La destruction de la dernière barre d’immeubles du grand ensemble du boulevard de Strasbourg (BDS), nommée Marcel Bertrand a débuté1. Cette résidence gérée par Lille Métropole Habitat (LMH), mise à nu, dévoile ce qu’a été l’intérieur des maisons de plusieurs centaines de familles. La destruction est donnée à voir comme un spectacle. Une mise en scène qui a commencé le 10 septembre dernier par l’inauguration du premier coup de pelleteuse et qui s’est terminée silencieusement en décembre.
Les habitant.es profitent de ce temps long pour faire le deuil de plusieurs dizaines d’années de souvenirs. « Ah ! Ils ont presque atteint ma maison. Bon… cet après-midi ils auront commencé à le faire c’est sûr. Je repasserai pour voir », nous confie une ancienne habitante croisée au bas de la barre. Comme d’autres, elle vient regarder se défaire à coups de pelleteuse son ancien « chez soi ».
Les « grands ensembles » n’en finissent pas de s’effondrer
La résidence Marcel Bertrand est presque un cas d’école du relogement des habitant.es des grands ensembles de quartiers populaires. Marcel Bertrand, c’est l’un des trois bâtiments édifiés en 1961 sur le boulevard de Strasbourg. À l’époque de leur construction, les grands ensembles suscitent l’engouement des urbanistes et décisionnaires politiques. On y voit l’espoir d’une nouvelle façon de vivre, adaptée à l’augmentation rapide de la population urbaine. Il fut de courte durée. Dès les années soixante-dix et la crise naissante du logement, l’espoir suscité par ces nouvelles habitations se ternit. Elles deviennent dès lors un espace de relégation des populations les plus pauvres et surtout immigrées.
À Marcel Bertrand comme ailleurs, on a fini par loger les populations les plus précaires. Le bâtiment est mal entretenu depuis plusieurs dizaines d’années. Un témoignage recueilli en 2014 le pointait déjà : « On vit mal ici. C’est la souffrance. Je suis ici depuis 1976. L’ascenseur est continuellement en panne. J’ai soixante ans, j’habite au septième étage. S’il y avait eu des travaux, ça se verrait, non ? Dans mon logement, j’ai des problèmes d’humidité. Ça vient de la façade. LMH me dit d’ouvrir les fenêtres ! Et le chauffage alors ? ».
En 2013, la ville de Lille annonce la destruction de la résidence. Elle entre dans le plan de rénovation de la première vague de l’ANRU 2. La vétusté des lieux, faute d’entretien, pose un réel problème. Le relogement d’habitant.es aux quatre coins de la métropole en pose un autre : il fait éclater d’anciennes solidarités de voisinage forgées par des années de proximité et de solidarité entre habitant.es.
La municipalité ne met d’ailleurs jamais autant de moyens pour les habitant.es qu’au moment de les reloger. Le processus de relogement est long. Pour certaines familles, il dure jusqu’à trois ans. L’enjeu théorique est d’améliorer les conditions de vie des habitant.es. Cependant, à Lille, le parc de logements sociaux n’est pas adapté aux réalités économiques et démographiques des résident.es des classes populaires. Les nouveaux logements sociaux sont taillés pour des couples avec peu d’enfants, susceptibles de payer un loyer souvent plus élevé que le tarif moyen d’un logement social.
La mairie pleine de bonne volonté ?
« Martine Aubry ne s’attendait pas à ce qu’il y ait des gens avec le baccalauréat à Marcel Bertrand. Elle nous a pris pour des ignorants en venant nous voir. Elle pensait pouvoir nous négliger une fois de plus. » Face au mépris de classe de la mairie, les habitant.es s’organisent. Avec l’appui du « Collectif Accès »3 et de l’APU-Moulins4, les familles se voient accorder le luxe de visiter plusieurs logements. « Certaines en ont visités cinq, c’est presque du jamais vu ». Effectivement, quand on est résident.e du parc social, on a habituellement le droit de ne refuser que trois logements, sous peine de voir sa demande définitivement rejetée.
Par ailleurs, l’image du quartier devient progressivement un enjeu ambivalent, où se mêlent coups de gueule et cris du cœur, municipalité, associations et habitant.es. Des habitant.es affirment haut et fort que les conditions de vie dans le quartier n’étaient pas simples. « C’est nous, les locataires qui faisions la police. La police n’osait même plus venir ici » « Marcel Bertrand quand on est parti, j’ai dit ‘’plus jamais" ». Cette barre était associée à plusieurs noms. Les habitant.es osaient à peine se revendiquer de « BDS », « La Tour des Barres Colorées », etc. tant ces noms étaient assimilés aux trafics en tout genre, induisant leur lot de stigmates. Image largement alimentée par les médias à coups de reportages à sensation.
Des militantes de l’association « Avenir et enfance »5, vont s’intéresser aux habitant.es sous un autre jour que l’image racoleuse qui leur est en permanence associée. Neuf projets financés par la ville sont développés. L’un des plus connus s’est incarné à travers des portraits d’habitant.es sur les fenêtres de la barre. Elles montent par ailleurs une exposition dans une des antres municipales, la Maison Folie de Moulins « BDS, se souvenir des murs qui nous ont vu grandir ». Cette exposition mise sur une fierté retrouvée des habitant.es, tente de rappeler les bons souvenirs du quartier et mettent en avant les formes d’entraide entre les habitant.es. L’objectif affiché est de se défaire de l’image que les dealers collent à la peau des résident.es. « Il y avait des choses bien à Marcel Bertrand. Il y avait des gens bien, faut qu’on en parle », insiste un habitant.
On comprend que la construction d’une histoire positive de Marcel Bertrand soit un enjeu important pour les associations qui œuvrent pour l’empowerment des habitant.es des quartiers populaires. Néanmoins, elle l’est aussi pour la mairie, mais pour des objectifs sensiblement différents. Il s’agit surtout de faire oublier la mauvaise image qui colle aux habitant.es de BDS pour assurer leur intégration dans leurs nouveaux logements. C’est l’un des implicites de la Politique de la Ville : « marquetter » l’image des quartiers populaires pour redéfinir une population plus « intégrable » et favoriser l’arrivée d’habitant.es plus solvables qui fuit habituellement ce genre de quartier.
Conter l’histoire des quartiers populaires est une violence quotidienne à double sens. Une personne, avant de nous recevoir, nous avait prévenu « Vous voulez en dire quoi de Marcel Bertrand ? Je vous préviens, j’ai vécu dans la saleté plus de 20 ans là-dedans, vous me ferez pas dire que Marcel Bertrand c’était bien ! J’avais qu’une envie c’était de partir. ». Quand la vision angélique de ces quartiers laissés à l’abandon semble entrer dans la stratégie de gentrification – pardon, de « mixité sociale » – des pouvoirs publics, il n’en demeure pas moins que pour certain.es habitant.es, elle est une violence de plus.
Rédigé par Louise
Illustration de Clément
1. Nom qui fait référence à un géologue du XIXème siècle.
2. Agence Nationale de Rénovation Urbaine. C’est l’instance qui décide au niveau national des territoires à rénovée. Lire l'article sur l'ANRU 2 dans ce même numéro.
3. Collectif d’habitant.es se mobilisant pour l’accès au logement.
4. Atelier populaire d’urbanisme de Moulins.
5. « Avenir et enfance » est une asso active du quartiers Moulins