Pocheco fabrique des enveloppes. Chaque année, deux milliards de plis en tous genres sortent des lignes de production de cette usine de Forest-sur-Marque, à deux pas de Lille. Fondée en 1928, elle devient en 1976 la propriété du patron de presse Daniel Druon1. En 1997, Emmanuel (le fiston) est nommé directeur général après avoir fait ses armes chez L’Oréal. Dix ans plus tard, il rachète toutes les parts familiales et devient le seul actionnaire de l’entreprise. En 20 ans, E. Druon est parvenu à relancer la boîte dans un secteur en forte perte de vitesse : l’entreprise a pris le train de la belle histoire de la transition écologique. Concrètement, Pocheco s’illustre par des engagements environnementaux : toitures végétalisées couvertes de panneaux photovoltaïques, récupération de la chaleur liée à l’activité de l’entreprise, bambouseraie nettoyant l’eau souillée par l’encre des enveloppes, parc de voitures électriques à disposition des salarié.es, etc. Et aussi sociaux : réinvestissement des bénéfices dans l’entreprise, écart de salaires de un à quatre entre le plus haut et le plus bas, organisation dite collégiale, sans hiérarchie, centrée sur un comité de pilotage, etc. Le problème avec les histoires, c’est qu’elles sont mensongères, ou du moins aveuglantes, tellement on voudrait y croire.
Garantie « fait mains » menottées
Le point de départ de ce reportage est un mail2 dans lequel on nous signale, preuves à l’appui, que Pocheco fait travailler des détenus de la maison d’arrêt de Douai. Cette activité est mentionnée dans un rapport du Réseau Alliance - entrepreneurs de croissance responsable en Hauts-de-France, en tant que contribution à l’insertion sociale des détenus par le travail. Sauf que, hormis ce rapport, difficile de trouver mention de cette main-d’œuvre bon marché dans la communication officielle. Les produits fabriqués derrière les barreaux apparaissent dans le catalogue Pocheco sous le titre « atelier de façonnage à la main », malicieusement appelé : « Oh, les mains ». Petit clin d’œil à ces dizaines de prisonniers – entre 80 et 120 – payés en moyenne 1,50 € de l’heure3. On est très loin de l’écart de salaire de un à quatre vanté partout. Une telle cachotterie, pour une boîte si vertueuse, nous a donné envie d’en savoir plus. Un cadre de l’entreprise, expert en développement durable, nous confie : « On a tellement envie qu’une boîte aussi vertueuse existe, qu’on lui sert la soupe à longueur de pages tout en fermant les yeux sur ce qui s’y passe véritablement ». Et de poursuivre : « Derrière la vitrine de l’écologie, E. Druon fait complètement fi des problématiques sociales ». On est donc allés tirer la corde sociale de l’entreprise, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’a pas été déçus du voyage.
Management par la peur
Les salarié.es contacté.es, licencié.es ou toujours en poste, sont tantôt terrorisé.es de se livrer à des journalistes par crainte de représailles, tantôt angoissé.es à l’idée de sereplonger dans cette période de leur vie. Premier constat surprenant, à l’opposé de l'ambiance de travail que nous vend E. Druon dans son ouvrage, Écolonomie : entreprendre sans détruire (2016) : « Dans les années 90, l’équipe aux commandes [celle de papa, donc], dirigeait l’entreprise de façon approximative, au détriment de la qualité et au profit de la rentabilité à court terme. Ce qu’on appelle depuis le harcèlement moral était pratiquement érigé en règle de management. Et on passe les détournements financiers et autres petits arrangements avec la loi ». Pour changer ça, E. Druon constitue alors une équipe à son service, organisée autour d’un « triptyque vertueux » : réduction de l’impact sur l’environnement, diminution de la pénibilité au travail et amélioration de la productivité. Belles intentions résumées en une formule : « il est plus économique de produire de façon écologique ». Reste à mettre un nom pour vendre cette évidence à deux balles à qui veut l’entendre : l’écolonomie. Et le tour est joué pour celui qui déclare sans l’ombre d’un cas de conscience « on dirait parfois que découvrir les règles de l’écolonomie est un jeu ». Et si la partie touchait à sa fin ?
Celles et ceux qui ont accepté de nous rencontrer décrivent tou.tes le même système et le même personnage. « Gourou », « tyran », « fou furieux », « bipolaire », doté d’une très forte emprise et qui ne supporte ni la contradiction, ni l’insoumission. Loin de l’image de celui qui nomme ses salarié.es, ou plutôt ses « collègues », par leurs prénoms, qui considère dans ses ouvrages la croissance comme « une folie furieuse », et qui dénonce « les effets du management par la terreur ». Tou.tes témoignent de l’opprobre qui s’abat sur celui ou celle qui ne prouve pas suffisamment sa dévotion envers Pocheco ou envers son président. En revanche, bienvenue dans le club des privilégié.es pour qui obtient les bonnes grâces du « despote éclairé » ou de son bras droit Yazid Bousselaoui4. Ce dernier, fidèle de la première heure, est désormais le directeur général de Canopée Finance, la holding de Pocheco5. Ces deux hommes règnent sur les quelques 120 salarié.es en distribuant menaces de licenciement, pressions psychologiques et humiliations publiques aux fortes têtes ; promotions, augmentations substantielles et regards approbateurs pour leurs protégé.es. Un ouvrier de la boîte témoigne : « tout le monde est terrorisé dans la boîte, t’as 99 % des gens qui sont des moutons, t’as des pressions individuelles et des manipulations sournoises exercées par la direction et ses sbires ». Il continue : « tu sais, c’est pas un article qu’il faut écrire sur la boîte, c’est tout un bouquin, tellement y’a d’histoires ».
L’œil de Moscou
Chez Pocheco, une baisse de régime, une revendication salariale ou une remarque malheureuse expose à trois heures de « tête à tête » avec Druon et son acolyte. Surréalistes « tête-à-tête », racontés par des personnes qui ne semblaient pas y croire elles-mêmes tant le souvenir est encore douloureux. Des monologues moralisateurs de bons pères de famille, entrecoupés d’intimidations, de questions pièges pour « tester la loyauté » et autres pressions en tous genres, voilà pour la version subtile. Pour la version plus directe, ajouter les « hurlements », « les insultes » et « les objets qui volent » comme nous l’assurent les ex-salarié.es. Seule issue possible pour l’employé.e : ravaler sa fierté, courber l’échine et surtout jurer que ça n’arrivera plus. Si le maître perçoit malgré tout une adulation insuffisante pour sa personne, sa stratégie ou ses géniales idées, alors il vous invite à emprunter « le trou dans le mur que l’on appelle : la porte ! ». Vu le nombre de personnes à nous livrer cette formule, le mec doit en être fier. Bousselaoui, quant à lui, supervise la production. « Tout le monde en a peur » et peu osent dire non quand il annonce la veille d’un week-end « toi, demain tu viens bosser », lâche un ex-ouvrier soulagé d’avoir quitté cet « enfer ». Déjà en 2001, dans une note interne, des salarié.es interpellent Druon pour que cesse le « parler malveillant, l’air hargneux et les remarques perfides » de son bras droit, à cette époque responsable de production. Visiblement le temps ne l’a pas adouci. Pour assurer leur emprise sur les « collègues », de grandes réunions sont organisées. Bousselaoui s’occupe des équipes de production tous les lundis. Druon, quant à lui, s’occupe des équipes commerciales tous les vendredis. Sorte de mix entre team building, conférence et distribution de bons points, ces grand-messes s’étalent sur des heures et permettent aux deux tauliers de décliner leurs choix et d’identifier les réfractaires.
Écologie, le voile de la misère sociale
Druon se targue d’avoir sauvegardé tous les emplois et d’avoir su garder les mêmes employé.es pendant des décennies. Dans son bouquin, le mec va jusqu’à se la jouer grande famille : « Le taux de remplacement est faible chez Pocheco, en moyenne, nous restons douze ans dans l’équipe. Quand on s’en va, on reste en contact ». Drôle d’idée du contact, sauf à penser que des ex-salarié.es qui te décrivent comme un « pervers narcissique », cela relève de l’affection. Le turn-over hallucinant dû aux licenciements, aux démissions et autres ruptures conventionnelles de ces dernières années prouvent le contraire. Et s’il est vrai que certain.es ouvrier.ères ont passé leur vie à Pocheco, ce n’est sûrement pas à cause du salaire qui ne décolle pas du SMIC. Mais plus sûrement parce qu’après vingt ans sur les mêmes machines, la reconversion est quasi impossible dans cette région sinistrée par le chômage. « Les négociations annuelles obligatoires n’existent pas, elles sont simplement rajoutées artificiellement à l’ordre du jour du comité d’entreprise pour se protéger en cas de contrôle »6, témoigne une ex-salariée. Tandis que les ouvriers taffent pour un SMIC, on nous certifie que Druon et Bousselaoui émargeaient il y a quelques années encore à près de 9 000 euros mensuels. À moins que dans sa grande mansuétude, Druon ait placé le SMIC à 2 250 euros dans sa boîte, on est clairement loin d’un écart de un à quatre.
En 2002, Pocheco se fait condamner à 150 000 € d’amende par les prud’hommes pour avoir viré une salariée deux semaines après l’annonce de sa grossesse. Une lettre de licenciement comme carte de félicitations, on a fait mieux. Trop expéditif sur ce coup-là, E. Druon, entouré par une avocate en droit des affaires, Maître Bastin, décide de se montrer plus finaud à l’avenir. Désormais, quand le radar de Druon détecte une personne à la loyauté douteuse, il ordonne qu’un dossier disciplinaire soit monté en prévision d’une éventuelle saisine des prud’hommes. Pression est alors mise sur les collègues, sommé.es de signer des attestations écrites à charge contre d’autres. Si ils et elles n’ont rien à dire, pas d’inquiétude, on leur demande de signer une déclaration frauduleuse, comme nous l’avoue une ex-salariée. Ignoble système où, si la personne refuse d’enfoncer son collègue, ce pourrait bien être son tour la prochaine fois. Cette personne, face au juge des prud’hommes, découvrira alors les mensonges dont on l’accuse et que ses ancien.nes collègues auront accepté d’attester.
Émilien7, ex-cadre, nous raconte une de ces fameuses réunions du vendredi où il a eu la folie de mettre en doute la parole divine. Alors que Druon est en train de présenter un nouvelle interface pour le site internet de la boîte, Émilien fait remarquer que le graphisme pourrait laisser sous entendre du greenwashing. Le lundi suivant, il est convoqué et licencié pour faute grave. Sa lettre de licenciement illustre parfaitement l’orgueil et la susceptibilité de Druon : « désinvolture », « manquement grave aux règles de respect de votre employeur en le provoquant et, facteur aggravant, devant tous ». Chez Pocheco, on est pour la concertation, à condition d’être d’accord avec le chef. Surtout que celles et ceux qui ont eu l’énergie de saisir les prud’hommes ont été mis.es en garde : « J’ai été en contact avec les prud’hommes au moment de mon licenciement, assure Émilien, et plusieurs juges m’ont affirmé que Druon était un habitué des couloirs. »
« Ne respectez pas la législation…Devancez-la ! »
Cette maxime placardée à l’entrée de l’usine8, nous éclaire sur la vision de Druon concernant les droits et la représentativité des travailleur.es. Il n’existe pas de syndicat à Pocheco. Et Mme Fissa Aklil, longtemps déléguée du personnel et également seule élue du CE n’est autre que la belle-sœur de Bousselaoui. Simple fruit du hasard pourrait-on se dire, quand on sait que près de 10% des salarié.es sont de la famille de Bousselaoui ou assimilée, à l’image d’Élodie Bia, gérante de Canopée Conseil, membre du comité de pilotage et… compagne de Bousselaoui. C’est surtout autant de paires d’yeux et d’oreilles fidèles pour la direction. Voilà pourquoi personne ne moufte et tout le monde sourit quand un journaliste se pointe. D’ailleurs, quand des invité.es prestigieu.ses visitent l’open-space, il est très vivement recommandé de se lever et d’arborer son plus beau sourire sous peine de subir le courroux du gourou. Pour les employé.es les plus dociles qui jouent le jeu et crient au génie chaque fois que Druon ouvre la bouche, la promotion peut être fulgurante et le salaire doublé du jour au lendemain, comme nous l’atteste une source administrative de la boîte.
Cette emprise psychologique et l’absence de moyen de défense pour les salarié.es les conduit à tout accepter. Ainsi, pour financer un bardage bois pour son entrepôt, Druon suggère de booster encore la productivité. Et propose de lancer une nouvelle équipe sur le week-end… de nuit. La vie de famille et le sommeil tiennent à peu de choses chez Pocheco. « Même le soir de Noël, M. Druon obligeait les ouvriers à rester jusqu’à 20h, les gens pouvaient même pas rejoindre leur famille » nous confie-t-on. Il est également avéré que les quotas d’heures supplémentaires annuelles sont explosés pour bon nombre d’employé.es. « Tous les gars sont épuisés, on bosse en général quarante heures mais y’en a souvent à quarante cinq heures par semaine. Parfois, les gars font douze heures le week-end et enchaînent la semaine suivante sans se reposer », nous lâche un ex-ouvrier.
Entreprises libérées, salarié.es baîllonné.es
Ces méthodes existent ailleurs et d’autres « tyrans » sont à la tête de bien d’autres entreprises. Druon incarne sans doute l’avenir de l’entrepreneuriat, celui où l’écologie permet de masquer la misère sociale. D’ailleurs, à mater toutes les récompenses que l’entreprise a reçues depuis 20129, on se dit que l’illusion a de très beaux jours devant elle. Druon va encore plus loin et pousse la tartufferie jusqu’à publier un « manifeste d’anti-management »10. Il y reprend le jargon des entreprises libérées11, parlant même de « préservation de l’harmonie, du respect et de l’estime de l’autre ». Beau parleur et roi de l’esbroufe, ce triste sire se jette sur tous les micros et caméras qui passent pour glorifier ses méthodes visionnaires. Force est de reconnaître qu’il est convaincant, puisque malgré les innombrables interviews, documentaires et autres enquêtes sur « le miracle Pocheco », à aucun moment n’est remis en cause le soi-disant « bien-être au travail ». « Ce n’est pas tant le tortionnaire qui est à blâmer, estime Éloïse, elle aussi licenciée, que la crédulité d’une société qui a besoin de ces belles histoires ». Le tragique, c’est qu’à chaque fois que Druon est encensé dans les médias, c’est une terrible claque pour chaque ancien.ne salarié.e, sans parler de celles et ceux qui y travaillent encore.
D’ailleurs, « Druon sait que l’activité est vouée à s’effondrer en raison de la baisse d’activité sur le marché de l’enveloppe. Ce qui restera, ce sont des machines et la valeur patrimoniale de sa boîte, alimentée par tous les investissements réalisés dans la rénovation écologique de ses bâtiments », lâche un ex-salarié. Les travailleur.ses iront pointer au chômage et le boss, seul actionnaire, coulera des jours heureux en Belgique où il habite (toute ressemblance avec la tendance à l’évasion fiscale chez les grands patrons du nord de la France ne serait que pure coïncidence...). « Mon inculture de la chose financière me rend certainement paranoïaque », confie Druon dans son ouvrage. Le mec répète depuis des années qu’il envisage de transformer Pocheco en SCOP pour y associer tou.tes les salarié.es – on comprend mieux pourquoi il tarde à le faire… Encore de la paranoïa, sans doute.
D’ailleurs, on a demandé un rendez-vous avec visite de l’entreprise. Druon a accepté, tandis qu’il faisait circuler une note interne précisant aux employé.es de ne pas causer avec les journalistes. Trois heures avant la rencontre, il annule, avec « regrets », et n’a pour l’heure pas donné suite. Comme on est cools, on ne lui en tiendra pas rigueur. Mieux, alors qu’il assure dans son bouquin: « Pour choisir nos orientations, chez Pocheco, nous commençons presque toujours par une recherche documentaire... », on lui répond, t’inquiète gros, on t’envoie le code du travail et on sera aux portes de l’usine dès la semaine prochaine pour y dealer La Brique. À très vite.
Hala Zika, Brubru
1. Groupe Le Particulier, racheté par Le Figaro en 2009.
2. Mail accompagné d’une lettre ouverte, signée La propagande par l’infect, qui sera prochainement adressée à tous les médias. À retrouver sur labrique.net, dans la rubrique "brèves".
3. Données extraites d’un rapport de visite de la maison d’arrêt de Douai en 2013 par le contrôleur général des lieux de privation et de liberté. On a contacté l’administration pénitentiaire pour actualiser ces chiffres et en savoir un peu plus sur le rôle de Pocheco, mais elle n’a pas souhaité donner suite à nos demandes.
4. M. Bousselaoui, simple ouvrier quand Druon reprend la boite, fait rapidement allégeance au nouveau chef. Ce qui fera de lui le binôme indispensable de Druon pour tenir les équipes de production d’une main de fer.
5. Pocheco est subdivisée en plusieurs entités : Canopée Finance, holding qui permet à Druon de devenir en 2008 l’actionnaire unique de Pocheco, Canopée Reforestation, association créée en 2009 pour compenser l’impact énergétique de l’activité par un reboisement des espaces naturels et Canopée Conseil, bureau d’études pour le conseil en écolonomie auprès des entreprises et des collectivités.
6. Ces NAO existent dans toutes les entreprises et permettent de revaloriser les salaires.
7. Tous les prénoms ont été modifiés. Et toutes les fonctions ont été gommées. Par craintes de représailles chez les ex-salarié.es rencontré.es.
8. Formule extraite d’un article « Économie circulaire en PME : Pocheco, l’écologie au service de l’économie » publié le 15 mai 2015 sur le site Novethic, le média expert de l’économie responsable.
9. Le dernier en date est le trophée de l’industrie 2017 de la MEL « pour valoriser la réussite d’une entreprise industrielle métropolitaine respectueuse de son environnement ».
10. Emmanuel Druon, « Le Syndrome du poisson lune : un manifeste d’anti-management », Arles, Actes Sud, 2015.
11. Lire dans ce même numéro l’article sur les entreprises libérées, p 10-11.