Un an après le grand mouvement de grève de l'an dernier à la SNCF, où en est-on ? Rappel : 2018, la SNCF se mobilise contre la loi ferroviaire du gouvernement Philippe, qui prépare la privatisation de l'entreprise. Les centrales syndicales, toutes mobilisées, font le choix discuté de la grève perlée : deux jours de grève tous les cinq jours. L'idée ? Tenir, ne pas se mettre à dos l'opinion publique (ou son expression supposée par les médias dominants), tirer les leçons des échecs précédents. Après un départ radical et convaincu, le mouvement s'essouffle pourtant, malgré plusieurs appels à reconduire la grève jour après jour. Aujourd'hui, la lutte redémarre. Pourquoi maintenant ? Que s'est-il passé entretemps ?
À l'interne, la répression a été féroce. Les sanctions sont tombées, sous forme de conseil de discipline, voire de mises à pied, pour les motifs les plus infondés : avoir crié un slogan dans un couloir, s'être agenouillé au passage d'un supérieur... Certaines personnes ont pris pour tout le monde et ont pu être chargées de pas moins de huit accusations différentes. Vieille logique répressive, qui consiste à faire des exemples. Les affaires sont jugées par un tribunal interne : alors que les syndicats pouvaient jusqu'à présent jouer leur rôle et faire baisser les sanctions, aujourd'hui les bureaucrates n'ont plus peur : aucune sanction n'a été baissée. À cela s'ajoute toute la « partie non-avouée de la répression » : les sanctions officieuses lors des notations.
De la démocratie en entreprise
De toute façon, après la loi ferroviaire de 2018, que reste-t-il du syndicalisme à la SNCF ? Les différentes instances de défense et représentation du personnel ont été fusionnées en une seule, les CSE (Conseil social et économique), qui commencent à fonctionner sur le territoire. Résultats ? Éloignement des salarié.es et des élu.es (un rapport de 4000 cheminot.es pour 27 élu.es), augmentation des dossiers à suivre (80, par exemple, pour le seul référent sécurité), au détriment de la connaissance du terrain et du contact avec la base.
La défense du personnel est donc entravée. Mais aussi la lutte contre les décisions managériales. C'est la domestication syndicale : les syndicats sont censés devenir des chambres d'enregistrement de décisions qu'ils ne peuvent modifier. « On est clairement passé à autre chose, on est dans une démarche autoritaire, nous dit Hector1, délégué Sud. Même la fiction du dialogue social, ils font plus semblant d'y croire ».
Soldes pour patrons
La loi ferroviaire prépare la privatisation de l'entreprise, avec la bénédiction de la Région. Privatiser, c'est construire un marché du transport privé. Une opération idéologique, fondée sur la haine du gouvernement contre tout ce qui est « public », mais pas que : le trafic augmente sans cesse et « y'a du fric à sa faire », nous dit clairement Sarah, contrôleuse. C’est la curée.
La création du marché passe par plusieurs processus, affublés d'euphémismes orwelliens par la direction. Le « morcellement », d'abord, soit en vérité l’externalisation des différents services. L’idée est de transformer la SNCF en une multitude de boîtes privées, au risque de créer des problèmes d'échanges d'informations. Par exemple, la partie gare et connexions va être privatisée : l'accès aux trains, les services, les infos aux usager.es, ne seront pas assurées par la même compagnie que celle qui fait rouler les trains. Bon courage pour la coordination.
Autre dimension : les « restructurations », autrement dit les fermetures de sites au nom de la modernisation et de la recherche de l'efficacité. C’est faire le choix conscient de créer des situations à risque au nom de la recherche du profit. D’ici 2021 par exemple, l'aiguillage sera centralisé. Un.e seul.e agent.e pourrait avoir la charge d'une commande de parcours de 150 km. La même personne devrait donc gérer en même temps les passages à niveau, l'aiguillage, la circulation, et les incidents…
Conséquence ? Les « transferts » de personnels, selon le mot des DRH, ou pour les personnes concernées, licenciements ou passage sous droit privé. Quand le service est vendu, les agent.es le sont aussi. « Si on fait 50 % de notre service sur une ligne appartenant à un concurrent, on est transféré.e d’office, explique Sylvie. Tu peux te retrouver privatisé.e sans avoir ton mot à dire, te retrouver dans une boite merdique sans avoir le choix ». De nombreux déplacements de personnels sont également prévus : plus de personnels « roulants » (contrôleur.es et conducteur.rices), par exemple, à Boulogne s/ mer, déplacé.es à Calais. Déménagements forcés vont s’ensuivre, ou embauches à des heures si matinales qu'elles mettront en péril la sécurité collective.
France Telecom saison 2
Aujourd'hui, la SNCF n'est pas une entreprise publique. C'est une entreprise de délégation de service public, prestataire de l’État. Les cheminot.es ne sont pas fonctionnaires, mais disposaient d'un ensemble de droits proches des fonctionnaires, contrepartie de la pénibilité du travail (version CFDT), ou conquêtes reflétant l'importance de leur fonction dans l'ancienne société industrielle : emploi garanti, caisse de retraite distincte de la Sécu... On sait comment les prétendus privilèges des cheminot.es ont été dénoncés par le gouvernement et ses relais pour lancer l'attaque générale sur les retraites. Évidemment, avec le passage au privé, on oublie le statut. Plus d’embauche au statut de cheminot.es dès 2020. Sylvie, 23 ans d’ancienneté, explique : « Quand j’ai débuté, j'ai signé pour ma retraite à 55 ans. Aujourd’hui, je dois partir à 61 ans et 6 mois. Avant, la retraite était calculée sur les 6 derniers mois, maintenant, sur les 25 dernières années ».
Autre dimension de la privatisation : la destruction des savoir-faire attachés aux métiers. Des métiers disparaissent, remplacés par des innovations techniques ou simplement supprimés pour faire du fric. Par exemple, les agent.es de manœuvre, chargé.es d'assurer le raccord entre les trains et de vérifier les freins, sont remplacé.es par une machine. Les métiers sont codifiés jusqu'à l'absurde : les technocrates imposent leur vision du métier et nient le savoir-faire des travailleur.ses. Ainsi, les conducteur.rices de train doivent désormais se plier à la lettre au très complexe guide Memento, rêve de bureaucrate qui détermine censément toutes les actions à tenir dans toutes les situations. Mais évidemment, le guide ne dit pas quoi faire face à l’imprévu, et renvoie l’agent.e à sa seule responsabilité dans ces cas-là. « Avant on savait tout faire et on se débrouillait, assure Cyrille. Maintenant… »
Pour tout le monde, la direction dégrade intentionnellement les conditions de travail (sous-effectif constant, changements réguliers de tâches au nom de la « polyvalence », etc.) afin de faire partir les agent.es. Le nom de France Telecom revient dans toutes les bouches. Ce n’est pas une exagération : les accidents de travail, arrêts pour dépression et suicides se multiplient.
C'est aussi l'incertitude qui pèse : les infos sur l'avenir ne sont révélées qu'au compte-gouttes par la direction. En cas de refus d'une offre de poste, c'est le licenciement qui attend. Et aucune garantie n'est apportée sur les propositions qui seront faites. Faut-il s’attendre au licenciement, au déplacement forcé, au changement de poste ? Le pouvoir des chefs se nourrit aussi de l’indétermination qu’ils laissent planer. Ne pas savoir à quoi s’attendre, ne pas savoir contre quoi lutter précisément, angoisse.
La lutte repart et elle s’arrêtera pas
Première manif devant la Région le 28 mai, manif nationale le 4 juin. Pourquoi juste maintenant ? Il fallait voir ce qui nous arrivait, disent les syndicats. Ne pas partir trop vite. Maintenant on voit. Les jours sont comptés, d'ici fin 2019. Les plus sceptiques des travailleur.ses prendront bientôt conscience des mutations profondes de leurs conditions de travail. On peut s'attendre à quelques nouveaux jours de covoiturage dans les prochains mois. La lutte des cheminot.es nous concerne tous et toutes : elle annonce le sort destiné à l’hôpital, à la poste, à l’école…
Lantier & Lud
1. Prénoms modifiés.