Macabre Toussaint. Chute des températures, jours écourtés, ciel maussade. Tandis qu’une majorité s’empresse de regagner son chez-soi, les médias se remettent à traiter d’un sujet qui leur avait échappé depuis de longs mois maintenant : les sans-abris. Souvent absent.es des radars journalistiques, les sans-abris sont pourtant bien présent.es dans nos rues toute l’année. Errance en terrain nocturne pour ce premier épisode d’une série dédiée à la situation et aux spécificités des personnes à la rue à Lille.
Avec le départ des dernier.es client.es et la fermeture du supermarché, plusieurs options se présentent aux sans-abris. Soit elles continuent à faire la manche en faisant le tour des bars. L’alcool inclinant les gens à donner plus, ou à être plus violents... Car certains coins, réputés plus rentables, sont aussi plus dangereux.
Soit elles cherchent un lieu chaud où passer la nuit. Pour les personnes n’ayant pas d’endroit où dormir, il existe le 115, numéro national départementalisé d’urgence et d’accueil des personnes sans-abri. Gratuit et accessible 24h/24, il oblige néanmoins à avoir accès à un téléphone chargé - une contrainte de plus quand on est à la rue - et de ne pas être trop pressée…
Du 115 au Parvis Saint-Michel
Après la musique d’ascenseur et 40 minutes d’attente vient le temps des questions : nom, prénom, âge, quartier habituellement fréquenté, possession ou non d’un chien, tout y passe. Et ce « dans le but d’assurer le meilleur suivi possible. »1 Mais les places manquent à Lille comme dans ses environs. La Métropole européenne de Lille ne compte que 27 CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale). Si certains peuvent loger jusqu’à 200 personnes, la plupart ne propose qu’une quarantaine de places. Faute de lits, et dans l’espoir de trouver un lieu chaud où dormir, les sans-abri sont souvent forcé.es de se tourner vers la halte de nuit.
Lieu ouvert en 2011 par « l’Association Baptiste pour l’entraide et la jeunesse », l’ABEJ SOLIDARITÉ du parvis Saint-Michel permet un accueil d’urgence à toute personne s’y présentant. Pour pouvoir y dormir, pas de coup de fil à passer. Il faut s’y rendre directement pendant les horaires d’ouverture, entre 21h et 8h du matin. L’accueil se fait officiellement sans condition mais là-encore, le manque de place oblige le personnel à opérer une sélection. La halte ne comporte que quatre salles de repos, une pour les femmes et trois pour les hommes. Ce qui permet de recevoir en tout et pour tout une dizaine de femmes et une quarantaine d’hommes. En 2018, ce sont 317 personnes différentes qui ont été accueillies à la halte. Le lieu est censé permettre de rester, au moins le temps d’une nuit, dans un lieu de repos plus sécurisé que la rue et ses agressions fréquentes.
Et même s’il arrive que des disputes éclatent entre hébergé.es, les appels au 17 sont extrêmement rares relate Romain, éducateur à l’ABEJ : « Ça ne se passe pas toujours très bien alors on évite. S’il y a un problème qu’on a du mal à gérer, on appelle le SAMU. Il nous arrive quand même d’attendre les secours pendant 45min pour des cas urgents. Les flics, c’est vraiment en cas de pépin ».
Avoir à squatter
Il n’est pas rare qu’après avoir connu bien des galères en foyer, certain.es tentent de trouver un autre lieu où passer la nuit. Une fois balayées les options d’hébergement d’urgence, canapés des copain.es, auberges de jeunesse trop chères, un des derniers recours reste peut-être celui de trouver un endroit où squatter. Romain raconte « Certains essayent pendant deux semaines de trouver un logement en location sur le Bon Coin avant de se rendre compte qu’aucun proprio ne les acceptera. Du coup ils tentent le squat ». Un squat bien différent de ceux que certain.es militant.es peuvent connaître. Il n’y a souvent ni eau, électricité ou chauffage (même si ce n’est pas systématique). Les bâtiments sont insalubres, les hangars ouverts aux vents.
Beaucoup de squats sont en fait occupés par des personnes qui disposent de peu de connaissances juridiques et techniques. Pas toujours préparés à la répression et au réveil matinal de la flicaille, leurs habitants sont plus prompts à se faire vite expulser. Ou, comme nous l’explique Romain, à se faire eux-même squatter, faute de logements verrouillables : « Un couple avait ouvert une maison et dormait à l’étage mais des gens ont fini par le remarquer et ont commencé à venir se shooter au rez de chaussée. Le couple flippe beaucoup la nuit car ils entendent les gens en bas ».
Pour celles et ceux qui ne squattent pas le bâti, trouver une interstice urbaine dans laquelle s’immiscer relève parfois du parcours du combattant. Pas toujours évident de réussir à trouver un endroit où poser son carton ou sa tente. Ni de fermer l’œil dans un local poubelle, un renfoncement de bâtiment, un abribus, un parc ou sous un pont. Sans compter que la multiplication des zones de réaménagement urbains de ces dernières années a largement réduit les lieux où se mettre à l’abri des regards. Et l’aménagement de nos villes et espaces, à commencer par le mobilier urbain pensé pour repousser les sans-abris hors de notre vue, rend ces endroits plus difficiles à dénicher. Qu’il s’agisse des bancs individuels avec un accoudoir en plein milieu, des bancs ondulés, des boulons fixés aux sols pour empêcher de s’y allonger, d’une gare comme Lille Europe constamment ouverte aux vents, beaucoup d’énergie semble dépensée à les empêcher de trouver un endroit où dormir.
Et même une fois un petit coin retrouvé, toutes ces solutions continuent de maintenir en situation de vulnérabilité face à des passant.es venant les déranger, agresser ou voler durant leur sommeil. « J'avais pris la pluie, j'étais trempé et des riverains des résidences voisines avaient détruits ma tente avec toutes mes affaires dedans. » nous rapporte Olivier, sans-domicile fixe.
Reste que la rue n’est pas toujours qu’un endroit rempli de galères. Parce qu’elle devient le lieu où tout ou presque se vit, elle offre aussi la possibilité de se poser avec sa bande de potes, de croiser une maraude, d’échanger. Certains groupe de personnes sans-abris s’organisent même en « camps » généralement en périphérie des villes. Olivier décrit : « Elles plantent leurs tentes en groupe et font parfois des repas collectifs avec la manche ou l'ensemble des maraudes. Mais c'est de plus en plus difficile à faire car des groupes de gens lambda et des flics nous virent de partout. Ils contrôlent les identités, disent de la merde, puis nous disent que si nous ne sommes pas parti.es dans une heure, toutes nos affaires iront à la poubelle.»
« Souriez...bougez, vivez transportées »
Violente et sexiste, la dite gestion des sans-abris par Ilévia (anciennement Transpole) a évolué ces dernières années. Olivier en témoigne : « Certaines personnes arrivent à s'enfermer dans le métro le soir. Mais on est réveillé à coups de pieds le matin à 5h. Comme ma pote à qui on a dit après des coups de pieds à la tête "Oh excuse moi je n'avais pas vu que tu étais une fille". »
Jusqu’à peu, Ilévia avait une équipe « errance » qui s’occupait des personnes considérées comme squattant leur réseau. La multiplication des heurts et tensions entre « l’équipe errance » - visiblement plus fan de contrôle que de travail social - et les sans-abris a finalement conduit le service de transport à externaliser ce type de mission. Aujourd’hui Ilévia finance deux postes de maraudeurs transports à l’ABEJ. Ce qui n’est pas sans maintenir quelques appréhensions auprès des sans-abris. Car l’immense majorité des contrôleurs continuent à les dégager à coup de démonstrations virilistes ou d’amendes visant à éviter les regroupements. Ilévia n’hésite pas non plus à utiliser ses caméras pour repérer le plus rapidement possible les gens qui commencent à s’installer. Quand on sait qu’au bout de 6 amendes pour la même infraction en 12 mois, cela se transforme en « infraction d’habitude », une infraction pénale à part entière qui fait risquer 7 500 euros d’amendes et 6 mois de prison ferme, on s’interroge… Un pas de plus vers le plus beau des endroits où cacher celles et ceux qu’on ne veut plus voir ?
La prison n’est que l’étape finale d’une violence journalière exercée sur les personnes à la rue. Qu’elles soient physiques ou psychologiques, ces violences sont nombreuses et peuvent sembler sans fin. Celles-ci feront l’objet d’un prochain article...
Gabrielle Declercq & Jack Black
1. « Hébergement : la machine infernale », La conquête de l'espace, La Brique, n°49