Vous aussi vous avez envie d'être pété.e de thunes, avoir tellement de pognon que faire un chèque hyper badass pour sauver Notre-Dame de Paris, ça sonne comme un petit cadeau (quasiment 4 fois le montant du Téléthon à soi tout seul) ? Pour arriver à ce degré d'excellence, la chance de Bernard Arnault ne s'est pas faite toute seule, ni en un jour. Retour sur la cascade d'événements où Bernard Arnault usant de ruse a pu mettre à sac le groupe Boussac.
Pour remonter aux origines de la fortune de Bernard Arnault, il faut remonter beaucoup plus loin. Un nom : Marcel Boussac (1889-1980). Tombé dans les oubliettes de l’histoire, il a été l’homme le plus riche d’Europe1, comme B. Arnault aujourd’hui. Grand patron du textile français, surnommé le « roi du coton », fournisseur de l’armée française pendant la guerre, collabo lorsqu’il le faut, mais aussi allié de circonstance avec la Résistance. Marcel Boussac est un patron comme savait en produire son époque. Chapeau haut de forme, possédant châteaux, haras et chevaux de courses. L’empire Boussac compte à son apogée jusqu’à 21 000 salarié.es dans toute la France après la Seconde Guerre mondiale, dont une petite pépite nommée Christian Dior, qui fait grand bruit dans les milieux de la haute couture en 1947...
Réactionnaire, nationaliste, opposant farouche à la décolonisation, propriétaire de plusieurs médias (l’Aurore, Paris-Turf), paternaliste fier, autocratique, Boussac ne voit pas venir les bouleversements des années soixante et s’obstine dans une gestion à l’ancienne de son groupe. En 1962, le Crédit Lyonnais demande à Boussac sa garantie personnelle. En bref, ses biens personnels sont mis en jeu pour toute demande de crédit ou pour couvrir les pertes. Au fil du temps, les pertes s'accroissent : 50 millions en 1976, 100 en 1977 et 160 annoncés pour 1978.
Ruiné, acculé par les dettes, Boussac est forcé de céder son empire en 1978 aux frères Willot. Il meurt deux ans plus tard.
Voilà les Dalton [1978-1981]
Les quatre frères Willot (Bernard, Jean-Pierre, Régis et Antoine) sont de Roubaix. Lancée dans le tissu médical, la société familiale créée en 1905 connaît un essor important jusqu’à sa débâcle dans les années 80. Gestionnaires industriels et financiers hors-pairs, rien n’arrête ceux qu’on appelle « les Dalton ». À leur crédit d’abord, c’est le succès des couches-culottes Peaudouce, créées en 1963 par la fratrie dont on reparlera plus loin.
Mais ce qui marque avant tout, c’est la boulimie de leurs acquisitions dans le secteur du textile français en difficulté. Ils rachètent des entreprises qui coulent et taillent sans ménagement dans les groupes industriels. Leur astuce : séparer les activités foncières des activités proprement textiles. Ainsi certaines machines fraîchement achetées vont dans les autres usines du groupe, l’immobilier est parfois simplement vendu pour couvrir les frais des rachats initiaux, le personnel est parfois licencié, leur idée est de construire un groupe industriel solide sur les restes de tout un secteur en déclin. Déshabiller Paul pour mieux habiller Jean, quitte à virer Paul (et à être condamnés pour « abus de biens sociaux »). Des méthodes étant perçues comme cavalières par le reste de la bourgeoisie du textile, mais qui arrangent bien les gouvernements successifs qui ne veulent pas voir le déclin industriel arriver brutalement.
La liste des rachats est longue et l’empire des Willot devient le plus grand groupe textile de France, pour ne citer que les plus connus : achats de la filature de coton Dazin-Motte (Roubaix) en 1959, Agache (La Madeleine, Seclin) en 1967, Saint-Frères ( dans la Somme dont Flixecourt et Amiens ) en 1969, Boussac (Vosges, Cotonnière de Fives, etc) en 1978. Mais aussi dans la distribution, Le Bon Marché en 1970, La Belle Jardinière (1973), Conforama (1976), les galeries belges Anspach (1978) et la chaîne américaine Korvette au US (1979)2. Les Willot, forts de « 74 000 salariés dans 80 usines et 120 grandes surfaces installées en France, en Belgique, aux États-Unis et en Afrique3 » ont peut-être été trop confiants au jeu du « too big too fail ». Mais le rachat de Korvette s’avère être une très mauvaise affaire qui fait faillite en quelques semaines, les banques se montrent plus pressantes, d’autant plus que les socialistes arrivent au pouvoir. La principale filiale des Willot, Boussac-Saint Frères, dépose le bilan le 26 juin 1981.
L’État sous influence ? [1981-1984]
Déposer le bilan c’est quoi ? C’est déclarer en justice qu’on est incapable de payer ses créances et de s’en remettre à l’État. Et pour les Willot, c’est l’occasion de faire pression sur le gouvernement Mauroy fraîchement nommé. Pierre Mauroy, maire de Lille et premier ministre de François Mitterrand, refuse le chantage à l’emploi sur ses terres lilloises : « Les chefs d'entreprise dont les difficultés ont pour origine l'indélicatesse ou l'incompétence seront traités avec rigueur, y compris sur leurs biens personnels. ». Le ministre de l'Industrie, Pierre Dreyfus n’y va pas par quatre chemins : « Il faut faire rendre gorge aux Willot ».
L’incroyable imbroglio commence. L’État met en place une équipe de gestionnaires pour procéder au redressement judiciaire du groupe, les Willot sont toujours propriétaires de leurs parts mais n’ont plus le droit d’agir dessus. L’État va donc gérer et administrer le désastre. Il met un milliard de francs sur la table : un tiers finance les primes de licenciement de quelques 4.000 personnes, un autre ira dans le sauvetage de l’outil industriel en investissement, le reste partira dans les dettes auprès des fournisseurs.
Gérard Belorgey4 l’un des gestionnaires se confie, dans un document auto-biographique qui transpire l’amertume : « Nous passions devant les lignes de maisons dont, sur les pas de portes, les familles nous regardaient. (…) Nous prenions le temps d’expliquer, de répondre, de rassurer, de tuer aussi. Nous avons rencontré plus de résignation que de colère parce que nous n’étions pas regardés comme des patrons ordinaires ; nous avons aussi touché les désespoirs simples et poignants de celles et de ceux chassés à jamais de la "vie humble aux travaux ennuyeux et faciles" qui avait été tout leur horizon, toute leur dignité, toute leur modeste existence partant en lambeaux ». Licenciements, donc, mais avec humanité, façon socialiste en fait.
Remettre de l’ordre dans les affaires et tenter de redresser la barre étaient leur difficile tâche, sauf qu’entre-temps l’année 1983 signait le « tournant de la rigueur » et l’arrivée de la « nouvelle gauche ». Hors de question de parler nationalisation, ni de gestion étatique qui pourrait paraître trop autoritaire.
Laurent Fabius est ministre de l’Industrie, Mauroy premier ministre, Mitterrand président. Un soir de novembre 1984, Belorgey raconte : « J’ai reçu l’ordre de passer en urgence rue de Varenne [au cabinet du premier ministre, ndlr] signer tous les désistements nécessaires pour que l’accord qui venait d’être scellé entre les Willot et Arnault puisse être mis en œuvre […] j’ai signé ce qu’on me demandait de signer. » Bernard Arnault était en embuscade. Lorsque Gérard Berlorgey rencontre Mitterrand lors de ses vœux en 1985, cinglant est le désaveu « "Au nom de mes convictions pour l’emploi, je me permets de vous indiquer, au moment où je quitte Boussac, combien un aussi grave enjeu mérite votre attention" Le chef de l’État a tourné la tête, m’a tourné le dos et est parti s’entretenir avec d’autres personnes ».
Arnault dans la bergerie [1984-1985]
Il faut savoir que Bernard Arnault n’est pas fait du même bois que tout le monde. Lorsque Mitterrand arrive au pouvoir, Bernard a 31 ans, il fait partie de cette caste qui imagine « les chars soviétiques défiler sur les champs Élysées » et qui craint pour son pèze. Il s’exile tout de go aux États-Unis en 1981, autre chose qu’un séjour Erasmus !
Et pour cause, il en sait quelque chose. Monsieur a 25 ans lorsqu’il est nommé directeur de la construction chez Férinel, en 1971, la boite du père qui fait dans le BTP. D’ailleurs c’est pas assez chic ; en commun accord, fiston et papa-tron revendent la « start-up » du grand-père pour ne se consacrer qu’à la promotion immobilière. C’est là où père et fils ont beaucoup plus qu’un lien de parenté : ils sont associés. À 28 ans, il devient directeur général, s’il vous plaît, puis succède à son père à 29 ans. De quoi donner des complexes en terme de « méritocratie ».
Parait-il que les promotions immobilières n’eurent point les effets escomptés au nouveau monde. Mais lorsque Bernard revient en France, il a un joli carnet d’adresse. « À New York, Bernard et sa femme fréquentent le milieu des Français expatriés, au sein duquel ils se lient d’amitié avec (...) François Polge de Combret (ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Valéry Giscard d’Estaing et banquier chez Lazard), (...) Claude Gros (président de la filiale américaine de l’Institut pour le développement industriel : IDI), une structure publique d’investissement qui, en France, joue un rôle de premier plan dans le sauvetage du groupe Boussac.5 » C’est dit ! On ne passe pas du BTP au grand luxe en un claquement de doigts, il faut avoir les bons amis. La trahison dans la bourgeoisie a parfois du bon et qui plus est avoir ses origines dans la bourgeoisie du Nord, où on sait se repérer, se renifler entre voisins huppés, les arbres généalogiques font le reste.
Fin 84, Bernard Arnault passe un accord avec le gouvernement Fabius. Fort de ses relations, il a bâti un dossier solide et promet moins de licenciements que ses concurrents à la reprise. D'un côté, Bernard Arnault promet 400 millions de francs d'investissements pour l'année suivante et de préserver l'emploi dans le groupe, d'autre part, l'état apporte en soutien quelques 750 millions.6
Le montage sonne comme un coup de poker pour Arnault. La fortune familiale apporte 40 millions de francs, il emprunte au Crédit Lyonnais (alors banque nationalisée) la coquette somme de 50 millions (soit 90 millions de francs de liquidités pour Arnault), avec les banques Lazard et Worms puis avec Elf et Total. Il finit par aligner les 400 millions demandés en ayant en fonds propres seulement 10% de la somme. Avec ce montage et cette promesse, l'État cède alors ses participations dans Boussac pour 1 franc symbolique. Peu cher !
Lorsqu'un an plus tard il faut aligner l'argent sous forme d'augmentation du capital des 400 millions escomptés. Un petit problème apparaît : les Willot possèdent encore 16,4% du capital et veulent s'allier avec la banque Worms (10% des parts) pour la faire à l'envers à Bernard. Qu'importe rien n'arrête la machine Arnault, il rachete la part des Willot au prix du jour en bourse, soit 400 millions de francs. Il emprunte cette somme auprès du Crédit Lyonnais (encore eux !) Fin du game pour les Willot qui ont mieux à faire avec leurs procès mais sortie ô combien rentable par rapport aux propositions antérieures7.
Et comment Bernard sauve sa mise ? Tenez-vous bien. Il crée la société "Bernard Arnault et Associés" qui détient des parts dans la financière du groupe Boussac, il ouvre le capital à 49% et cherche des actionnaires, il récole ainsi 530 millions de francs, ce qui lui permet de rembourser le Crédit Lyonnais pour le rachat des 16,4% des Willot. Pas con, surtout lorsque la confiance des actionnaires règne est fidèle au "capitaine d'industrie"…
À partir de là, vous avez la recette Bernard Arnault : créer des holdings, garder le contrôle décisionnaire (51%), partager les 49% restants, embarquer tout ce beau monde dans le milieu des requins de la finance. À la guerre des camemberts, il ne reste qu'un seul président. La particularité de celui-ci est d'avoir commencé dopé à l'argent public.
La métaphore du capitaine d'industrie peut être filée beaucoup plus loin dans les imaginaires. Si capitaine il y a, c'est d'un navire dans l'océan du capitalisme sauvage. Son équipage, c'est la multitude de ces petits porteurs qui traînent dans son sillage. À la recherche du trésor, ils adhèrent à la "vision" d'un maître prédateur à la barre du vaisseau amiral de la bourgeoisie. C'est Bernard Arnault qui fixe la confiance, qui travaille l'image et les taux de rentabilité. Plus on adhère à la bourgeoisie, plus on augmente la confiance auto-réalisatrice des riches faite par les riches.
Bernard Arnault, c'est l'incarnation de la richesse bienveillante, que ce soit pour Claude Pompidou, Bernadette Chirac, Cécilia ex-Sarkozy ou Brigitte Macron. C'est la discrète ombre noire qui va enrober de son drapeau la cohorte des anciens ministres influents de la république. C'est un savoir-être-riche à la française, d'une grâce quasi-divine pour la richesse, tantôt mise aux cieux par les politiques et les médias, tantôt décriée par François Ruffin dans le documentaire Merci Patron !
La grande braderie [1985-1987]
Bernard Arnault seul aux commandes promet de sauvegarder l’entreprise : « Ce plan qui prévoit une session limitée de département non-stratégique ne peut en aucun cas être assimilé à un démantèlement de la société car les cessions représentent moins de 20 % de l’activité ». Entre 1985 et 1987, Arnault licencie 8000 personnes et restaure la rentabilité. En 1988, les activités textiles de Boussac (sauf Christian Dior) sont cédées au groupe Prouvost SA, les couches Peaudouce sont vendues la même année pour 2 milliards de francs. En 1991, Conforama est vendu à Pinault 4,4 milliards de francs… même la boîte familiale Férinel est vendue à la Générale des eaux en 1995 (pour devenir Nexity).
Tailler dans l’effectif, démembrer l’entreprise, ça attire les investisseurs, le cours de l’action s’envole, dès 1987 le groupe pèse 8 milliards de francs, de quoi catapulter le millionnaire du BTP en milliardaire du Luxe.
Pas à une trahison près [1987-1990]
En juin 1987, LVMH naît de la fusion de deux fleurons du luxe Louis Vuitton (dirigée par Henri Racamier) et Moët Hennessy (dirigée par Alain Chevalier), les deux hommes ne s’entendent pas. Les parfums Dior étant la propriété de Moët Hennessy depuis 1971 (rachetée à Marcel Boussac en mal d’argent frais), Arnault ne rêve que de reprendre sous son giron la marque de parfum éponyme à son joyau du luxe. En octobre 1987, à la suite d’un krach boursier Arnault devient actionnaire à 25 % du groupe LVMH. Homme réputé de confiance, les deux dirigeants font appel à Bernard Arnault, troisième actionnaire, ou actionnaire « pivot », pour départager les deux patrons en froid. Promesses le doigt sur la couture pour l’un comme pour l’autre, Arnault agit dans la coulisse et roule dans la farine tout ce beau monde. Nouvel emprunt auprès du Crédit Lyonnais et de la banque Lazard, nouveau partenariat avec le brasseur Guiness, Bernard Arnault évince les deux patrons en 1990, par une OPA hostile, voici comment Bernard Arnault est devenu PDG de LVMH.
Aujourd’hui, le clan Arnault possède 47,44 % d’un groupe qui pèse 340 milliards d’euros, dont le chiffre d’affaire s’élève en 2020 à 44 milliards d’euros. Au premier semestre 2021, le résultat net part du Groupe s'élève à 5 289 millions d'euros, 10 fois supérieur au semestre 2020. Il n’a pas tort Bernard de dire à la VDN « ça va vous étonner, et c’est ce que je dis à toutes mes équipes, on est encore petits ».
Harry Cover
Dessins : Loïc Six
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1. Les Échos [groupe LVMH] – Série 5, Marcel Boussac. Patrick Lamm - 6 août 1999.
2. « Frères Willot » Dictionnaire historique des patrons français. Nicolas Stoskopf - 2010.
3. « Croix : l’industriel Jean-Pierre Willot est décédé » Gilles Marchal VDN 13 juillet 2015.
4. Un CV au service de l’État long comme le bras, mais retenez, en 1967 il est directeur de cabinet de J. Chirac au secrétariat d'État à l'Emploi, puis au Budget. Il a cofondé ce qui deviendra l’ANPE, l’ancêtre de Pôle emploi. De 1981 à 1984, il est directeur général de la Compagnie Boussac Saint-Frères.
5. Compte rendu du livre d’Airy Routier, L’Ange Exterminateur, la vraie vie de Bernard Arnault, Albin Michel, Paris, 2003.
6. La commission européenne trouvera que ce montage a faussé la concurrence Bernard Arnault a été contraint à rembourser 338 millions de francs en 1987.
7. L’État proposait jadis de racheter les actions des Willot pour 90 millions de francs