Askis, Catalys, Solerys, Tingari… en tant que chômeurs ou chômeuse, vous avez peut-être déjà eu affaires à elles. « Elles », ce sont ces boîtes privées qui rien qu’en 2021 ont touché plus de 300 millions d’euros pour « accompagner » les personnes privées d’emploi à coup de prestations fumeuses auprès d’un public autonome, qui, avec ou sans « elles », auraient retrouvé un taf. Dans le Nord, Tingari, ex-Ingeus1, sort du lot. Cette entreprise est particulièrement agressive pour faire du chiffre.
La loi Borloo de 2005 a signé le coup d’envoi du dépeçage de Pôle emploi, ouvrant aux entreprises privées le juteux marché de l’accompagnement des chômeur.ses. Jusqu’en 2012, le marché est en pleine croissance, passant de 84 à 186 millions d’euros annuels, puis à moins de 100 millions d’euros en 2014. C’est qu’en parallèle, un rapport de la Cour des Comptes de 2014 explique que « Pôle emploi obtenait en général des performances meilleures que celles des opérateurs privés »2. Un rapport interne de 2015 de Pôle emploi enfonce le clou : « l’accompagnement des licenciés économiques et des chômeurs éloignés de l’emploi réalisé par des opérateurs privés de placement a généré des coûts plus importants que l’accompagnement assuré par Pôle emploi »3.
Mieux cibler les chômeurs, s’assurer un meilleur pactole
Loin de remettre en cause le recours à des prestataires privés, le rapport de la Cour des comptes est en fait un cri d’alarme en faveur des boîtes privées. L’objectif de la Cour des comptes est « d’assurer sur le long terme l’équilibre financier de ces sous-traitants ».
Thomas Cazenave, récemment épinglé4 pour son rôle dans le recours accru aux prestataires privés durant le mandat d’Emmanuel Macron, est alors directeur adjoint de Pôle emploi. Les appels d’offre évoluent. Plus question d’échouer en accompagnant les chômeur.ses les plus éloigné.es de l’emploi, dorénavant, le privé accompagnera les chômeur.ses les plus autonomes. Comprendre : qui n’ont besoin de personne pour retrouver un boulot.
Les dispositifs qui en résultent depuis 2015 se nomment Activ’Emploi, Activ’Projet ou encore « Toutes les clés pour mon emploi durable ». Pour le syndicat Chômeurs CGT, il ne s’agit que de prestations « bidons ne servant qu’à enrichir les opérateurs privés de placement »5, qui reposent sur des inscriptions « de force » du fait « d’une rémunération à l’acte avec une prime en cas de retour à un emploi stable »6. Ici, le gouvernement s’est assuré que les prestataires touchent cette prime, puisqu’elle est versée si la personne trouve, à temps partiel ou complet, un CDD de 6 mois ou un CDI, et même si elle devient auto-entrepreneuse. En termes de stabilité, on a vu mieux.
Tingari, l’acteur incontournable dans la métropole lilloise
À Lille, l’entreprise Tingari est bien connue des chômeur.ses. Anciennement nommée Ingeus, elle a remporté dès 2005 le premier appel d’offre émis par Pôle emploi, « sans qu’aucune forme de publicité »7 ne soit effectuée . Pour l’emporter, cette boîte d’origine Australienne spécialiste de « l’accompagnement des candidat.es ou des salarié.es dans leurs transitions professionnelles » (sic) a su mettre toutes les chances de son côté. En effet, le premier directeur de la succursale française n’était autre que l’ex-directeur de l’Assedic Haute-Normandie, Jean-Louis Tauzin.
Avec pour ambition de « développer l’employabilité », Tingari sait aussi faire prospérer son business en mettant la pression sur les chômeur.ses pour qu’iels acceptent de rejoindre ses dispositifs. Vincent*, un chômeur interrogé ayant eu affaire à Tingari suite à une perte d’emploi, nous raconte, désabusé :
« Quelques jours après mon inscription à Pôle emploi, je suis convoqué par Tingari pour un entretien dit “obligatoire“. Lors de cet entretien, on est tous les deux d’accord sur le fait que leur accompagnement est inutile. Mais il m’explique que si je refuse leur suivi, la seule chose qu’il peut faire, c’est de “dire à Pôle emploi que je ne recherche pas un emploi durable… ensuite, la gestion de votre dossier par Pôle emploi, je n’ai pas la main dessus…“ »
Les pratiques de Tingari reposent sur la « menace implicite d’une radiation » explique Vincent, qui se couple « d’appels incessants », nous raconte Julie*, elle-aussi au chômage :
« J’ai été harcelée pendant des semaines… Ils m’appelaient plusieurs fois par jour, pour me forcer à faire un premier rendez-vous. À la fin, je n’osais même plus décrocher le téléphone. »
Julien*, délégué SNU Pôle emploi dans la métropole lilloise, tacle les pratiques de Tingari. Pour lui, « c’est juste du business, s’ils veulent être payés, il faut que les gens soient là. Si la personne a annulé ou reporté aux calendes grecques, ça n’arrange pas Tingari ». Il poursuit, regrettant le manque de communication de la direction sur l’accompagnement de Tingari : « On n’a jamais de retour de la part de la direction sur leurs activités, et notamment sur la répartition des CDD, des CDI et des auto-entrepreneurs ».
En outre, les boîtes privées court-circuitent les conseiller.es Pôle emploi, pas toujours informé.es du placement des usager.es dans ces dispositifs. Dans un échange avec sa conseillère Pôle emploi, Vincent nous raconte qu’« elle tombait des nues quand je lui ai dit que le suivi m’avait été présenté comme obligatoire, avec cette menace de radiation, me disant : “Jamais vous n’êtes obligé d’accepter leur suivi ! Ils sont juste là pour faire du fric !“ ».
Julie nous confie les difficultés qu’elle a eu pour annuler ce rendez-vous avec Tingari : « J’en ai parlé à ma conseillère Pôle emploi, qui a fait le nécessaire pour l’annuler. Deux jours après, Tingari m’a appelé à nouveau pour trouver un créneau, m’expliquant que ma conseillère n’avait pas la main, et que ce rendez-vous était obligatoire… Finalement j’ai pu y échapper, non sans mal ».
Julien, du SNU Pôle emploi, déplore que « si tu as accompagné quelqu’un qui est dans un métier où ça recherche tout le temps, il va retrouver rapidement… Généralement, il faut 2-3 mois pour trouver un boulot, ce qui correspond à la durée de la prestation. Et bim, il retrouve un emploi tout seul et Tingari ramasse l’argent. Dans ces cas-là, avec ou sans Tingari, les gens auraient retrouvé un emploi ».
Entre prestations fumeuses et vocables de la culpabilisation des chômeur.ses
Avec Tingari, l’accompagnement consiste en des ateliers collectifs en visioconférences pour aider les chômeur.ses autonomes à « déjouer les questions pièges », pour « booster sa recherche d’emploi » ou encore pour « écrire un CV ». Des ateliers où la culpabilisation des chômeur.ses joue à plein régime, comme nous le raconte Vincent, qui a dû y participer malgré lui :
« Durant l’atelier, une personne commence à raconter les difficultés qu’elle a eu pour tenir les cadences infernales imposées par son ancien employeur, une entreprise de surgelés. La formatrice lui répond alors : "À un moment donné, si vous n’êtes pas assez productive, ça ne sert à rien de continuer. Une entreprise a des objectifs, des attendues journaliers." »
Cette culpabilisation se couple d’une stigmatisation des chômeur.ses, « puisque comme vous le savez, le chômage, c’est risquer l’exclusion sociale », explique un formateur à Vincent, et de poursuivre lors de ce même atelier : « Ne dites pas que vous êtes au chômage, mais en transition professionnelle, c’est plus valorisant, ça démontre que vous travaillez, que vous ne restez pas sans rien faire ! ».
Un dépeçage organisé de Pôle emploi
Depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, les boîtes privées grappillent chaque année toujours plus de financements publics pour réaliser ce type de prestations, atteignant 304 millions d’euros en 2020, soit l’équivalent de 4 000 postes d’agent.e à Pôle emploi. Dans le même temps, en mai 2018, le directeur de Pôle emploi annonçait la suppression de 4 000 postes8. Simple coïncidence sans doute.
Ces suppressions de postes sont justifiées en juillet 2018 par Muriel Pénicaud, ministre du Travail et tutelle de Pôle emploi, au nom de « l’effort de maîtrise de la dépense publique ». Concrètement, depuis 2017, les effectifs de Pôle emploi diminuent – ou au mieux se stabilisent par un recours accru aux CDD, alors que le privé est favorisé, comme nous l’indique Julien :
« Avec Macron, c’est la politique de non-remplacements des départs à la retraite des agents. La justification, c’est de faire des économies et de dire que les agents de Pôle emploi ne peuvent pas faire les missions demandées. De l’autre côté, ils ont un recours massif aux prestataires externes ».
Dit autrement, l’objectif de réduction des dépenses publiques sert de prétexte au renforcement du privé, plus coûteux, ce qui en retour justifie de diminuer les effectifs à Pôle emploi. L’impact est limpide, les conditions de travail se dégradent et les chômeur.ses sont moins bien accompagné.es. Résultat ? Le travail des agent.es de Pôle emploi apparaît comme déficient, justifiant la poursuite de sa privatisation via des prestataires qui se nourrissent sur la bête. Et ainsi de suite.
Au gouvernement, en plein scandale McKinsey, ça ne chôme définitivement pas pour tuer le service public.
Texte par Pierre Bonnevalle
Dessin par Rob
Cet article est extrait du Numéro 66 du Journal La Brique, publié le 11 avril 2022
* Les prénoms ont été changés
1. En 2008, déjà, La Brique s’était intéressée aux pratiques de Tingari : « Attention danger Ingeus », Janvier/Février 2008.
2. Cour des comptes, « Le recours par Pôle emploi aux opérateurs privés pour l’accompagnement et le placement des demandeurs d’emploi », Mai 2014.
3. Pôle emploi, « Une évaluation coût-bénéfice. De l’externalisation des accompagnements renforcés des demandeurs d’emploi », Juin 2015.
4. Le Monde, « McKinsey, un cabinet dans les pas d’Emmanuel Macron », 5 février 2021.
5. Chômeurs Pôle emploi, « Des nouvelles prestations privées remplacent Activ’Emploi », 5 janvier 2021.
6. Idem.
7. Assedic, Rapport de Mars 2006 sur l’évolution de l’assurance chômage.
8. Le JDD, « 4 000 postes menacés à Pôle emploi à cause de la baisse du chômage », 5 mai 2018.