Séries Mania : vitrine politique ?

65 netflic 5On ne peut pas être opposé aux séries. Les séries, c’est cool, c’est jeune, c’est moderne, apolitique, ça « remplace le cinéma » (entendait-on à l’édition 2010 de Séries Mania). Pourtant c’est vieux comme le cinéma : même avant l’arrivée de la télé, il existait des feuilletons qu’on projetait dans les salles obscures dès les années 1920. C’est que l’industrie s’est adaptée aux évolutions technologiques et à la demande. On oublie aussi que c’est un véritable outil de propagande, dans les mains, notamment, des mêmes réac’s de la vieille industrie du cinéma. Parfait pour faire de la politique.

Rendre Lille attractive

 Pour l’édition 2021, l’accent est mis sur… le stand-up. Un partenariat avec Le Spotlight (scène humour de Lille) permet le Séries Mania Comedy Club. Dans le même temps, le Crédit mutuel fait son village (prononcer avec l’accent anglais) à Rihour : une scène, de la danse, des ateliers, des expos, de la réalité virtuelle (« VR »), plein d’assos de Lille sont sollicitées pour (se) faire vivre la culture sériphile. Le spectacle vivant, c’est bien quand même pour faire passer que c’est quand même étrange d’aller regarder des bouts de séries au cinoche. Les séries sont projetées au Nouveau Siècle, à l’UGC et au Majestic (salle « art et essai » qui a été rachetée par l’UGC il y a quelques années). Il y a 2 compétitions, nationale et internationale et un « panorama » international. On y trouve surtout du mainstream financé par de la grosse chaîne : Or de lui (France TV), Jeune et golri (OCS), Wakefield (Australie, ABC), Dough (Suède, SVT)… Rien de neuf dans la culture, prendre les têtes d’affiches a toujours permis d’attirer du monde vers des petites productions. Mais là on cherche encore les petites productions. En fait, ce festoche ressemble plus à un teaser géant pour plein de séries. Contrairement à la version parisienne du festival qui tentait jadis de projeter des saisons entières, là on ne projette que les 2 à 3 premiers épisodes d’une nouvelle série ou de la nouvelle saison d’une série déjà connue. De quoi mettre l’eau à la bouche à grands coups de cliffhanger (le retournement scénaristique de fin qui fait que t’as envie de voir l’épisode suivant). 

Financements : une affaire politico-économique

Si on aimait le storytelling, on pourrait dire que Séries Mania a été lancé par de gentil.les étudiant.es qui voulaient arrêter de ne parler que de cinéma et que ça a bien marché. Détrompez-vous, c’est bien une affaire d’entrepreneur.ses politiques depuis le départ. Séries Mania a été créé en 2010 par une diplômée de Sciences Po, Laurence Herszberg, ancienne de Vivendi – société mère de Canal+ dirigée depuis 2013 par le néo-colon Vincent Bolloré. Les années suivantes, le festival parisien fonctionne bien. La Ministre de la Culture Fleur Pellerin (sous Hollande) propose à L. Herszberg d’organiser un festival international de séries. Entre temps, F. Pellerin est virée, et la ministre de remplacement reprend le projet1 : Lille, Paris, Cannes et Bordeaux répondent à l’appel à projet pour accueillir le bébé (qui est déjà jeune enfant, en réalité). Soutenue par Xavier Bertrand, déjà président de région, Martine Aubry, déjà maire de Lille, et la Métropole Européenne de Lille, la candidature de Lille est retenue. Et puis, comme disent les pubs dans le métro parisien : « Paris-Lille en une heure pour aller voir des séries », c’est quand même plus cool que de simplement allumer la télé.

À la présidence du festival, un certain Rodolphe Belmer, ancien d’HEC, passé par Canal+ et France télévisions. Il travaille désormais chez Eutelsat, une entreprise qui favorise la diffusion des chaînes TV françaises en Europe. Il fait aussi partie du CA de Netflix. Fin 2021, il entrera à la direction d’Atos… en même temps qu’Édouard Philippe ! Cette entreprise de cybersécurité est un partenaire mondial des Jeux Olympiques & paralympiques. Vous verrez pourquoi tout ça a son importance dans pas longtemps. Les financements de Séries Mania sont assez intéressants à étudier. Lors de la première édition en 2018, son budget s’élevait à 5 millions d’euros tout de même, dont 3,5 de la région Hauts-de-France. Moins étonnant de voir apparaître sur l’Hôtel de Région, vue depuis l’autoroute, une immense banderole Séries Mania qui fait de l’ombre au logo des Hauts-de-France paraissant désormais ridicule. L’argent que la région met ici, elle ne le mettra pas ailleurs. 

 Depuis 3 ans, et un covid, le festival a réhaussé la barre sur les partenariats : Canal+, logiquement, Orange Cinéma Séries, Arte, France télévisions, INA, CNC et même l’ambassade des États-Unis et d’Israël (pour la première édition). 10 ans plus tard, Le Crédit Mutuel s’en mêle, M6, TF1, France TV, FR3, Le Monde, Allociné, Konbini, Brut… C’est complètement la foire, le Crédit Mut’ a même son sponsor géant place Rihour avec le « Séries Mania village by Crédit Mutuel ». Les banques s’arrachent ce genre de festoches : le Festival Européen du film à Lille est sponsorisé par la BNP Paribas. Konbini et Brut sont importants : habitués des publireportages, ils vont attirer leur public jeune vers un festival organisé par des vieux. 

Marketing territorial : la vitrine des Républicains

 Parmi la cent-cinquantaine d’invité.es, trois personnes non-issues du monde de la série ou de l’humour interviennent : Delphine Horvilleur, femme rabbin, qui analyse la bible comme « meilleur des scénarios » (à la source de tous les scénarios occidentaux), Tania de Montaigne, écrivaine noire qui parle du racisme tout en étant éditée chez Caroline Fourest2, et Édouard Philippe, ex-Premier ministre, maire Les Républicains du Havre. Ce dernier intervient dans le cadre d’une conférence « La politique et les séries », notamment en tant qu’expert de la politique et auteur de fictions politiques. Gros scoop, dans cette salle de l’UGC de Lille, pleine à craquer, il vient annoncer avec son pote Gilles Boyer qu’ils vont adapter en une série de plusieurs saisons leur bouquin sorti en 2007. Xavier Bertrand et pleins de cravaté.es du coin sont là pour l’occasion. On se demande si eux et elles aussi sont payé.es pour être là.

Édouard Philippe, bien qu’ex-Premier Ministre, pourfendeur des Gilets jaunes et des libertés individuelles (sans être parvenu à pourfendre le coronavirus), est présenté par Séries Mania comme sympathique. Il connaît des séries, il les théorise par des phrases aussi bateau que «une série qui ne parle pas de politique peut dire des choses politiques… comme Game of Thrones». On salue la force de l’analyse – et on se demande combien il est payé pour dire des évidences pareil. Philippe nous montre des extraits de sa série préférée The West Wing, qu’il a vu 4 fois tout de même. « Pendant les conseils de ministres », s’amuse Gilles Boyer. Cette série, comme beaucoup d’autres séries politiques, l’a inspiré pour faire de la politique (dans le réel). En plus son personnage principal est plutôt Démocrate (la « gauche » états-unienne) : il est trop cool Édouard Philippe, il est Républicain (la droite française), mais il s’inspire de mecs de « gauche » (qui sont, on le rappelle, des personnages de fiction, qu’il appelle « ses potes » pour faire rire la salle – flop).

 La finalité est peut-être ailleurs. L’aspect politique de cette intervention qui se défend de l’être, se niche dans des petites phrases. Gilles Boyer, pour ringardiser Baron Noir (série qui parle d’un homme politique issu d’une gauche type Mélenchon), fait rire la salle en disant que le clivage gauche-droite est ringard. Le présentateur de la conférence, journaliste au Monde, demande à Philippe quel personnage de série il serait s’il était candidat aux présidentielles. Des bouts d’idéologie se noient dans un flux de mots sympathiques. Sympathique à l’image de leur future série. Plutôt que de rattraper le réel, la fiction prépare la réalité : en écrivant des fictions, en livre ou en séries, Édouard Philippe nous livre son programme politique, enrobé dans une belle couche de storytelling, dans du cool. 

 Si la Brique s’est rendue à cette conférence, nous n’avons pas eu l’occasion de lui demander si la diffusion de sa future série sera décomptée de son temps de parole lors de sa candidature en 2027. Les deux larrons étaient trop occupés à aller au Furet du Nord pour dédicacer leur dernier bouquin de « fiction » politique.  

Ludovico Missaria

1. Fleur Pellerin n’a pas dit son dernier mot, et elle participera à créer en 2017 CannesSéries avec le maire David Lisnard, ex-Les Républicains.

2. Caroline Fourest : ancienne de Charlie Hebdo, puis Marianne, elle est très investie dans la lutte contre les intégrismes religieux, avec une vision toute personnelle de la laïcité (largement partagée par le Gouvernement dans son ensemble).

De la start-up au binge-watching

Il faut savoir que le monde de l’audiovisuel a pas mal évolué depuis l’avènement du numérique et la démocratisation de l’accès aux techniques audiovisuelles qui s’en est suivie. Fin 1990, début 2000, libérés de la contrainte matérielle de la pellicule, des bancs de montages, des projecteurs ou des hertz, le cinéma et la télévision s’installent grassement sur le nouvel outil Internet, et tant les films que les séries sont partagés en masse, légalement ou non, sur les nouvelles ondes. Netflix, au départ livreur de DVD à domicile, débarque à la fin des années 2000. Pareil pour Youtube, une nouvelle guerre éclate (pas si nouvelle en fait) : la guerre de l’audience et de l’hégémonie. Les nouvelles habitudes se développent, on entame l’ère de la consommation de l’image. « Binge-watching », comme le « binge-drinking » : on s’enfile des épisodes ou des vidéos comme on ingurgite des shots

Côté production, c’est aussi la guerre : il est techniquement plus facile de réaliser des films et des séries qu’avant, donc la concurrence est plus rude et il faut trouver la bonne idée. Une idée qui, paradoxalement, doit être « pitchée » en 5 minutes devant les producteur.rices qui, eux et elles aussi, s’enfilent des shots de candidat.es et de scénarios. Ce genre d’outils de « rencontre » entre producteur.rices et auteur.rices est largement repris par le monde de l’entreprise. Speed-datings, pitch de start-up, incubateurs pour développer son projet d’entreprise (comme on fait des résidences d’artistes…). Le monde de l’entreprise et le monde de la culture s’entremêlent et s’influencent gaiement. Séries Mania, au croisement de l’entreprenariat culturel et de la culture de masse, participe au développement de ces liens.

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