En janvier 2015, quelques lillois.es décident de créer à Lille un supermarché coopératif et participatif au slogan évocateur : « Superquinquin, le supermarché dont tu es le héros ». Ouvert en juillet 2016, ce supermarché propose une alternative à la grande distribution classique promouvant de nouvelles manières de consommer en s’appuyant sur l’autogestion. Si sur le papier l’idée est belle, les derniers échos de la SCOP nous ont fait saigner les oreilles.
Conçu sur le modèle de Park Slope Food Coop1 à New-York et de La Louve à Paris2, le principe du magasin repose sur la participation de ses client.es. N’importe qui peut y faire ses courses à la condition d’acheter une part sociale d’un montant de 100 euros (10 euros pour les étudian.tes et précaires) et de donner trois heures de son temps toutes les quatre semaines pour participer à la gestion quotidienne (réception des marchandises, achalandage, ménage, caisse, etc). Deux employées assurent la permanence de l’établissement.
Fondée sur le fonctionnement d’une société coopérative (SCOP), la structure repose sur une direction composée, comme dans n’importe quelle entreprise, d’une présidente, Geneviève Sevrin, d’un directeur général, Nicolas Philippe, et d’une assemblée générale (AG) à laquelle peuvent participer les membres. Les AG ont pour objectif de trancher les grandes décisions orientant la politique de Superquinquin. Des commissions spécifiques participent également de la gouvernance du supermarché sur des questions aussi diverses que l’éthique, la constitution de l’ordre du jour, la convivialité, etc.
Superquinquin : une alternative à la grande distribution ?
Commercialement, l’équipe instigatrice du projet propose des produits bio ou issus de circuits courts. Grâce à une marge bénéficiaire réduite à 20% (contre 40% dans la grande distribution) et à l’assise participative du supermarché, les produits y sont donc moins chers que dans la grande distribution. Superquinquin entend néanmoins rémunérer les producteurs.rices au plus juste tout en proposant des produits de qualité.
Pourtant, si le projet économique diffère des Auchan et autres Carrefour, l’équipe de direction de Superquinquin n’a pas mis bien longtemps pour renouer avec des pratiques de gestion critiquables.
La maison de la discorde
Les assemblées générales de Superquinquin sont, selon certain.es membres de la SCOP, peu conflictuelles. Seule l’ouverture le dimanche aurait jusqu’ici provoqué quelques remous.
Pourtant, lors de l’AG d’octobre 2018, les débats ont pris une tout autre tournure et provoqué l’ire d’une partie des présent.es.
En cause, le dévolu de la direction sur une maison où résident six colocataires – dont certain.es sont des coopérateurs.rices – dans le cadre du projet d’agrandissement de Superquinquin. Le projet prévoit de faire passer la taille des locaux de 300m2 à 700m2. La première option est de s’installer sur la friche de Fives-Cail. Elle est néanmoins abandonnée, trop chère, au profit d’un immeuble rue Pierre Legrand. L’achat de la demeure est censé permettre la construction d’une sortie de secours nécessaire à l’habilitation de cette nouvelle installation et la construction de nouveaux bureaux ainsi que d’une salle de convivialité. Sous le coup d'une convention ANAH (Agence nationale de l'habitat) permettant aux locataires d’accéder à un loyer modéré3, il est peu dire que la maison a été rachetée dans des conditions qui ne font pas gloire à l’ambition progressiste des créateurs.rices du supermarché.
Trahison, sacrifice de la démocratie interne, semble avoir présidé à la décision. Quoiqu’il en soit, celle-ci emporte des conséquences immédiates : les colocataires sont prié.es de plier bagage au 30 janvier 2019. Étrange lorsque les statuts de la SCOP défendent le « mieux vivre ensemble ».
Une décision sans concertation ?
C’est que la direction de Superquinquin est prête à tout pour croître, prise dans la logique d’expansion entrepreneuriale. Il faut revenir quelques mois en arrière pour saisir toute l’affaire. Au début de l’année, le directeur et les salarié.es sont invité.es à une soirée organisée par les colocataires. Des coopérateur.rices racontent : « naïvement et tout en confiance, les colocataires disent qu’en ce moment, ils sont en pourparlers avec le propriétaire pour renouveler le bail ». Le proprio veut alors relever le loyer, les colocataires parviennent non sans mal à un accord sur le renouvellement du bail qui entérine l’augmentation. Ils apprennent néanmoins quelques temps plus tard par le proprio qu’il vend la maison à… Superquinquin.
Ce rachat qui vient mettre à la rue les colocataires s’assoit par ailleurs sur la démocratie interne de l’entreprise. Une AG se tient au mois de juin. Si le projet de rachat de l’immeuble de la rue Pierre Legrand est bien évoqué, nulle mention d’un éventuel rachat de cette maison.
L’argument opposé par la direction à cette « discrétion » est l’incertitude qui plane alors sur le rachat effectif de la maison, étant donné le droit de préemption4 dont bénéficient les locataires sur la maison avant toute offre extérieure. Étrange argument, quand l’on sait que la maison est évaluée à 240 000 euros et que les locataires bénéficient d’un tarif social.
La rentabilité comme argument
À l’AG d’octobre, la direction la joue façon dirigiste. Certain.es coopérateurs.rices, dont les colocataires, prennent la parole pour s’opposer au projet. Selon certain.es coopérateurs.trices, la présidente et le directeur laissent entendre que « tout est encore ouvert », mais que le refus de rachat de la maison mettrait en péril la stabilité économique de Superquinquin. Du Margaret Thatcher dans le texte : à cette décision prise sans concertation qui bouleverse la vie des six locataires, on oppose le traditionnel TINA (« There is no alternative »5) qui gouverne le néolibéralisme depuis plus de trente ans. Une coopérante résume l’histoire par cette sentence qui parle d’elle-même : « le développement empêche l’autogestion ».
Et c’est dire si les voix minoritaires ont du mal à se faire entendre en AG. Lors de celle d’octobre, une participante fait une contre-proposition : si l’achat de la maison n’a pour objet que la construction d’une issue de secours, n’est-il alors pas possible de continuer à la louer aux colocataires jusqu’à ce qu’ils.elles décident de partir d’eux-mêmes ? À cette suggestion, la réponse du directeur est sans appel : « Ce n’est pas l’objet de la coopérative. C’est incompatible avec le projet, on va devoir utiliser des espaces qui deviennent indispensables pour la coop et puis on n'a pas vocation à être bailleurs ».6
L’expansion critiquée
Ce projet d’expansion interroge le coopérant que nous avons pu rencontrer : « cette volonté d’expansion, elle est vraiment questionnante. Eux justifient ça en disant c’est quoi le problème à New York ? Il y a 17 000 coopérateurs, mais déjà à 2 500 [objectif de la direction, ndlr], ça devient vite une usine, tu connais de moins en moins les autres coopérateurs ».
Lors de notre rencontre, ces militant.es proches des milieux écolos nous disent s’être embarqué.es dans l’aventure Superquinquin par conviction. Outre l’affaire de la maison, plusieurs évolutions les interrogent, quitte, pour certain.es, à se désolidariser du projet voire à rendre leur carte. C’est d’abord la logique d’expansion elle-même. « Pourquoi ne pas créer plusieurs petits Superquinquin à taille humaine? » s’interroge l’une d’entre elle.
La récente levée de fonds nécessaires à l’achat des nouveaux locaux suscite également la critique : chaque membre se voit proposer la possibilité d’investir dans le projet immobilier pour un montant minimal de 3 000 euros… rémunéré à hauteur de 2,5% par an - ou comment réintroduire la rémunération du capital.
Des coopérateur.trices qui n’y croient plus ?
L’introduction de logiques comptables fait déborder le vase de la critique. Récemment a été installé un tableau faisant le compte du nombre de coopérant.es et de l’argent recueilli pour le financement du projet via les cotisations.
Également, le projet d’installation d’une badgeuse qui permettra de savoir si les heures ont bien été faites risque – paraît-il – de faire jaser à la prochaine AG. Au fond, ce sont les raisons de l’engagement qui sont ici questionnées : « s’ils ont besoin de fliquer, c’est peut-être qu’ils ont vu qu’il y avait de l’absentéisme. Mais pourquoi ils ne se questionnent pas sur le sens de cet absentéisme ? C’est que les gens ne se sentent pas investis. Trois heures quand il y a 1200 personnes c’est difficile de créer un esprit de communauté ». Sans démocratie interne, ni convivialité, les coopérant.es interrogé.es ont une impression commune : que derrière leur engagement bénévole pour une cause se cache du travail déguisé.
Le cas de Superquinquin n’est pas un cas isolé, ces entreprises qui s’inscrivent dans l’économie sociale et solidaire ne riment pas nécessairement avec autogestion, avec relations de travail apaisées. Pris dans des logiques de compétitivité et de rentabilité, ces « entrepreneurs sociaux » façon Itier7 sacrifient, une fois n’est pas coutume, les idéaux politiques portés par l’idée des SCOP en invoquant les contraintes d’une économie de marché.
Omär
1. Plus vieille coopérative alimentaire étasunienne, elle compte 16 000 coopérateur.rices pour un chiffre d’affaires de 40 millions de dollars.
2. Créée en 2016 à Paris par deux américains, il s’agit de la première coopérative alimentaire en France. Elle compte à ce jour 3 000 membres.
3. Convention signée avec l’agence nationale de l’habitat permettant des loyers modérés.
4. Obligation légale de proposer prioritairement aux locataires d’une maison son rachat dans le cas où le bailleur souhaite vendre.
5. Il n’y a pas d’alternative.
6. Extrait de l’enregistrement de l’AG du mois d’octobre.
7. Christophe Itier est bien connu de La Brique. Ancien socialiste, ancien patron de la Sauvegarde du Nord, candidat malheureux aux dernières législatives sous l’étiquette macroniste, Macron lui a refilé un maroquin en le nommant Haut Comissaire à l’économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale. Voir La Brique, « Le talentueux Monsieur Itier », Printemps 2017.