Mardi 17 novembre, 6ème chambre du tribunal correctionnel de Lille, 14 heures. Le procès qui s’ouvre revient sur une verrue bien tenace de la capitale des Flandres : l’extrême-droite. Mêlant provocation au terrorisme et à la haine et violences racistes, il vise trois identitaires lillois et fait suite à la diffusion, en décembre 2018, du reportage « Generation Hate » de la chaîne Al Jazeera.
Pour ce reportage, un journaliste infiltre pendant six mois le bar La Citadelle, situé rue des Arts, à deux pas de l’Opéra de Lille. Il y rencontre alors la fine fleur de la fachosphère lilloise, dont Aurélien Verhassel, leader local de Génération identitaire. Ce qu’il y révèle est glaçant : saluts hitlériens, provocation au terrorisme, racisme pullulant et violences gratuites. Malgré la promesse d’Aubry de fermer l’établissement en décembre 2018 (1), le bar identitaire a toujours pignon sur rue. Il organise même, le 22 février 2019, une soirée « Al Jazeera », comme un pied de nez aux révélations du reportage. Sur leur site internet, une vidéo présente leur idéologie à coup d’islamophobie et de remigration (2). Pas de doute, on est au cœur de la droite extrême (3).
La foule ne se presse pas au tribunal (4). Les parties civiles n’investissent pas les bancs comme aux audiences hors confinement (Collectif contre l’islamophobie en France, SOS Racisme, Identité Plurielle, et la Maison des Potes). La salle d’audience mêle journalistes, curieux.ses et renseignements territoriaux (anciennement RG), sous la lumière blême des projecteurs. Démesurément haute et drapée d’une effrayante fresque murale abstraite, la 6ème chambre est à l’image du procès : sinistre et oppressante.
Le temps de s’installer, un RG – « écharpe violette » pour les habitué.es des manifs' lilloises - s’approche d’un des prévenus et tape la discut’ avec lui. Les renseignements viennent-ils soutenir leurs copains ? On n'oserait pas supposer qu'il y ait des connexions entre flics et identitaires... mais rappelons néanmoins que dans le docu, un des clients se présente comme policier. Ces flirts n’ont rien de nouveau : du temps de la Maison Flamande - ancêtre du bar La Citadelle, des indices laissaient déjà présumer des liens privilégiés (5).
« Un carnage, contre qui ? Une mosquée, n'importe quoi ! »
Les trois prévenus, la trentaine, ont la tête baissée (et rasée) et la voix mal assurée. À Rémi F., il lui est reproché d’avoir provoqué au terrorisme et agressé une adolescente d'origine maghrébine de 14 ans. Il est défendu par Eric Cattelin-Denu (6), pas n'importe qui, puisqu'il était tête de liste du Rassemblement national à Lille en 2020. Il compte notamment parmi ses clients Claude Hermant (7).
Le procès débute par le visionnage de certains extraits du reportage. Apparaît Rémi F. dans la cour du bar La Citadelle. Il déblatère : « Le jour où j’ai une maladie incurable, mec, j’achète une arme et je fais un carnage. Quitte à mourir de ma maladie, autant me faire fusiller par les flics ». Le journaliste infiltré demande alors, « un carnage, contre qui ? ». Il répond : « Une mosquée, n’importe quoi. Même voiture bélier, je prends ma voiture, BAAAAAMMM ». Dans un autre extrait, il indique : « Je dis "Maman, tu vas pas au marché de Wazemmes, c’est moi qui y vais" […] Je vais là bas, moi je te fais un carnage. Charlie Hebdo à côté, c’est de la pisse de chien ».
Sa défense reprend la rhétorique classique des identitaires : se faire passer pour la victime. Il raconte ainsi de manière peu assurée – et sans aucune preuve à l’appui – qu’il se serait lui-même fait agresser quelques temps avant par des « nord-africains ». Reprenant le jargon policier post-colonial, il indique que cet évènement aurait forgé sa haine des étranger.es. De manière contradictoire, il avance également que ses propos ne sont dus qu’à sa forte alcoolémie et se défend piteusement : « Je ne suis pas raciste, je m'intéresse à la culture flamande ». Ses déclarations ne bernent personne. « L’alcool, ça a plutôt tendance à désinhiber, hein » lui lance un avocat des parties civiles.
Devrait-on rappeler qu’on ne se rend pas à La Citadelle par hasard ? Le bar ouvert seulement le vendredi soir aux adhérent.es fonctionne par cooptation. Ce repère d’identitaires de l’extrême-droite n’accepte en effet que les seul.es « patriotes sincères » selon les statuts de l’association. Autant dire que même très bourré.e, il faut une certaine proximité idéologique ne serait-ce que pour passer le pas de la porte.
Mais les poursuites ne s’arrêtent pas là pour Rémi F.. Celui-ci a agressé une ado de 14 ans (8) à la sortie d’un bar de la rue Masséna. Quelques jours plus tard à La Citadelle, il retrace la scène « Hé mec, j’ai mis des droites à des meufs […] Une bande d’arabes qui arrivent "Tu aurais pas une cigarette ?" Juste ça, ils demandent. Poliment. Donc on dit non. Le Roux [le deuxième prévenu] "Hé, pourquoi tu me parles mal comme ça?!" La fille dit " Wallah nique la France" [ce qu’elle conteste]. Je dis : déjà, y’a pas de Wallah, on est en France, et PWAAAAAH [imitant les coups portés] paf, dans son crâne ». Il indique d’ailleurs que pour lui, « meuf ou pas meuf, c’est une arabe »… Pas raciste, qu’il vous dit, ni sexiste visiblement.
Pour se défendre, le prévenu d’1 mètre 80 indique qu’il s’est senti agressé par la jeune fille. Il aurait eu peur qu’elle se trimbale avec une bouteille d’acide. Le président du tribunal, Ludovic Duprey, s’étonne « Vous avez déjà entendu parler d’agressions à l’acide à des sorties de bar ? ». Le prévenu peine à se justifier. Le président remarque ensuite : « Mais, vous n’aviez pas peur quand vous racontiez les faits. Vous racontiez les faits, ça avait l’air sympa, c’était un chouette moment ! ». Silence du prévenu.
Beuverie à la santé du IIIe Reich
Le deuxième à la barre, Étienne V., surnommé « Le Roux », comparaît lui pour des saluts hitlériens dans un bar. Il ne manque pas de rappeler qu’il trouve « discriminant » qu’on l’appelle ainsi depuis tout petit. D’un gars trinquant au troisième Reich, c’est cocasse. Reprenant maladroitement la même défense, il ne se souvient plus de rien à cause de l’alcool. Facile. Il affirme avoir voulu « fanfaronner » devant ses potes, car il sait leur penchant idéologique. C’était pour les taquiner, quoi. « Les faire mousser », dit-il à une dizaine de reprises.
Sur la vidéo, on le voit se vanter d’avoir tagué des croix gammées et être entré dans un fast-food à St. Pauli (9) en criant, armé d’une barre de fer : « Alors ? Ils sont où les antifas ? ». De la simple taquinerie, donc. Le dos voûté face au président du tribunal, il affirme avoir changé. « Je ne suis pas un xénophobe, pas un identitaire… Quand j’ai bu, je suis débile… » Plus de racisme, plus de fanfaronnade nazillarde. La Citadelle ? Connaît pas. Pourtant, nos sources affirment qu’il reviendrait à La Citadelle régulièrement… Les flics auraient manqué ça ?
Le troisième prévenu, Guillaume D., videur rue Masséna à l’époque des faits, comparaît quant à lui pour avoir balancé de la lacrymo sur l’ado tabassée par Rémi F, à la sortie de son bar. Encore une fois, il s’agit de se faire passer pour une victime : le mec voulait juste calmer le jeu. Un petit coup de gazeuse, ça calme une jeune femme agressée, ça c’est clair. Il s’agit également de nier toute idéologie raciste. Aujourd’hui, il n'irait plus à La Citadelle. Une proximité certaine se fait néanmoins sentir avec le milieu identitaire. Quand il raconte les évènements, il ne se prive pas d'appeler les autres membres de La Citadelle par leur petits noms : « Le Roux », « Petit Paul »…
Une enquête policière bâclée
Le procès laisse sans réponse un grand nombre de questions. À Antoine Chaudey, avocat de La Maison des Potes, La Brique demande si c’est le procès de l’extrême-droite lilloise. Non, selon lui. Faute d’une enquête policière poussée, les avocat.es se retrouvent dans l’impossibilité de visibiliser tous les ressorts de La Citadelle. Comment s’organise concrètement le bar identitaire (10) ? Quels sont les liens entre Verhassel, le chef de file des identitaires, et les prévenus ? Les identitaires lillois continuent-ils à sévir ? Ni les ratonnades évoquées par le documentaire, ni la haine envers les étranger.es ou les femmes ne sont assumées. Et les relations avec la police locale ? Niet.
Le média La Horde (11) indique que « Le Roux » est présent le 25 juin dernier pour empêcher le déboulonnage de la statue Faidherbe lors d’un rassemblement décolonial à Lille : les militants d’extrême-droite s’étaient positionnés devant la statue – sous la protection des CRS. Al Jazeera Investigation relève notamment l’apparition de Steven Vaillant ce jour-là, entre « Petit Paul » et Verhassel (12). Vaillant a été policier entre 2012 et 2018 dans le Vieux-Lille et militant de Génération Identitaire.
Également, Lutte en Nord (13) indique que « Petit Paul » et d’autres ont été aperçus, aux abords du Parc J-B. Lebas la veille du second confinement, faisant des sieg heil sans retenue alors que d’autres identitaires, dont « Le Roux », tournaient autour du Boulevard Victor Hugo, sans être inquiétés par les flics. Le ridicule ne s’arrête pas aux portes des salles d’audience ; les bières continuent à couler comme les désirs de ratonnades, on dirait.
Ce mardi 17 novembre, les prévenus font profil bas. Ils se ratatinent devant la justice, lâchés de toute part (14). Il leur semble probablement impossible de revendiquer leur ligne politique publiquement. En tout état de cause, il apparaît qu’à leur idéologie de la haine se sont joints des actes concrets. « Doit-on attendre le pire ? » se demande Me Chaudey. On ne connaît pas encore le verdict mais le parquet a requis des peines allant de cinq mois de prison avec sursis probatoire à trois mois avec sursis, faisant preuve d’une inhabituelle indulgence. À défaut de trouver une juste réponse à leurs agissements racistes, on peut espérer que leur présence disparaisse avec leur violence, rabougrie. Le délibéré est prévu pour le 15 décembre.
Moustique
Dessins de mетак et Vigue
1. France 3 Hauts-de-France, « Aubry réclame la fermeture de La Citadelle à Lille, bar identitaire mis en cause dans un reportage choc », 11/12/2018.
2. La remigration ou le grand remplacement est une théorie extrême droite qui considère que les européen.nes se sont fait voler leur identité européenne par les immigré.es.
3. La Brique, « Le cartel des droites extrêmes », n° 40, été 2014 « Les gueules qu’on dégueule ».
4. C’est la quatrième fois que La Brique tente de se rendre à ce procès qui a été reporté plusieurs fois : en mai 2019, en décembre 2019, mais aussi lors du premier confinement puis en octobre 2020.
5. La Brique, « Vlaams Huis : une taupe infiltrée », n°24, octobre 2010 « Le casse du siècle ! ».
6. Dans le local de l’association Entraid’59, dirigée anciennement par le père d’Eric Cattelin-Denu, des journalistes de chez Médiacités ont retrouvé, exposée à la vente, une hampe de drapeau exhibant une croix gammée : Médiacités, « Municipales à Lille : le candidat RN peut-il vendre des objets nazis ? », 14/03/2020.
7. La Brique, « La main droite du diable », n°54, printemps 2018 « L’erreur est urbaine ».
8. Mineure au moment des faits, la victime a décidé de ne pas comparaître. Pour respecter sa décision, nous décidons de ne pas évoquer son identité.
9. St. Pauli est un quartier de Hambourg (Allemagne) et un club de football dont le supporters sont aux avants-postes des luttes antifascistes et antiracistes, sorte de version radicale d'un club comme le Red Star en France. Pour aller plus loin, on vous renvoie au brillant livre de Michaël Correia, Une histoire populaire du football.
10. La Brique, « Le "beau bar" de Génération Identitaire », n°50, printemps 2017 « Récréation permanente ».
11. La Horde, « Qui étaient les néonazis présents à Lille et Clermont-Ferrand face aux mobilisations contre le racisme ? », 25/06/2020.
12. Vidéo de Al Jazeera Investigations sur Twitter, le 26/06/2020, et tweet de James Kleinfield (AJ) qui précise les liens de S. Vaillant avec Yohan Mutte, un énervé de GI.
13. Lutte en Nord, « Petite correction pour les nazillons lillois en marge du rassemblement contre le confinement », 01/11/2020.
14. A. Verhassel, président de La Citadelle, a balancé R. Falize, un habitué du bar. Il l’a reconnu formellement sur les vidéos du documentaire auprès des flics. Un autre, « Petit Paul », qui a témoigné dans le cadre de l’enquête, a aussi confirmé les faits. Ils ne sont pas présents au procès.