Fives, Lille Sud, Moulins, les années se suivent et le traitement médiatique des faits divers dans les quartiers populaires par La Voix du Nord (VDN) se ressemblent. À croire que le rédac-chef et ses journalistes se shootent au sensationnel qui touche les plus précaires et les personnes racisées. Alors que le sinistre de l’intérieur Darmanin s’extasie à chaque nouveau fait divers, excité comme une puce à l’idée de pouvoir faire sa com’ aux dépens des quartiers populaires.
Depuis octobre 2018, à l’instar de Fives, Moulins est un « quartier de reconquête républicaine », comprendre « karcherisation des quartiers populaires ». Résultat : présence policière accrue, recours aux CRS puis à la Brigade de Reconquête Républicaine (B2R). Objectifs affichés par la pref’ ? Allier prévention et répression, lutter contre les trafics de drogue et la petite délinquance.
Moulins, quartier en guerre
Problème, la présence policière à outrance échoue. Enième preuve, le 18 juillet dernier, une artiste lilloise vivant dans le quartier est agressée près de la Filature et se retrouve avec une double fracture de la mâchoire. Un différend avec les dealers du quartier en est à l’origine. Cela fait suite à une série d’agressions, homophobes et sexistes notamment, installant un climat tendu dans les quartiers populaires en gentrification depuis le (dé)confinement. Aubry saute sur l’occasion pour réitérer ses demandes de renforts policiers, suppliant Darmanin de saupoudrer ses troupes sur le quartier.
Le 26 juillet, quelques jours après cette agression, quelques habitant.es se retrouvent à Moulins, place Vanhoenacker, pour faire émerger un autre discours qui casse l’étau fixé par les répressions et les agressions de rue. C’est que la flicaille, c’est craignos pour les jeunes du quartier, et notamment pour leur cible favorite : les arabes et les noir.es, régulièrement harcelé.es par les keufs.
La discussion est riche et les habitant.es revendiquent leur légitimité dans l’espace public : dénoncer l’usage du tout répressif, créer des espaces d’écoute pour les personnes agressées, mettre à l’agenda la légalisation des drogues pour reconnaître l’existence d’une consommation et ainsi mieux s’en procurer et mieux consommer, revendiquer l’ouverture de salles de shoot, interroger la précarité des jeunes du quartier qui préfèrent le deal au SMIC à mi-temps contraint (étonnant !) réhabiliter les logements insalubres, créer du taf et réclamer l’action d’associations de prévention. Celles-ci se faisant couper leurs subventions depuis une vingtaine d’années afin de financer l’échec répété du tout sécuritaire.
De ça, la VDN n’en dira rien. Chez nos confrères et consoeurs, on préfère la focale du quartier en guerre et faire la promo de Darmanin en visite dans le quartier le 5 septembre : « Le ministre de l’intérieur est venu à Lille afin d’afficher son volontarisme contre les trafics de drogue » (1) : ce dernier se rend en grande pompe à Moulins – en en foutant un au passage aux tox’ qu’on évacue, caméra oblige – promettant 60 bleus supplémentaires d’ici fin 2020 tout en réclamant la mise en place de caméras de surveillance par la mairie de Lille. Martine Aubry, en bonne soldate, s’exécute le 9 octobre, en faisant voter l’installation de cinquante caméras d’ici 2021.
Nos deux élu.es sont heureux.ses et peuvent pavoiser dans la presse qu’iels répondent à l’insécurité des « honnêtes gens que nous voulons protéger », comme l’assure le petit père de la patrie insécuritaire Darmanin, qui n’a qu’un rêve : « remettre du bleu dans la rue » (2). Bien aidé.es par La Voix de la Police, nos deux élu.es disposent d’un réservoir à faits divers rentables politiquement.
Quand la Voix de la police fait la lèche aux flics
De décembre 2019 à mai 2020, cinq articles de la VDN traitent de l’insécurité et du trafic de drogues à Lille Moulins, de juillet à octobre 2020, on en dénombre 17. Cet emballement est avant tout politique, mais la Presse Quotidienne Régionale (PQR) joue le jeu et apporte sa pierre à l’édifice répressif.
Arnaud Dufresne et Benjamin Duthoit, les « Dudu » faits-diversiers stars de la VDN (3), nous font sniffer des titres racoleurs (« Nouveau coup de filet contre un réseau de cocaïne et d’héroïne à Moulins », 3 mars 2020), des chiffres qui en jettent (« Lille, des descentes anti-drogue ce mardi, et 22 kilos de cannabis saisis la semaine dernière », 1er septembre 2020 ; « Cinq interpellations pour stups’ par la FRI à la Filature », 10 septembre 2020) et des témoignages des habitant.es (« On se sent pris en otage. Ce n’est plus la République », 9 septembre 2020) et des flics, jamais identifiés comme tels, mais qui donnent la bonne came aux pisse-copies de la VDN. Si cette dernière avait plus d’honnêteté, elle laisserait les bleus parapher leurs rapports papiers.
Le travail du fait-diversier c’est de se faire bien voir des flics, des gendarmes et des services de secours. Comme nous l’explique François*, un sociologue travaillant sur les faits-divers :
« La police n’est pas censée faire la démarche de parler aux journalistes, de fait, les fait-diversiers font le tour des popotes, se rendant physiquement au comico’ ou à la gendarmerie le matin, rappelant dans la journée, pour connaître l’actualité de la police : les dernières arrestations, les interventions à venir, les sujets d’articles potentiels pour le journal du lendemain ».
Alors que le journalisme, c’est l’équilibre des points de vue, les faits-divers échappent à ce principe de base. Dans la PQR, les articles prennent pour base les comptes-rendus livrés par la police, des photos ou vidéos de caméra de surveillance régulièrement fuitées par les services, sans qu’à aucun moment le journal ne cite leur provenance. Jamais l’accusé.e n’aura son mot à dire pour défendre son point de vue, rarement le journaliste ira sur place pour vérifier les dires des flics ou de la pref’.
Patrick Jankielewicz (4) rédacteur en chef de la VDN, affiche fièrement sur Twitter son indépendance vis-à-vis des politiques : « Ils ne pourront plus relire et corriger leurs interviews avant publication, pratiques qu’ils imposent à toute la presse écrite depuis des décennies ». À quand la même pratique vis-à-vis des flics et de la pref’ ? (5)
On se souvient qu’en décembre 2017, la VDN s’était faite le relai de la pref’ pour dédouaner les flics impliqués dans la mort de Sélom et Matisse (6), balayant d’un revers de la main la version des jeunes du quartier et de leurs deux camarades, présents au moment de leur mort, et qui dénonçait la présence policière. Quelques semaines plus tard, la préf’ admettait la présence d’une brigade, remettant en cause la version initiale diffusée par la VDN.
Pour les « Dudu », conserver de bonnes relations avec les flics et la pref’, c’est indispensable pour garder leur taf’. Dire du mal de la police, remettre en cause leur version, c’est perdre son accès à son « terrain d’investigation », ne plus avoir ses entrées au comico’ et donc ne plus être capable de produire du fait-divers en mode industriel.
Leur indépendance est limitée, ce qui explique leur manque d’entrain à parler des violences policières, ou de la mort récente de Toufik, décédé dans des circonstances troubles en garde-à-vue au comico’ de Lille Sud. Le seul article écrit par la VDN sur le sujet ne relaie que la parole policière, les dédouanant de sa mort. Mourir « de cause naturelle » lors d’une garde-à-vue, quand on a 23 ans, ça n’interroge pas la VDN semble-t-il.
La VDN comme caisse de résonance des obsessions policières et judiciaires
Les ministres de l’intérieur qui se sont succédé ces dernières années déclarent régulièrement la guerre au trafic de drogue, à la petite délinquance et aux « ensauvagés », demandant au pref’ de faire du chiffre et donc d’en faire une priorité. La police, par ses missions de maintien l’ordre public et dans la répression de la délinquance de rue, s’inscrit dans l’encadrement des classes populaires. Or, nous précise François :
« Les faits-divers sont enchâssés dans l’activité de la police, les priorités policières deviennent des priorités pour les journalistes. Quand les journalistes font la chronique du jour des services, ils tombent régulièrement sur des affaires qui concernent principalement la jeunesse des quartiers populaires, et souvent racisée ».
Les chroniqueurs judiciaires – ceux et celles qui suivent et racontent les procès - n’échappent pas à la paresse intellectuelle et au manque de temps dont ils disposent pour enquêter. Dans la PQR, il faut produire en masse, quotidiennement. - pour la VDN, l’actualité de la veille tient pile poil en 48 pages, si t’enlèves les pubs et les nécros, il reste trois pages de faits-divers, stupéfiant.
On assiste à la rencontre entre les impératifs de production de la justice et ceux des médias. L’accélération de la justice via les comparutions immédiates permettent aux chroniqueurs de rentabiliser leur journée passée au tribunal. En comparution immédiate, l’affaire est réglée dans l’après-midi. Pour Lakhdar Belaïd, chroniqueur judiciaire de la VDN domicilié au tribunal, c’est tout bénéf !
En comparution immédiate, les journalistes y suivent une succession de petites affaires dans lesquelles le journaliste pioche pour la Une, les premières pages ou les brèves. Or, les habitant.es des quartiers populaires y sont plus exposé.es, puisque les personnes d’autres milieux sociaux font en sorte de reporter leur jugement. Reste les personnes méconnaissant le fonctionnement du système judiciaire ou incapables de trouver conseils auprès d’un.e avocat.e non commis.e d’office.
Lakhdar Belaïd ne cache pas son mépris pour les classes populaires passant au tribunal, se moquant régulièrement des prévenu.es : « Comme des grands, les prévenus s’auto-détruisent avec entrain » (15 septembre 2020), « [Le prévenu] est talentueux dans au un moins un domaine, il sait agacer à merveille » (14 juillet 2020), « À l’audience, [le prévenu] brille par son absence » ou en influençant le lectorat sur la capacité de l’accusé à agresser une personne : « Il a tout juste vingt ans, une silhouette athlétique qui laisse présager une certaine puissance physique » (22 juillet 2020).
Le business du fait-divers
À l’heure où la presse quotidienne locale est en déshérence et où le lectorat vieillit, l’enjeu est à la fois de conserver son audience, tout en attirant un nouveau public, nouvellement arrivé dans la ville et qu’il est difficile d’accrocher. L’enjeu pour la PQR est de décliner localement les débats politiques nationaux du moment, tout en inscrivant la ville dans le paysage national. En clair, parler d’insécurité à Lille, c’est renvoyer aux problèmes que vivent les grandes métropoles françaises, aguichant supposément les lecteur.ices. Comme nous l’explique François :
« Les faits-diversiers étaient mal perçus, mais à mesure que les contraintes économiques et les logiques d’audience et de ventes sont devenus de plus en plus fortes, le fait-diversier, c’est le journaliste qui contribue le plus à maintenir l’audience du journal, c’est ce qui déclenche des ventes, avec des affichettes dans les bureaux de presse ».
Les faits-diversiers ont acquis leurs lettres de noblesse et gagné en prestige professionnel : quand le débat porte sur l’insécurité, ce sont leurs articles qui rentrent en adéquation avec les débats nationaux et qui font la Une.
À rebours de l’expression, on a envie d’écrire : quand l’idiot regarde la Une, le sage regarde le doigt.
Panda Bear
Dessin par mетак
Photo par Vigue
* L’universitaire en question, pour des raisons d’accès au terrain, préfère rester anonyme.
1. La VDN, « Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin en visite surprise à Lille ce samedi après-midi », 5 septembre 2020.
2. Le Parisien, Gérald Darmanin et Marlène Schiappa : « La France est malade de son insécurité », 6 septembre 2020.
3. Pour en savoir plus sur le chroniqueur judiciaire et les « dudu » de la VDN : La Brique, « La Voix de la police, votre quotidien local », N°47, Été 2016 ; La Brique, « Bonnet d’âne pour la Voix du Mors », N°58, Printemps 2019.
4. Malgré nos multiples relances, Patrick Jankielewicz n’a pas répondu à nos questions.
5. Sur les reportages en immersion sous contrôle de la police : Arrêt sur images, « Les Cop shows, garantis sans bavures », 28 septembre 2020.
6. La Brique, « Sélom et Matisse : La VDN fait le SAV des flics », N°54, Printemps 2018.