux imaginaires que tu renforces. J’ai par exemple fait pas mal de coupures, surtout dictées par le manque de temps, mais aussi par choix, notamment sur ce qui concerne les relations homme/femme, plutôt sexistes dans la pièce.
LB : Pourquoi a-t-on besoin de théâtre militant ?
M : Déjà, je constate qu’on en a beaucoup moins qu’avant, du théâtre militant. Même dans les grosses soirées de soutien, on n’en voit plus.
Je pense que c’est important parce que le théâtre propose du discours. Mais un discours qui va convaincre autrement qu’un livre ou un tract (ne serait-ce que parce que tout le monde ne lit pas). Et c’est aussi un instrument pour construire un imaginaire, ou au contraire pointer du doigt certains clichés qui sont véhiculés couramment.
LB : Il y a des camarades qui critiquent le côté bénévole de ta démarche. Tu en dis quoi ?
Je ne comprends pas la question. La contradiction supposée serait que dans le contexte de la lutte pour les droits des intermittent.e.s et de l'assurance chômage on ne peut pas justifier un travail bénévole ? Déjà, pour information, la réforme de l'assurance chômage met particulièrement à mal l'indemnisation des pigistes. Comment la Brique justifie dans un tel mouvement de faire un journal gratuit ? Ne met-elle pas à mal le régime des pigiste en montrant au patronat que c'est possible de faire un journal gratuitement sans payer ces salarié.e.s ?
Bon, mais blague mise à part, je crois comprendre qu'il y a ici deux questions : le rapport au temps et au salaire.
Déjà une bonne moitié des personnes présent sur scène ne sont pas comédien.n.e.s de métier. Pour certain.e.s c'était leurs première fois sur scène. Nous ne sommes pas venus faire ce projet dans un cadre professionnel mais militant. Je n'ai jamais été payé pour un travail militant ( je sais que c'est une réalité pour des élus ou certains syndicat mais c'est bien ce que je combats).
Alors pourquoi poser la question ? Parce que c'est du Théâtre ? La Brique a fait des dizaines de soirées de soutien depuis sa création. On a jamais posé la question à celles et ceux qui ont fait des concerts si leurs démarches craignaient de venir jouer gratos.. si ?
Le spectacle était sauvage. Dans un cadre sauvage. Sans compagnie et sans structure. Si ça avait été monté dans un cadre professionnel, avec que des professionnels et une structure qui en tiré un avantage (billeterie, réputation, etc.) c'est un problème. Mais là le cadre est différent.
J'ai plus l'habitude qu'on me pose la question inverse. Sur le fait que d'habitude je peux recevoir de l'argent pour faire quelque chose qui ne devrait pas rentrer dans le monde marchand. Et je suis également critique de ce côté là. Sur les problématiques de la professionnalisation de l'art. Mais que voulez-vous. En attendant le grand soir, c'est le boulot le plus cool que j'ai trouvé.
Ensuite j'ai cru comprendre que ça pouvait être problématique si des « financeurs » voyait que c'était possible de faire des spectacles en si peu de temps.. etc.
Bon alors déjà si des financeurs viennent à des soirées hommage de la Commune dans des festivals « libertaires » c'est que le monde a un peu changé.
Et il appartient à chaque démarche artistique de travailler dans le temps qu'il trouve nécessaire et qu'il à besoin. Fassbinder mettait 2 semaines pour monter une tragédie greque, Mouchkine met un an ou plus. Chacun sa démarche et ses envies. Et ce n'est surement pas à un financeur de le déterminer ou de fixer des règles. Et puis j'ai envie de dire.. si oui toutes les compagnies professionnels montaient des spectacles sur la Commune avec peu de moyens et jouaient dans tous les parcs de France, ça serait quand même vachement chouette.
Encore une fois, ce type de texte, on ne le voit pas sur les scènes. Brecht oui, mais pas ça de Brecht. Alors on fait quoi ? On le joue jamais ?
LB : Quels sont les effets du covid sur les compagnies ?
M : Il y a plusieurs situations à distinguer : les gros théâtres subventionnés, qui vont plutôt bien, les petites structures subventionnées, et puis les théâtres privés. Les économies sont très différentes et pour beaucoup c'est déjà très compliqué. De plus le covid a créé un embouteillage : il y a parfois 3 ans d’attente pour jouer dans certains théâtres ! Tu fais quoi pour vivre pendant ces 3 ans ? Pour l’instant ça reprend juste. C'est donc difficile de faire l'état des lieux Mais il n’est pas exclu qu’il y ait une hécatombe d’ici un an et qu’il y ait vraiment 1/5e, 1/3, des intermittent.e.s qui arrêtent. Surtout avec la réforme de l’assurance chômage qui s’ajoute à cela.
Q : Et la lutte contre cette réforme ?
M : Ça va pas fort. D’abord, on s’est trop enfermé.es dans le théâtre. L’endroit nous a servi de QG, il s’y est passé des choses super. Mais parfois la logistique du lieu nous a enfermé dans quelque chose de contre productif et nous avons pas assez tourné nos actions vers l'extérieur. La réforme de l'assurance chômage concerne tout le monde. Les chomeurs, précaire et intermittent.es ne peuvent pas porter le mouvement seul.es. Il fallait une grève massive. Dans deux semaines [nous sommes le 16.VI], un million de personnes va subir la réforme de l’assurance chômage. Et après, ça sera les retraites, et puis quoi ensuite ? Le smic ? Je ne comprends pas l’inaction des grosses centrales syndicales.
Dans la Grange de Vieille-Église, cet été, Maxime Séchaud présentera l’État de siège de Camus (« une ville confinée qui glisse doucement vers le fascisme ») et On ne paie pas! on ne paie pas ! de Dario Fo et Franca Rame.
1. Taper (pas trop fort) Macron + Libération + Versailles