« Le climat s’inscrit au carrefour des luttes et des logiques d’émancipation »

66 04 05 Correia PlanMickaël Correia est journaliste à Mediapart et spécialiste des questions environnementales. Après un premier ouvrage nommé « Une histoire populaire du football » sorti en 2018, il vient d’en publier un second, « Criminels climatiques »1. Dans cette interview, il nous parle des « multinationales qui brûlent notre planète », des victimes et des luttes à construire.

La Brique : Quel est le point de départ de ce livre ?

Mickaël Correia : En 2017, l’ONG anglaise Carbon Disclosure Project2 et un centre de recherche indépendant américain publient une enquête sur le poids de 100 multinationales dans l’émission de gaz à effet de serre. On y lit que depuis 1988, elles sont responsables de 71 % des émissions de CO2 mondiales. Quand j’ai vu la liste, je m’attendais à voir Shell, Exxon ou Total, et finalement, les trois premiers, je ne les connaissais pas.

La première, c’est l’entreprise Saoudienne Saudi Aramco, qui est le premier producteur de pétrole au monde. Elle émet 4,5 fois plus de CO2 que l’ensemble de la population française. C’est aussi l’entreprise la plus rentable au monde, bien loin devant Amazon, Google ou Apple. En 2018, elle a fait 111 milliards de dollars de bénéfices. La deuxième, c’est le géant du charbon, China Energy. La troisième, c’est Gazprom, le titan russe de la production gazière. Ce sont trois entreprises d’État inconnues du grand public.

En quoi ces trois entreprises sont-elles des « criminels climatiques » ?

D’une part, parce que si elles étaient une nation, ce serait le troisième pays le plus émetteur de gaz à effet de serre, juste après la Chine et les États-Unis. D’autre part, parce qu’elles n’ont même pas un plan de réduction de leur production, même pas un plan de stabilisation. Ce sont des boîtes qui sabotent sciemment tout projet de réduction et continuent de croître. D’ici à 2030, elles ambitionnent d’augmenter leur production d’énergie fossile en moyenne de 20 % !

Les États européens, comme la France, sont devenus totalement dépendants de ces multinationales...

Nos sociétés modernes industrielles se sont construites grâce aux énergies fossiles. C’est enraciné dans nos sociétés. Et ces entreprises perpétuent cette addiction. Gazprom fournit plus de 40 % du gaz de toute l’Union européenne. Ça en dit beaucoup de la dépendance des États européens vis-à-vis du clan Poutine qui possède la firme. L’entreprise russe a un contrat avec l’État français depuis 1975 pour fournir un quart du gaz de Engie, qui court jusqu’en 2030. Aujourd’hui, elle alimente en gaz des collectivités françaises comme Nantes Métropole et l’Université de Strasbourg. Même le Ministère de la Défense a eu un contrat avec eux.

Saudi Aramco investit en parallèle pour améliorer le rendement des moteurs à essence. Une belle arnaque ?

À 10 kilomètres de Paris, Saudi Aramco travaille main dans la main et de façon très confidentielle avec l’Institut français du Pétrole. Ils œuvrent à perpétuer les moteurs à essence en augmentant leur rendement, ce qui permettrait de « sauver le climat ».

Mais c’est une arnaque intellectuelle totale. Paris est l’une des capitales européennes où l’on meurt le plus de pollution automobile. Et malgré les gains de rendement, les voitures consomment toujours plus de pétrole car elles sont de plus en plus lourdes et puissantes, comme les SUV, qui représentent déjà 40 % du marché des véhicules neufs en France.

Que retenir des discussions autour de la loi Climat votée en août 2021 ?

En mars 2021, 120 député.es, dont des élu.es En Marche, ont tenté de faire passer des amendements pour imposer aux entreprises françaises des quotas d’émission de CO2. Ça a été censuré par Richard Ferrand, Président de l’Assemblée nationale, en expliquant que c’était un sujet qui n’avait rien à voir avec le climat. Pourtant, une firme comme Total émet chaque année autant de CO2 que l’ensemble des Français.es...

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Vous êtes assez critique des « Eco-gestes », notamment promus par feu Pierre Rabhi ?

Il y a un récit dominant depuis une trentaine d’années, sur les éco-gestes et les petits pas. Pierre Rabhi était vraiment le chantre de l’écologie du colibri, avec sa fable, « où chacun doit faire sa part pour éteindre un incendie ».

Le problème, c’est qu’il occulte qui a allumé cet incendie. De plus, des études montrent que si l’ensemble des Français.es faisaient des éco-gestes les plus extrêmes, ne plus prendre l’avion, la voiture, la baisse de notre empreinte carbone ne serait que de 25 %. C’est une écologie sans ennemi.es, qui aplatit les inégalités sociales et occulte les vrais responsables de l’embrasement du climat.

Sans ennemi.es, sauf peut-être les plus précaires ?

Oui, on est dans un discours bourgeois qui relève de la morale, qui sert à montrer du doigt les classes populaires. Les disparités climatiques sont gigantesques. En France, 1 % des plus riches ont une empreinte carbone 8 fois supérieure aux 50 % les plus pauvres. Et Gérard Mulliez, du groupe Auchan, a un impact sur le climat 3 millions de fois plus élevé que celui d’un foyer français moyen.

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En juillet 2021, la ville de Verviers en Belgique subit des intempéries historiques. Quelles ont été les conséquences pour ses habitant.es ?

Depuis l’été dernier, le Nord industriel commence à se prendre en pleine face les cataclysmes qui arrivent dans les pays du sud depuis 15 ans. Maintenant, on a des inondations et des méga-feux en Amérique du Nord comme en Europe, donnant une vraie matérialité physique au réchauffement climatique.

À Verviers, les plus précaires étaient en première ligne des catastrophes climatiques. Cette ville était un grand centre industriel textile, et les usines étaient situées dans les quartiers populaires, en bas de la ville, en bord de rivière. Les plus riches étaient situé.es en hauteur, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Ces inondations ont touché les quartiers populaires quand les riches ont été épargnés. On a recensé une dizaine de disparitions et 10 000 personnes sans toit.

Macron utilise régulièrement la notion de résilience. Si on suit sa logique, les habitant.es de Verviers seraient co-gestionnaires et co-responsables de la catastrophe ? 

La résilience est un terme qui vient de la psychologie des années 80, c’est la capacité d’une personne à surmonter un trauma. Avec l’idée de dire que les personnes victimes peuvent trouver les ressources en elles pour dépasser cette catastrophe. La résilience ne participe pas à la mobilisation collective, on est dans une forme de dépolitisation et de d’individualisation. C’est : « Il faut te dépasser et trouver la solution pour t’adapter à la crise ». C’est l’écologie sans ennemi.es à nouveau.

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Pour vous, la lutte pour le climat s’inscrit au carrefour des luttes ?

Oui, des études montrent que 43 % des travailleur.ses de l’industrie fossile veulent partir de cette industrie, iels savent très bien que c’est une industrie dégueulasse. La réduction du temps de travail, c’est un bon point d’alliance, la semaine de quatre jours, ça permet de travailler et de polluer moins. Ensuite, sur la question féministe, avec les signes de virilité : dans la voiture ou l’alimentation, on sait que les hommes émettent en moyenne 16 % de gaz à effet de serre de plus que les femmes. 

Enfin, sur les questions coloniales : Total est en train de creuser 400 puits de pétrole en Ouganda tout en construisant un pipeline de 1500 kilomètres de long, qui va être chauffé 24 heures sur 24 pour que le pétrole reste liquéfié. C’est complètement dingue ! Ils se sont aussi accaparés 40 000 hectares de terrains en République du Congo pour planter 40 millions d’arbres, pour soit-disant absorber le carbone qui va être émis par les activités de Total. C’est du greenwashing pour continuer l’exploitation du pétrole qui s’inscrit dans de vieilles logiques coloniales.

C’est aussi une lutte contre l’extrême-droite ?

Le GIEC3 a produit des modèles dans son dernier rapport, qui montraient que si on continuait sur une trajectoire d’augmentation du nationalisme, on serait sur un réchauffement de plus 3 à 3,5°C d’ici la fin du siècle. Un enfer sur Terre.

Ça montre comment antifascisme et lutte pour le climat sont liés. Trump, la première chose qu’il fait, c’est de retirer les États-Unis des accords de Paris et de relancer l’exploitation de gaz de schiste. Bolsonaro, le président Brésilien, qui est un climatosceptique convaincu, a accéléré la déforestation de la forêt amazonienne. Zemmour a dit ne pas vouloir sacrifier l’industrie française sur l’autel du réchauffement climatique. Le climat s’inscrit au carrefour des luttes et des logiques d’émancipation.

Comment on peut lutter contre ce capitalisme fossile ?

L’option judiciaire est une des solutions. On observe ça aux États-Unis, où Exxon est en train d’être entendu par le Congrès américain. C’est une pratique intéressante, mais on n’a pas le temps. L’échéance, c’est 2030, alors que la justice, c’est sur un temps long. Il y a toute une lutte à penser, comme en Allemagne, où des collectifs comme Ende Gelände4 s’organisent par centaines pour bloquer l’industrie du charbon par des occupations.

Propos recueillis par Pierre Bonnevalle

Illustrations par Rob

Cet article est extrait du Numéro 66 du Journal La Brique, publié le 11 avril 2022

1. Mickaël Correia, Criminel climatiques. Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète, La Découverte, 2022, 190p.

2. Dans le rapport complet, nommé « The Carbon Majors Database », 2017, nous apprenons, cocorico, que Total arrive en 19ème place.

3. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat est créé en 1988. Réunissant aujourd’hui 195 États, il a publié en 2022 son sixième rapport d’évaluation afin de « mieux comprendre les risques liés au réchauffement climatique d’origine humaine, cerner plus précisément les conséquences possibles de ce changement et envisager d’éventuelles stratégies d’adaptation et d’atténuation ».

4. Le mouvement social Ende Gelände s’est constitué en 2015 et rassemble des collectifs écologistes allemands, ainsi que des militant.es impliqué.es dans des mouvements anti-nucléaire et anti-charbon.

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