Organisée tous les 2 ans, la Fête de la Mer se déroulait cette année entre le 13 et le 16 juillet 2023 à Boulogne-sur-Mer avec, comme invités d’honneur, quelques vieux voiliers, reproductions récentes ou navires d’époque à plusieurs mâts. On pouvait aussi y entendre des chansons de marins qui faisaient venir à la bouche le goût des embruns et de la bière : une manière de folkloriser pour atténuer la réalité des temps terribles de la conquête des océans par les puissances coloniales européennes. Discipline de fer pour les équipages, esclavage et extermination pour les populations, exploitation des ressources et anéantissement des cultures indigènes, les entrepreneurs s’appelaient alors navigateurs. Surtout, hier comme aujourd’hui, investisseurs et responsables politiques défendent leur vision de la mer et de l’aménagement du littoral, productiviste et mercantile.
Parmi les nombreux stands (pour promouvoir le « Pêche in France », le patrimoine, la gastronomie ou toute sortes d’activités économiques ou de loisir liées à la mer), on trouve le Groupe Ornithologique et Naturaliste du Nord (G.O.N) qui sensibilise le public à la faune sauvage que l’on peut apercevoir sur le littoral, où quelques espaces naturels subsistent malgré l’urbanisation : dunes, plages, falaises ou certaines friches industrielles réinvesties par la nature. Plus globalement, l’association répertorie les espèces animales sur l’ensemble du Nord-Pas-de-Calais grâce à un réseau de professionnel·les et de bénévoles1, et à un système en ligne (SiRF) qui permet de centraliser les observations et de publier les résultats par commune ou par espèce.
Street mouettes
Devant la tente, une longue-vue est pointée sur l’horizon et une jeune fille en service civique nous invite à y jeter un coup d’œil. Après un petit temps d’adaptation, on distingue les silhouettes blanches d’oiseaux marins installés sur la façade d’un bâtiment désaffecté du port. Les nids et les coulures de fiente ne laissent aucun doute quant à la nature de l’occupation, ce que nous confirme la jeune naturaliste : « En fait, c’est la seule colonie urbaine de mouettes tridactyles en Europe. On a compté 2000 couples. »
D’habitude, ces mouettes préfèrent les grands espaces puisque, contrairement aux autres mouettes et goélands, elles passent la plus grande partie de l’année loin au large, à suivre les bancs de poissons ou les chalutiers. C’est seulement à la fin de l’hiver que les mouettes tridactyles se rapprochent des côtes. Les couples rejoignent généralement la même colonie que l’année précédente afin de couver les 2 œufs que pond la femelle, puis de nourrir les oisillons en attendant qu’ils puissent s’envoler et se débrouiller.
En partenariat avec d’autres associations qui couvrent les côtes bretonnes et normandes, le G.O.N participe chaque année au comptage des Nids Apparemment Occupé (NAO) dans la région : en comparant ces chiffres avec le nombre de jeunes observés après l’éclosion, on arrive à estimer la production d’une colonie, synonyme de bonne ou mauvaise santé pour celle-ci, et à effectuer un suivi des zones de nidification. Avec 2500 nids au Cap-Blanc-Nez et 1580 sur le port de Boulogne en 2021, le Pas-de-Calais héberge les plus importantes colonies de mouettes tridactyles du pays alors qu’à l’origine, l’espèce était surtout présente en Bretagne dans des secteurs préservés, relativement éloignés de la présence humaine.
Avec la fermeture progressive de la gare maritime de Boulogne (d’où n’embarque plus aucun passager depuis 2009), les mouettes ont bénéficié de conditions favorables pour s’implanter : de la tranquillité, des rebords de fenêtres pour installer leur nids, des façades aussi inaccessibles que des falaises et de la nourriture en quantité avec les activités du port de pêche. Pourtant, la pérennité de la colonie est menacée par les projets immobiliers de la mairie et des promoteurs qui lorgnent sur le site de l’éperon où se concentrent de nombreux nids : un Palais des Congrès doit ouvrir ses portes en 2024 alors qu’un chantier pour bâtir un centre de thalasso et un complexe hôtelier haut-de-gamme2 devait démarrer en 2019 avec un budget de 52 millions d’euros. Toujours d’actualité en 2021, d’après la municipalité et les investisseurs, ce chantier aurait souffert de retard, à cause notamment de la fragilité des fondations qui ferait monter la facture3.
Grues et rapaces
D’ailleurs, la ville continue de revendiquer le chantier sur son site internet parmi les « Grands Projets » d’aménagement qu’elle porte, mettant en avant les propos de l’architecte Gil Bakhtiar. Contacté par La Brique, ce dernier, qui estime que « l’acte même de construire ou de l’éviter pose question pour chaque cas », nous a pourtant affirmé que, de son côté, ce projet n’avait pas été concrétisé. À propos des mouettes, il explique qu’il avait prévu de créer « un habitat spécifique non restrictif » tenant compte de leurs préférences spatiales (parois verticales et postes d’observation) ainsi qu’un « prolongement du corridor écologique les reliant aux zones protégées naturelles environnantes. » Pourtant, malgré ces bonnes intentions, nul doute qu’avec les surcoûts envisagés pour la construction de ces établissements à destination d’un public de privilégié·es (des riches !), les mouettes tridactyles ne seront pas la priorité.
Il reste qu’en matière d’aménagement urbain et d’orientations économiques, la mairie de Boulogne a fait depuis plusieurs dizaines d’années déjà le choix du tourisme de luxe et des industries de loisir, tendance de fond que La Brique dénonçait déjà en 2013 dans un dossier4 qui pointait notamment la métamorphose des équipements portuaires, délaissant peu à peu la pêche au profit de la plaisance avec le développement de la marina. Et ça n’est pas près de s’arrêter avec toujours plus de chantiers à venir aux abords l’ancienne gare maritime, comme le maire socialiste Frédéric Cuvillier le confirme sur le site de la mairie. À propos d’un cinéma multiplexe qui devrait voir le jour prochainement à deux pas du Casino, il déclare : « Après la Thalasso, la résidence hôtelière touristique, le bowling, le karting et d’autres projets comme la serre tropicale5, l’arrivée du groupe Megarama montre que les investisseurs privés croient en ce projet ».
Loin de promouvoir un tourisme populaire, écologique et accessible au plus grand nombre, on préfère compter sur des activités de consommation et des infrastructures gourmandes en énergie. Ainsi, en plus d’un bowling-lazergame-trampoline en rez-de-chaussée d’un prochain immeuble de 130 logements prévu dans le même quartier, le groupe Réalités promet une vague artificielle géante pour pratiquer le surf indoor6. Une manière de profiter de la mer sans l’eau salée, ni les grains de sable qui collent aux orteils, et évidemment sans les mouettes. Les travailleur·ses de la mer pourront alors se recycler en larbin·es d’un nouveau paradigme économique. D’autant plus qu’en terme de produits de la mer, l’avenir de la pêche traditionnelle semble bien sombre.
Poissons avariés
En effet, Locale Océan, une boîte qui vient de la lointaine suisse, prévoit de construire prochainement une ferme aquacole géante7 de l’autre côté du port. Avec une production annuelle qui pourrait atteindre les 15 000 tonnes de saumons, l’entreprise devra désaliniser l’eau de mer pour alimenter les bassins d’élevage. Absurde ! Bien sûr, les assos s’inquiètent aussi pour les rejets de « déchets azotés et phosphorés près de la plage et de zones protégées ». Pourtant avec les populations de poissons sauvages qui diminuent un peu partout, l’industrie agro-alimentaire a besoin de matière première pour faire tourner l’immense zone de transformation du poisson où les intérimaires constituent le gros des ouvrier·ères qui s’activent dans les frigos.
Une fois encore, les solutions économiques imaginées par les industriels, les banques et les politiques sont catastrophiques, tant sur le plan humain qu’environnemental. Dans quelques années quand on nous proposera, entre deux toasts de saumon « local », de regarder dans une longue-vue à la Fête de la mer, peut-être qu’au lieu d’observer quelques oiseaux rares qui se sont fait une place sur les ruines du 20ème siècle, on pourra apercevoir une espèce de poisson proliférante et indigeste : la raie des riches.
Mike
1. Si ça vous intéresse, vous pouvez vous rendre sur le site internet du G.O.N
2. https://www.ville-boulogne-sur-mer.fr/votre-mairie/grands-projets
3. VDN, 22 janvier 2021
4. La Brique n°35, « A Boulogne : la pêche prend l’eau »
5. aberration écologique dénoncée dans La Brique n°64, « Tropicalia : le plus grand zoo sous cloche du monde ».
6. VDN 9 juin 2022
7. Le Monde, 13 novembre 2023