Le mercredi 25 mai les deux militants arrêtés suite à la manif du 20 avril dernier passent en procès après un mois de contrôle judiciaire. Si l’un des deux militants a été relaxé, l’audience, présidée par le juge Trévédic1, n’incarne pas moins un bel exemple d’une justice arbitraire aux ordres d’un État policier.
L'article sur le premier procès se trouve ici.
Comme un signe, le procès se tient dans la salle des comparutions immédiates. Et c’est de mauvais augure. Quatre prévenus passent avant les deux militants pour connaître leur sort. Un premier est envoyé en taule en attendant son procès pour vol de sac à main, le deuxième aussi, pour des histoires d’escroquerie bancaire à coup de quelques centaines d’euros… Le troisième, grabataire, a du mal à tenir sur ses deux jambes, il est atteint de maladie grave et on se demande comment il a pu cambrioler des appartements en « forçant la porte avec son poids », mais qu’importe, ce sera la prison pour lui aussi. Dans sa grande mansuétude le juge demande à l’avocat la liste des médocs dont il a besoin pour (sur)vivre en attendant son procès. Le quatrième s’en sort avec un contrôle judiciaire grâce à son boulot, enchaîné à son travail c’est une garantie suffisante pour le tribunal.
Une mission (très) spéciale
Commence alors l’audience des deux militants. Le juge Trévédic donne d’abord la parole aux quatre flics plaignants. Il souligne que leur « agression » n’a entraîné aucun arrêt de travail pour trois d’entre eux et un jour pour le quatrième, qui a quand même remis son atèle au doigt pour l’occasion — un mois après les faits. Les armoires à glace défilent à la barre, ils expliquent que le jour de la manif, ils étaient « en mission pour infiltrer, repérer et subtiliser les pots et brosses qui servent à placarder des affiches sur le parcours de la manifestation ». Autant dire que les BACeux sont en opération spéciale. À la question du juge « et il y avait quoi sur ces affiches ? », le brigadier chef Fraquet bafouille « euh, je sais pas trop… ACAB2 je crois ». Un des prévenus rectifie : « C’est faux, il était juste marqué “pas de visage, pas de coupable“ et une autre avec “ça sent le Gattaz, tout va péter“ ». Pour leur mission primordiale, les flics ne semblent pas fort bien renseignés…
En quête de preuves
Mais les approximations ne se limitent pas qu’au contexte. Sur les faits dont ils auraient été victimes, on se retrouve face à un superbe exemple de ce que la littérature policière fait de mieux. Ils se seraient fait « lyncher », « molester », « pris une clé d’étranglement » par « une trentaine de manifestants »… Pas avares de superlatifs, les BACeux s’embarquent dans une description digne des plus belles scènes de Fight Club. Comme pour avaliser leurs dires, le juge déclame les constatations médicales dont ils ont fait l’objet. Pourtant celles-ci décrivent principalement des contusions, des bleus quoi... Quand il s’agit de parler du rôle des deux prévenus dans cette bagarre, les flics s’emmêlent : « Je ne sais plus s'ils étaient devant ou derrière moi, mais j’en ai reconnu un, j’en suis sûr » et le juge : « vous les avez clairement identifiés ? ». « Je veux pas être formel » répond l’agent Vandolen. « Si vous ne savez pas, vous forcez pas ! » soulève le juge Trévédic. Mais la stratégie policière est rodée, l’un des deux accusés portait une veste en jean avec un col de fourrure, tandis que l’autre était en noir avec des lunettes de soleil ; les flics concentrent donc leur témoignage sur « la veste en jean avec le col en moumoute » clairement identifiable. Et quand ils ne savent pas quoi répondre aux questions du juge, ils invoquent un « effet tunnel » au moment des faits, qui leur permet toutes les approximations possibles sur le cœur de l’action.
Des témoins mis en cause
Pour les six témoins de la défense, isolés pendant le procès, certains points sont clairs : les flics n’ont pas cherché à « subtiliser » colle et brosse, mais bien à arrêter un.e manifestant.e. La foule est intervenue pour récupérer cette personne « agressée » par un flic en civil et sans brassard. Quant aux prévenus, ils étaient positionnés à bonne distance de la scène, derrière des banderoles. Le visionnage de la vidéo montre une scène rapide, mais où la fine équipe prend le temps de refermer la porte de l’école où ils se réfugient, à distance du cortège. On est loin des délires policiers et de « l’extrême violence » qu’ils auraient subie. Quand le juge entend « tout le monde déteste la police » dans la vidéo, il regarde les policiers en souriant : « Vous voulez qu’on la remette une fois ? », le public se marre.
Le juge et la vie réelle
Pour Trévédic, trois possibilités se présentent : « Soit c’est bien vous les coupables des coups et blessures, soit les policiers se sont trompés, soit ils ont cherché des coupables », mais il estime que la troisième option est peu probable. Une méconnaissance des forces de l’ordre en service à Lille, qu’on attribuera à son arrivée récente dans la région… Et quand il questionne l’un des accusés sur les conditions de son arrestation, on sent bien que le juge côtoie plus la police dans les couloirs du tribunal que dans la rue : « Pourquoi quand un motard de la police nationale s’approche vers vous, vous prenez la fuite ? ». Heureusement, le prévenu se fait pédagogue : « Quand un dépositaire de l’autorité publique court vers vous mains tendues, c’est pas pour vous serrer la main… ».
Pendant que ses clients lancent des regards de bulldog aux accusés, l’avocat Rigler s’enflamme dans une ode aux forces de l’ordre. Puisque le dossier est creux comme une meule de gruyère mais qu’une parole de flic, ça vaut plus qu’une parole d’évangile, autant fanfaronner : « Mon Dieu ! Quelle chance j’ai de défendre des fonctionnaires de police. Ils sont les soldats, les guerriers, les premiers... ». Tout ça sonne comme un mauvais tract d’Alliance3, mais qu’importe, c’est du pain béni pour la proc’ : « J’ai regardé ce dossier avec la plus grande objectivité. Ces policiers ont eu extrêmement peur pour leur intégrité physique ». Elle demande six mois ferme et deux ans d’interdiction de manif.
Une justice aux ordres
L’avocate des accusés soulève les incohérences dans les auditions des flics et l’incongruïté de la situation lorsque les BACeux jouent aux voleurs de colle. Elle rappelle que le collage d’affiche n’est passible que d’une contravention et que les vidéos montrent une scène loin de celle décrite par les policiers. Mais tout ça n’y fait rien, après sept heures de procès, à 23 heures, le verdict est tranchant : si l'un des militants est relaxé, l’autre, à la veste en jean, écope de six mois de prison avec sursis, deux ans de mise à l’épreuve, un an d’interdiction de manif, cinq cent euros de dommages et intérêts par tête de flic et l’obligation de trouver du travail. Il fait appel de sa condamnation.
Affaire à suivre.
Igor Dilligence
1. Ancien juge antiterroriste qui a instruit notamment l’affaire Karachi, celle du « gang de Roubaix » et des moines de Tibhirine.
2. ACAB : « All Cops Are Bastards », littéralement « Tous les flics sont des bâtards ».
3. Premier syndicat dans la police nationale. Très à droite.