En 2014, Martine Aubry se représente pour un troisième mandat et fait du logement une de ses priorités, au même titre que l'emploi et la sécurité. Les projets urbains sont légion dans le projet socialiste. Ils augurent pour Lille encore une paire d'années à ressembler à un brouillon de ville en quête de métropolité. Comme on n'est pas du genre à abonder béatement dans le sens du mouvement, on a voulu pondre notre propre esquisse de bilan. Décryptage de la politique d'Aubry en termes de logement.
Fives-Cail, Ekla-Life, Saint-Sauveur, Lillénium, Euralille 3000, Îlot pépinière, Porte de Valenciennes, ou encore le secteur des deux portes au sud de Lille, aucun quartier n'est épargné : Lille est un chantier permanent. Tous ces projets ont comme point commun de promettre aux lillois.es la construction de logements et de surfaces commerciales de qualité. En parallèle, les surfaces vides, mêmes neuves ne manquent pas. Faut-il alors (vraiment) bétonner toujours plus ?
La vacance, ce fléau
Le nombre de logements vides en 2019 a de quoi faire flipper : 11 millions en Europe, 2,9 millions en France et 48 000 sur l'ensemble de la MEL. Lille se taille ici la part du lion avec 18 640 maisons ou appart' sans occupants, soit trois fois plus que le nombre de personnes à la rue ! Pour les surfaces commerciales et les bureaux, c'est tout aussi délirant : la MEL compte 241 364 m² de surface vides1 fin 2018. À titre de comparaison, Euralille c'est 213 000 m² à la même date pour le centre commercial et les bureaux des tours alentours2. L'immobilier tertiaire (commercial ou d'entreprise) est souvent un pur produit de spéculation où tout espace, même resté vide, compte comme commercialisé dès qu'un investisseur l'a acheté. Ainsi, il n'est pas rare qu'une zone de bureau soit vendue, puis revendue bénéfice à la clef, sans avoir jamais été occupée. C'est d'ailleurs un placement très rentable : le marché lillois est le second en province derrière Lyon. En résumé, la municipalité et ses aménageurs accompagnent et financent un marché de bureaux voués, pour une bonne part d'entre eux, à rester vides.
Mais pour qui construit la mairie ?
Depuis l'arrivée de Martine Aubry à la mairie de Lille, les loyers comme les prix à l'achat ont littéralement explosé (ils ont été multipliés par deux entre 1998 et 2008). Alors que Madame la maire se pavane dans les médias locaux et nationaux en criant sur tous les toits que « notre ville a gardé les catégories populaires », elle a porté avec son équipe et leurs partenaires promoteurs immobiliers des milliers de nouvelles constructions qui ont accéléré l'augmentation des prix du logement.
Deux tiers des logements construits atterrissent sur le marché privé : la moitié en accession sociale à la propriété, l'autre moitié livrée à la « libre » concurrence. Sur ce dernier segment fleurissent les « produits de placement » financiers, destinés aux investisseurs particuliers en quête de rente locative et/ou immobilière. Les trois quarts des appartements en accession « libre » sont ainsi achetés par des cadres et professions intermédiaires. Le PS et sa clique pave donc la voie à la marchandisation du secteur résidentiel, qui fait du logement un objet de concurrence acharnée dont les moins riches et les moins stables professionnellement sortent perdants. L'intervention municipale privilégie les intérêts des entreprises intervenant aux différentes étapes de la production, et de ceux qui tirent leur profit de nos loyers, au détriment du droit fondamental au logement pour tou.tes.
Quatre-vingt-cinq pourcents des nouveaux logements privés sont destinés à la location. Autant dire qu'on est bien loin d'un projet politique qui aiderait le plus grand nombre à accéder à un logement décent. Il faut dire que le marché locatif n'a jamais été aussi juteux. Pour près de 14€ par mètre carré par mois, les proprios-bailleurs peuvent profiter des prix parmi les plus élevés des grandes villes de France3. Et c'est encore plus délirant pour les studios et T1 où l'on atteint une moyenne de 16€/m2 pour l'ensemble de la MEL (près de 17€/m2 sur Lille, en zones 1 et 2)4.
A ce compte-là, c'est peu dire que la mairie et les businessmen du logement sont parmi les premiers responsables de la pauvreté galopante qui touche bien des étudiant.e.s, retraités à petite pension et autres mères célibataires ! La bonne volonté de la ville pour encadrer ces loyers laisse elle aussi à désirer (voir l'encadré).
Du logement, du logement... Du logement social (traître) !
Mais alors, comment nos petit.e.s baron.ne.s socio-démocrates arrivent-ils encore à se faire passer pour les fidèles serviteurs de leur population ?
La réponse tient en trois lettres : HLM. En fixant fin 2009 un objectif d'un tiers de logement social dans chaque nouvelle opération d'immobilier résidentiel, la Métropole Européenne de Lille serait à la pointe de la justice sociale en matière de logement.
En réalité, le logement réellement social (appelé PLAI) ne représente que 8% de chaque nouvelle opération de construction5, et c'est ce type de logement que les opérations de démolition de la rénovation urbaine détruisent le plus largement. Une fois que l'on fait le bilan total des HLM construits moins ceux qui ont été détruits, on se retrouve en 2015 avec 123 logements sociaux de moins qu'en 2005 ! Résultat : il y avait en 2018, 31285 logements sociaux soit 22% du parc total de logements alors même que 70% des lillois sont éligibles au logement social ! Rajoutez à cela le manque criant de grands logements6 qui contraint de nombreuses familles en situation de précarité à louer des T1 et T2 dans le parc privé (indigne) et vous avez une idée du tableau que cachent les discours élogieux sur l'action publique locale.
En fin de compte, les nouveaux appartements sont tellement chers (près de 3000€/m2 en moyenne) que seuls les plus riches peuvent y prétendre. Le résultat de cette politique de construction tous azimuts porte un nom : la gentrification. Sous l'ère Aubry, la montée des prix des logements récents, privés comme sociaux, a progressivement repoussé les classes populaires hors du cœur de Lille.
« Tu verras, Wazemmes, c'est populaire »
Si la gentrification est bien plus avancée aujourd'hui à Wazemmes qu'à Moulins, c'est que le mouvement s'y est engagé beaucoup plus tôt. La carte du milieu montre que dès 1999, au nord-ouest, deux îlots sont majoritairement peuplés par des cadres et professions intermédiaires. Pour Wazemmes, Lille 2004 a donc plutôt été un accélérateur que le véritable déclencheur du remplacement des classes populaires par des couches sociales bien plus aisées.
À Moulins la dynamique s'installe bien plus tardivement. Les opérations impulsées par la mairie Mauroy dans la décennie 1990 avec le déménagement de la fac de droit ont échoué à y attirer les étudiant.es et les classes moyennes. C’est par la place du Carnaval que les cadres et professions intermédiaires font réellement leur entrée dans la population moulinoise, avec l'opération « Résidence du Soleil intérieur » qui remonte à... 2004 (tiens, tiens...) ! Arrivent ensuite la résidence Land'Art, la Maison Folie, le Flow, le nouveau marché b(i)obo de la place Vanhoenecker et le collège Miriam Makeba en 2015 avec sa classe à horaires aménagés musique et le Concert d'Astrée en résidence permanente. Il aura donc fallu les efforts combinés de la ville, l'Union européenne et la Fédération des promoteurs constructeurs du Nord, qui au passage fait partie des principaux financeurs de l' « œuvre d'art » de la Place du Carnaval au nom obscur : « InfraMoulins le chemin lumineux ».
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L’inefficace encadrement des loyers ? Une mesure était présentée comme la solution à l'explosion du prix des loyers à Lille : l'encadrement des loyers. Bien qu'il s'agisse d'un encadrement et non d'une baisse des loyers déjà beaucoup trop chers, celui-ci s'est avéré des plus éphémères. En gros, la mesure venait définir le montant médian du loyer à Lille selon la typologie de logement (les studios et T2 sont plus cher au m2 que les grands logements) et obligeait le propriétaire à ne pas dépasser un certain loyer. |
Est-ce mieux dans le logement social ? D’après les chiffres de la Fondation Abbé Pierre, en 2017 pour le département du Nord on compte 4774 décisions d’expulsions émises par un juge7. Ramené à la ville de Lille, ce nombre représente dix expulsions par semaine et quarante ramené à la MEL. Les chiffres précis d’expulsions par les bailleurs (anti)sociaux sont inaccessibles. Une personne sur deux qui sollicite des assos de locataires loue un appartement chez ces mêmes bailleurs. Ces locataires y viennent principalement pour deux types de problèmes : une procédure d'expulsion ou l'état lamentable de leur immeuble8. La pression financière sur les bailleurs sociaux s'est accrue sous Macron : baisse des APL et des loyers, obligations de rentabilité accrues, baisse des aides à la construction, entre autres. Cette politique doublée de la précarité grandissante des locataires mène à cette triste hausse... Les plus récemment construits le sont à la va vite, livrés avec les malfaçons du promoteur-constructeur brouillon : fissures, chauffage défaillant, fuites et infiltrations... |
La grenouille, MaTt et Oncle Archibald.
Cartographie par La grenouille et Sarah
1. Article « Évolution prévisionnelle du taux d'inoccupation des immeubles de bureaux de 2006 à 2019 » sur statista.com.
2. Site de la SPL EURALILLE.
3. Lille est deuxième derrière Nice au classement des villes de province les plus chères à la location CLAMEUR, « Loyers de marché 2017. Dans le détail classement par ville ».
4. Observatoire des loyers, ADIL.
5. Pour plus de détail sur le sujet voir « Le logement pour les nuls : Logement social pas très social » dans La Brique n° 54, « L'erreur est urbaine ».
6. MEL, « Diagnostic intermédiaire du troisième Programme Local de l’Habitat de la Métropole Européenne de Lille », octobre 2019, p.36.
7. Voir article de La Voix du Nord : « Expulsions l'heure de la trêve sonne sur fond de procédures en hausse »
8. Voir à ce sujet « Averse chez l'habitant » dans La Brique n°57, « Parce que c'est notre rejet ».