Amiante: une justice pour les victimes ?

amianteLe scandale sanitaire de l'amiante dure depuis près de 50 ans et a provoqué plus de 150 000 morts en France. Pourtant, les responsables courent toujours et les chances de voir un procès pénal aboutir s'amenuisent au fur et à mesure que les années passent. Retour sur l'histoire de ce matériau maudit, et les dernières évolutions de l'affaire depuis Dunkerque, où nous avons rencontré des victimes de l'amiante qui demandent justice.
 
L’usage de l’amiante est connu depuis l’Antiquité, mais c’est à la fin du XIXe siècle que les industriels européens découvrent ses propriétés isolantes, sa résistance au feu et à l’action corrosive des produits chimiques. Par chance elle est aussi très économique et devient le matériau miracle de la France d’après-guerre : tous les bâtiments construits avant 19971 seront recouverts du sol au plafond par le « magic mineral ». Par contre, les industriels sont moins regardants sur sa toxicité. D’un point de vue médical, le lien entre amiante et cancer est scientifiquement connu depuis 1935, et le lien entre amiante et mésothéliome depuis 1960. Des pathologies provoquées par l’amiante (cancer du poumon, lésions de la plèvre pariétale, asbestose2), le mésothéliome est la pire de toutes : la tumeur maligne touche l’enveloppe du poumon (plèvre), du cœur (péricarde) et du système intestinal (péritoine). Il est d’emblée surnommé « cancer de l’amiante », car cette fibre est le seul facteur de risque reconnu pour ce type de cancer3. Il faut parfois attendre plus de vingt ans après l’exposition pour que la maladie se déclare.
 
Un chiffre pour mesurer – s’il en est besoin – le cynisme des industriels : 80% de l’amiante (143 millions de tonnes) est produit, au niveau mondial, après qu’il a été prouvé que toute personne exposée à l’amiante, même à des très faibles doses, a des risques importants de déclarer un mésothéliome4.
 
Malgré les connaissances sur sa nocivité, le cartel de l’amiante étouffe les premières alertes sanitaires. En novembre 1971, les industriels organisent à Londres «  une conférence internationale des organisations d’information sur l’amiante  ». La motion finale exhorte les industriels, dans leur propre pays, à créer un « comité d’action »  pour influencer les réglementations gouvernementales. C’est le début d’une redoutable stratégie d’occultation de la vérité5 sur la dangerosité réelle du produit, menée par les industriels, grâce à la complicité active de scientifiques, des pouvoirs publics et des médias. En France, cette stratégie prend la forme d’une structure de lobbying : le Comité français d’étude sur les effets biologiques de l’amiante (Cofreba), qui ne résiste pas aux premières oppositions à l’empoisonnement de l’amiante.
 
Naissance d’un contre-pouvoir ouvrier et scientifique
 
La première lutte significative contre l’amiante en France, ne se déroule pas dans une usine, mais sur le campus universitaire de Jussieu. Dès 1973, un chercheur alerte l’intersyndicale sécurité du site sur la présence massive d’amiante dans les 200 000 mètres carrés de bâtiments. Très rapidement un collectif intersyndical contre l’amiante se créé (CGT, CFDT, FEN6). Son objectif : réunir toutes les informations disponibles sur la toxicité de l’amiante pour interpeller l’administration, et informer le personnel et les étudiants. Ce travail conduit à la publication d’un des premiers ouvrages français sur le sujet, « Danger ! Amiante », publié en 19777.
 
Henri Pézerat, toxicologue au CNRS, est une figure centrale de cette lutte. Dans les années 1950, militant actif du parti communiste, il devient secrétaire national des ingénieurs au sein de la fédération chimie de la CGT. Le profil tranche avec celui des  scientifiques qui se cachent derrière leur pseudo-neutralité pour éviter de prendre position, et qui sont à la botte des groupes industriels privés.

À cette époque, très peu de choses sont connues sur les mécanismes expliquant les propriétés cancérogènes de l’amiante. Tout est ramené à un mystérieux «  effet-fibre ». Pézerat réalise des travaux de toxico-chimie sur l’amiante, et met ses découvertes au service de la lutte menée par l’intersyndicale.
 
Conscients que d’autres personnes en France sont menacées par le matériau, Pézerat et les membres du collectif anti-amiante de Jussieu contactent des sections syndicales d’entreprises transformatrices d’amiante, dont celle de l’usine d’Amisol à Clermont-Ferrand. Il s’agit pour les chercheurs de faire sortir leurs études du cadre hermétique de l’université, pour permettre aux travailleurs.ses de faire reconnaître leur droit à la santé, et les risques auxquels ils et elles sont exposé.es. Grâce à cette alliance, les ouvrières d’Amisol obtiendront plusieurs victoires sur  des aspects sociaux et sanitaires8. Pour la première fois, un contre-pouvoir à la fois ouvrier et scientifique émerge. Si ce combat fait d’Amisol le symbole d’une  industrie mortifère, cette lutte reste  exceptionnelle, et quasiment inaudible pour l’opinion publique des années 1970. Pressentant le danger qu’aurait une multiplication de ces foyers de résistance, les industriels vont dès lors tout faire pour étouffer les lanceurs d’alerte.
 
Le Comité Permanent Amiante (CPA) : un lobby très efficace
 
Après l’expérience ratée du COFREBA, les industriels de l’amiante se dotent, en 1982, d’une nouvelle structure de lobbying – entièrement financée par leurs soins – pour entretenir le doute sur la dangerosité de la fibre. Hauts fonctionnaires,  scientifiques, médecins, et plus étonnant, organisations syndicales de salarié.es et d’employeurs y siégeront9. Toutes et tous collaborent pour éviter l’adoption de règles drastiques, et prônent un « usage contrôlé de l’amiante ».
 
C’est que les membres du CPA ont de bonnes raisons de ne pas voir cette substance interdite : pour les industriels, il s’agit d’éviter de grignoter les profits ; pour les syndicats, de préserver des emplois.  En échange de leur caution scientifique au CPA, médecins et chercheur.ses obtiennent des financements pour de nouvelles recherches. Le débat sur l’amiante verrouillé, un compromis stable va perdurer sur le sujet pendant une dizaine d’années.
Le mensonge se fissure de toutes parts à la fin des années 1990. Plusieurs pays européens, comme l’Italie et les Pays-Bas en 1993, interdisent l’amiante. Pézerat, et d’autres membres de l’ancien collectif de Jussieu, qui ont refusé de participer au CPA, sortent de la marginalité dans laquelle ils ont été enfermé.es pendant presque vingt ans.
En réalisant le bilan des différentes recherches menées sur la toxicité de l’amiante depuis vingt ans, Pézerat estime fin 1994 que la fibre tue 3 000 personnes chaque année en France. Alerté par ces chiffres, l’institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) lance une expertise collective sur près de 1 200 publications scientifiques mondiales qui aboutit à la reconnaissance de la toxicité de l’amiante. La prise de conscience des pouvoirs publics est plus que tardive. C’est là qu’on voit le bon boulot réalisé par le CPA qui disparaît en 1995.
 
Jussieu, épicentre de la lutte contre l’amiante
 
Le combat contre l’amiante reprend de plus belle, et la mobilisation devient enfin une vraie force d’expression publique. Jussieu, une fois encore, est le foyer de départ de la lutte. En 1994, huit employé.es techniques sont reconnu.es en maladie professionnelle liée à l’amiante. Avec le soutien des militant.es des années 70 et de Pézerat, de nouveaux professeurs – emmenés par le chercheur Michel Parigot – créent le Comité anti-amiante Jussieu : ils réclament un diagnostic sur la pollution par l’amiante sur le campus et son retrait complet. Grâce à leur mobilisation, Jacques Chirac annonce le début du désamiantage de Jussieu en 1996.  De peur que le mouvement s’affaiblisse à nouveau, ils veulent aller plus loin : il faut fournir des preuves pour poursuivre les responsables du scandale au pénal.
La tâche s’annonce ardue car il faut trouver des victimes. Première difficulté, les victimes potentielles sont éparpillées et peu visibles. L’amiante a été utilisée aussi bien sur des chantiers navals, dans l’automobile, le bâtiment et la sidérurgie. De plus il n’existe aucun registre de victimes. Les ouvrier.ères tombent malades une fois en retraite, et ne sont plus forcément en contact avec les comités d’hygiène de sécurité et des conditions de travail, ou avec les sections syndicales de leurs anciennes entreprises. Pour surmonter ces obstacles à l’action en justice, Michel Parigot, et Henri Pézerat vont créer l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (ANDEVA10) en 1996, pour informer, alerter et mobiliser les victimes. Rapidement, des associations locales vont émerger partout en France, notamment à Dunkerque.
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Dunkerque rejoint la lutte contre l’amiante
 
Pierre Pluta a 42 ans lorsque le chantier naval de la NORMED, à Dunkerque, met la clé sous la porte en 1988. Il s’oriente vers une formation pour devenir ambulancier. Pour vérifier qu’il n’est pas atteint d'une maladie pulmonaire infectieuse, il passe plusieurs examens. Lorsque les résultats tombent, il apprend qu’il est atteint d’asbestose. « Le médecin du travail ne m’a pas expliqué ce que c’était. Je n’ai pas demandé non plus, j’étais juste content de ne pas avoir une maladie pulmonaire infectieuse qui m’aurait empêché de travailler », nous explique-t-il. Ce n’est que quelques années plus tard, dans les années 1990, qu’il tombe, par hasard, sur un ouvrage écrit par Pézerat sur l’amiante. À sa lecture, il comprend que l’asbestose est bien plus grave que ce qu’il pensait. Il souhaiterait rejoindre une association de victimes, mais à Dunkerque il n’en existe aucune. Il écrit alors à Pézerat qui l’oriente vers l’association lilloise Environnement et développement alternatif (EDA), née en 1990. Lui qui n’a jamais milité va faire ses premières armes dans cette association de défense de la santé environnementale. Il va alors lancer une alerte, dans La Voix du Nord de Dunkerque,  sur les risques sanitaires encourus par les travailleur.ses exposé.es à l’amiante. Avec des victimes qui ont entendu son appel, il crée en 1996 l’Association régionale de défense des victimes de l’amiante (ARDEVA) qui rejoint l’ANDEVA.
 
L’appel de Pierre Pluta ne touche pas que d’ancien.nes ouvrier.es ayant travaillé au contact de l’amiante. Eveline Lelieur, pneumologue, rejoint les rangs de l’ARDEVA. Lors de son internat à Lens, elle a soigné des mineurs silicosés11, et reste marquée par cette expérience. Un échange de savoirs s’opère entre la pneumologue et les militants de l’ARDEVA : « dès le début, j’ai aidé l’association à s’y retrouver dans le dédale des lois et des termes médicaux surtout. Les membres de l’association étaient capables de comprendre à condition d’avoir la clé du vocabulaire […] Petit à petit, tous les membres de l’association ont appris, moi je n’ai plus grand-chose à leur enseigner. Par contre, eux, avaient beaucoup à m’apprendre sur le côté juridique », nous raconte-t-elle.
 
Outre le soutien aux victimes, dans le parcours du combattant pour faire reconnaître leurs pathologies comme maladies professionnelles et le lancement des procédures civiles pour faire reconnaître « la faute inexcusable de l’employeur12 », l’ARDEVA et l’ANDEVA, souhaitent aussi poursuivre les employeurs au pénal. Les premières plaintes sont déposées en juillet 1996, d’autres suivront à Jussieu, Amisol, Clermont-Ferrand, Saint-Nazaire, Caen. Des lieux hautement symboliques de l’industrie amiantifère.
 
En février 1997, les entreprises dunkerquoises Normed, Sollac, et Weizsaeker & Carrère sont visées par une première plainte. Un dirigeant de la NORMED sera mis en examen en 1999. Après un non-lieu en 2003, l’ARDEVA se pourvoit en cassation, sa dernière chance pour cette première tentative au pénal. C’est à cette époque que les « veuves de l’amiante » lancent leur première marche à Dunkerque pour dénoncer la lenteur de la justice. Tous les mois pendant plus d’un an, elles tourneront autour du palais de justice de Dunkerque derrière une banderole « Nos empoisonneurs doivent être jugés ». Malgré leur mobilisation, les nouvelles mises en examens n’aboutiront à rien. Aujourd’hui encore, plus de trente dossiers, provenant de Dunkerque et d’ailleurs, sont à l’instruction, sans qu’aucun procès pénal n’ait abouti.
 
Le procès de la dernière chance ?
 
Mais les « veuves de l’amiante » sont plutôt coriaces. Le 4 avril dernier, elles reprennent leur marche à Dunkerque et exigent justice. Il ne s’agit plus seulement de faire condamner les employeurs mais de faire reconnaître la responsabilité des pouvoirs publics, des lobbyistes et des industriels : tous.tes celles et ceux qui ont siégé au CPA, syndicalistes compris. Cette nouvelle position devient source de tensions avec l’ANDEVA, qui ne veut pas que soient jugés au pénal les syndicalistes. L’ARDEVA s’allie alors avec le Comité anti-amiante de Jussieu de Michel Parigot. Ce sont les deux seules associations de victimes de l’amiante à porter en justice des dossiers dans lesquels des responsabilités nationales sont examinées.
 
Pour mettre toutes les chances de leur côté, ils font appel à un poids lourd du barreau, Eric Dupont-Moretti, l’avocat pénaliste champion de l’acquittement13. Le temps presse pour les militant.es. Un procès de l’amiante qui n’aboutit pas, c’est la porte ouverte à de nouvelles catastrophes sanitaires et environnementales, et à l’aggravation de celles en cours (pesticides, perturbateurs endocriniens, pollution aux particules fines, radioactivité, etc). Le cas de l’amiante a fait école. Les mêmes pratiques de lobbying sont utilisées par les industriels des produits toxiques. Il faut briser l’impunité qui sacrifie la santé des travailleurs.ses et de la population sur l’autel de la croissance.
 
De plus, les victimes, responsables et employeurs du dossier de l’amiante vieillissent. Or le décès d’une personne qui a été mise en cause entraîne l’annulation de l’action publique à son égard. Du côté des associations, il sera assez difficile d’assurer la relève de la lutte une fois les dernières victimes disparues.
 
Aujourd’hui, des dizaines de millions de mètres carrés de matériaux amiantés sont toujours en place dans des écoles, des hôpitaux, et d’autres lieux publics. Le  désamiantage est un vrai casse-tête pour l’État14. Le carnage n’est donc pas encore fini : l’Institut national de veille sanitaire (INVS) annonce que l’amiante fera 100 000 victimes de plus d’ici 2050. On comprend aisément pourquoi la justice tarde à juger les responsables.
 
Pour le moment, il faudra attendre septembre 2017 pour savoir si les juges parisiens mettent en examen les huit membres du CPA concernés par une plainte. Si leur responsabilité n’est pas jugée au tribunal correctionnel, les militants de l’ARDEVA et du Comité anti-amiante de Jussieu formeront un pourvoi en cassation, leur ultime arme dans cette affaire. En juillet 2016, des responsables italiens, dont un ancien ministre du gouvernement de Mario Monti, ont été reconnus coupables d’homicides et de blessures involontaires dans le scandale transalpin de l’amiante. De quoi donner de l’espoir aux victimes françaises. Mais pour l’instant, notre justice semble plus encline à préserver l’impunité des responsables, qu’à les mettre derrière les barreaux.
 
Vassili
 
 
1. Date de l’interdiction de l’amiante en France.
2. L’asbestose est une maladie de type « fibrose » dues à l’inhalation de poussières.
3. Alors que pour d’autres substances toxiques, il est difficile de prouver pour un patient atteint de cancer, le lien de causalité entre sa maladie et l’exposition à un ou des toxiques.
4. Annie Thébaud-Mony, « Amiante : défendre l’indéfendable », La Science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La Découverte, 2014
5. Stéphane Foucart, La Fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, Denoël, Paris 2013
6. Fédération de l’Éducation Nationale, qui en 2000 deviendra l’UNSA éducation.
7. Aux éditions Maspero.
8. Sur la lutte d’Amisol et de Jussieu, voir le film de Pierre Pézerat, Les Sentinelles : les-sentinelles.org
9. Participeront au CPA, la CGT, la CFDT, la CFE-CGC. FO quittera le CPA en 1986.
10. andeva.fr
11. La silicose est une maladie pulmonaire provoquée par l’inhalation de particules de poussières de silice (silice cristalline) dans les mines, ici de charbon.
12. La faute inexcusable de l’employeur peut être retenue dès lors qu’il avait été informé au préalable de l’existence d’un risque et qu’il n’a rien entrepris pour y remédier.
13. Figure hautement médiatique, qui dans ses principales plaidoiries compte des affaires sensibles, comme celle du trader Jérôme Kerviel, ou dernièrement, l’affaire du jeune Théo.
14. Nolween Weiler, « En France, il reste 20 millions de tonnes d’amiante disséminées dans les bâtiments », Bastamag, 14 mars 2017.

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