La Peugeot 106 Key West tourne à plein régime. 90 km/h sur la rocade portuaire. Ça tremble dans tous les sens. Le car-ferry de Calais est à portée de vue. À droite, un mur de béton. À gauche, un mur de béton (en attente de végétalisation – côté route seulement, faut pas déconner). Quatre mètres de haut sur un kilomètre de long édifiés au frais de l’État britannique pour le compte de Vinci. Coût total de l’opération : trois millions d’euros. Derrière nous, un utilitaire blanc, deux mecs dedans et une flamme bleu blanc rouge qui orne la plaque d’immatriculation. Belle escorte, on se marre. On les promène un peu avant d’aller garer la caisse à distance de la lande de Calais. La zone est bouclée par les keufs1 et interdite d’accès au nom d’une disposition permise par l’état d’urgence – histoire de s’assurer de la servitude des uns et de la mise à l’écart des autres.
Très vite, on se retrouve face aux bleus : « Bonjour, il se passe quoi par là-bas ? – Rien, c’est une zone logistique. – Et comment on se rend sur la jungle ? – Vous êtes accrédités ? – Non. – Alors, circulez. Et, soyons clairs, vous allez essayer de passer plus loin, par les petits bosquets, mais sachez que l’entrée sur le site est passible de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende ». On continue par le sud, croisant les armures positionnées à tous les accès, avant de se replier au café des Dunes où on vide une bière en traînant l’oreille au milieu des journaleux : « C’est vachement calme, tu vois, je m’attendais pas à ça, je croyais que c’était pire que ça, ici. Franchement, on n’est pas à plaindre, c’est super bien organisé quand même ». Une table plus loin, un vidéaste balance sans ambages à une jeune collègue : « Tu vois, nous, on est là pour construire des récits, on est là pour mettre en image les actions des forces de l’État ». Difficile d’être plus clair. La pilule de l’État est passée goulûment... avant d’être chiée telle quelle sur toutes les chaînes de télévision.
Zone à détruire
L’analyse de ce qui a été visé dans la destruction du campement ne semble pas traverser l’esprit des canardeux qui nous entourent. Excès de zèle teinté de cynisme, quand on sait ce que sont en train de vivre au même moment les réfugié.es à quelques centaines de mètres de là. De ces vies construites dans l’urgence, il ne restera bientôt plus rien, si ce n’est quelques images de centaines de « volontaires » attendant le bus pour une mise à l’abri... des regards, au sein des CAO disséminés sur le territoire national. On croise les bénévoles de l’association Utopia 56 en train de reprendre leur souffle au bistro des Dunes. On les avait rencontrés à Grande-Synthe au printemps dernier, avant que l’État ne leur reprenne la gestion du camp et amorce le virage sécuritaire. La troupe propose de nous déposer en fourgonnette à un point de vue deux bornes plus loin. L’association est accréditée, alors on se dit que c’est l’occasion rêvée de pénétrer sur le site... avant de se retrouver face à un nouveau barrage de casqués. On continue à pied sur une centaine de mètres. Devant nous, la zone sud, reprise par la lande après le démantèlement de mars dernier, nous sépare du lieu de l’opération. Au loin, la zone nord, encore habitée, fourmille d’allées et venues. La zone à détruire est encerclée par les CRS. Pas de bulldozers en vue. Ils vont entrer en action dans trois jours et mettre un terme à l’existence d’un espace politique en construction. De cela, il n’en est question à aucun moment, bien évidemment.
Faut avouer que l’État sait mettre les moyens nécessaires pour convaincre les spectateurs du bien-fondé de son action : conférences de presse nourries de visuels pédagogiques pointant les chiffres-clefs et le déroulement des opérations. En clair, une série d’infographies plus naïves les unes que les autres où la destruction se dissimule lâchement sous les traits d’une opération logistique et humanitaire : « Untel ira ici tandis qu’un autre ira là ». Destruction façon IKEA, mais à l’envers. Belle histoire d’une France accueillante en somme... à ceci près que c’est oublier un peu vite la responsabilité de l’État lui-même dans la création de ce bidonville en avril 20152. Mémoire courte, Cazeneuve ? Peu importe, le safari journalistique est là pour raconter la belle histoire officielle, filmer la mise en scène humanitaire, distraire les électeurs en vue des prochaines présidentielles, et surtout taire les véritables enjeux : violences policières, fermeture arbitraire des frontières, interdiction de circulation, violation des droits fondamentaux, etc.
Et ça marche. L’histoire va retenir les maraudes des services de l’État et des associations à la solde du gouvernement pour vanter l’asile en France auprès des réfugié.es. L’histoire va retenir les visages de ces hommes et de ces femmes massé.es devant la gare routière en attente d’un départ vers les CAO. L’histoire va retenir une « déconstruction »3 à la main par des ouvriers en combinaison orange, dont l’image capturée par les médias dans les premiers jours servira de caution à l’action « humaniste » du gouvernement. Silence pourtant face à la présence de centaines de mineur.es livré.es à eux et à elles-mêmes sur le site.
Silence aussi face au verrou policier et aux tirs de lacrymogènes qui font le quotidien de ce lieu depuis des mois. Silence enfin face aux bulldozers dépêchés et aux cabanes enflammées lors du troisième jour pour réduire en cendres le bidonville et face auxquels se sont retrouvé.es celles et ceux qui n’entendaient pas partir. Le 26 octobre vers 14 heures, la préfète du Pas-de-Calais annonce la fin des opérations et la « mise à l’abri » de tou.tes les réfugié.es. Fin de la partie, donc, et l’occasion pour les médias de plier bagage, loin de Calais. Et loin de celles et ceux que le plan de com’ a délibérément placé.es en dehors du traitement médiatique et de la mise en scène gouvernementale. Aucun mot ne sera écrit sur le processus de criminalisation qui s’abat avec acharnement, après cette purge humanitaire, sur celles et ceux à qui l’État prétend accorder le droit d’être « libres de rester là ».
Politique du harcèlement
Ce jour-là, on quitte Calais avec une boule au ventre qui accompagne notre sentiment d’impuissance face à cette situation. Et une envie, celle de revenir sur place et de rendre compte de ce qui se joue là-bas. Cette intervention a été une surprise pour beaucoup. La rapidité et la logistique mobilisée ont laissé peu de marge de résistance. Pourtant, cela fait plusieurs mois que l’État met une pression énorme sur les campements de la région : le camp de Tétéghem a été démantelé le 18 novembre 2015, le camp de Chocques a été évacué le 1er juin 2016, celui de Steenvoorde le 12 juillet 2016, et celui de Norrent-Fontes est toujours en sursis d’une intervention imminente. Même chose à Grande Synthe, où la reprise en main gouvernementale en mai 2016 a tout d’un démantèlement, sans le nom. L’objectif : saper toute possibilité d’installation sur le territoire en prévision de la destruction à venir du bidonville. Rien ne dit que c'était prémédité mais tout porte à le croire. Et les interventions se poursuivent comme au parc des Olieux, à Lille, démantelé le 23 novembre 2016. Pour le président de l’association Terre d’errance, rencontré à Steenvoorde, les intentions et illusions de l’État sont claires depuis longtemps : « Plus la vie sera dure, et moins il y aura de migrants ».
Dès lors, l’alternative est simple : CAO ou CRA4, au choix. D’un côté un dispositif de normalisation, de l’autre un dispositif de répression. Pour les un.es, le rêve impossible d’une demande d’asile en France. Et pour les autres, le risque permanent de se faire choper par les matraqueurs, stimulés par l’ouverture de la chasse. À Calais, alors que certain.es sont sur le quai du « départ volontaire », celles et ceux que l’État déclare « libres de rester » se retrouvent à nouveau condamné.es à l’errance. Mais libres de quoi au juste ? Libres d’errer sur le littoral au gré des contrôles policiers, depuis les gares jusqu’aux aires d’autoroute ? Cette destruction aux allures humanitaires est un mensonge. Elle marque en réalité le pas d’une répression toujours plus soutenue. Dans les jours qui suivent, la course aux réfractaires « en fuite » s’organise avec près de 125 placements en CRA accompagnant les battues des flics qui ont pour mission d’empêcher toute réinstallation mais aussi d’assurer l’éparpillement des exilé.es sur le territoire avant un renvoi à l’extérieur des frontières nationales.
Tout est sous contrôle
Quinze jours plus tard, retour à Calais. On gare la caisse à proximité de la gare. Quelques cars de CRS en vue. Aucune trace des exilé.es. Le parc à proximité de la gare où ils et elles avaient l’habitude de se retrouver est déserté, sous surveillance continue. La rencontre avec plusieurs militant.es de terrain nous plonge dans le bain sécuritaire, avec tout ce qu’il a de plus dégueulasse dans son quotidien. On apprend qu’une brigade anti-squat a été mise en place, recensant tous les lieux potentiellement squattables et les surveillant de près. Sous le mandat de Bouchart, 140 squats et campements ont été expulsés. « T’as une véritable politique du harcèlement qui se met en place avec une présence policière permanente », nous confie-t-on. « Tu te balades dans Calais et t’hallucines, t’as des endroits où t’as des murs qui encadrent 20 m² au sol pour empêcher d’éventuelles installations... » Le mieux est encore d’aller voir. Fabian5 nous propose d’aller y jeter un coup d’œil. On remonte dans la 106 pour une virée vers le port. Là, on comprend comment la ville est devenue le terrain d’expression d’un urbanisme de prévention situationnelle, frappée par l’omniprésence de grilles, de barrières, de fossés, de haies, de digicodes, de barbelés, de caméras, de patrouilles, etc. Les services municipaux sont allés jusqu’à mettre en lumière tous les angles morts de la ville pour limiter les installations éventuelles. Urbanisme de la paranoïa et de la surveillance permanente, visant à écarter les indésirables et à veiller au maintien de l’ordre6. Tous les moyens sont bons pour faire de Calais une ville aussi austère que Bouchart.
De loin, le président Hollande, en bon sauveur humanitaire, déclare : « J’assure [aux Calaisien.nes] qu’il n’y aura pas de réinstallation sur la lande. Elle est évacuée. Elle sera sécurisée ». Mirage électoral. « Calais ne changera pas d’emplacement sur la carte, il y aura toujours des gens qui vont arriver là parce que Calais se trouve précisément là », observe un des militant.es de terrain rencontré.es. Concrètement, c’est une course contre la montre jusqu’au scrutin présidentiel dans laquelle s’engagent les pouvoirs publics. Course alimentée par le jeu malsain entre la mairie calaisienne de Bouchart et l’État avec Hollande, Valls, Cazeneuve et consorts aux commandes. En attendant, toutes les personnes du Calaisis d’apparence étrangère sont la cible d’une traque policière permanente à base de contrôle au faciès intensifié, récurrent, humiliant dans les gares, les rues, les parcs. « On est nombreux à avoir assisté à des scènes où les CRS pilent au milieu de la rue parce qu’il y a de supposé.es réfugié.es qui traversent la route ».
La chasse est ouverte
Philippe Wanesson, du blog Passeurs d’hospitalité, pointe la mascarade gouvernementale liée à la destruction de la Jungle. « Le cadre législatif, c’est de prendre une demande d’asile sous trois jours et de fournir des moyens de subsistance en attendant. À Calais, ils ne prennent plus aucune demande d’asile. La sous-préfecture a été fermée durant le démantèlement et n’a pas été ré-ouverte. T’as des gens qui ont pris des rendez-vous depuis plusieurs mois et qui n’ont aujourd’hui aucune réponse ». En façade, l’État laisse entendre qu’il propose une solution ; à l’arrière il maintient les réfugié.es en dehors de tout cadre légal pour légitimer la pression policière qui s’organise sur tout le territoire. Philippe insiste : « Si tu loupes deux rendez-vous en préfecture, t’es considéré en fuite. Si tu quittes un CAO, t’es considéré en fuite ». Du coup, les bleus les recherchent et viennent les cueillir en gare pour les conduire en détention administrative. Hazebrouck, Saint-Omer, Dunkerque... et dans les gares jusqu’à Paris, chaque descente de train donne lieu à un tête à tête avec la police aux frontières scrutant toute personne ayant l’air d’origine étrangère.
Cécile, croisée en gare d’Hazebrouck, nous raconte ce qu’il vient de lui arriver. Assise sur le quai parmi quelques réfugié.es, des keufs viennent vers elle. Après lui avoir demandé sa destination, ils lui lancent, le sourire aux lèvres : « Faites gaffe qu’on vous embarque pas avec, vous êtes en plein milieu ». Toujours à Hazebrouck, face à un train qui part pour Calais, on assiste à la préparation des flics : « On se bouge, les gars, faut les bloquer, sinon ils vont tous débarquer ». Les CRA sont pleins à craquer, mais au rythme de la chasse, on construira d’autres de ces prisons gérées par la police. Face à la solution « toutes clefs en mains » pondue par l’exécutif, CAO et compagnie, jamais ceux qui entendent guider leur vie par leurs propres choix n’ont été tant traqués, acculés et marginalisés.
En vidant la jungle à coups de « départs volontaires », les autorités ont trié le bon grain de l’ivraie migratoire. Un militant interroge la situation : « C’est comme si la question des demandeurs d’asile se traitait en expulsant Calais. Ça veut dire quoi, des personnes qui franchissent la frontière tous les jours ? Ça veut dire quoi des personnes qui sont déjà éparpillées en France au moment des départs CAO ? Ces personnes-là, c’est comme si elles ne comptaient pas ». En fait, celles et ceux qui n’ont pas pris la main tendue de l’État n’ont plus de raison d’être ici. Plus de raison d’être considéré.es, plus de raison d’être tout court.
Hala Zika, Riton, Momo et Louis
1. 1250, c’est le nombre de gendarmes, de policiers et de CRS mobilisés pour « s’opposer à la centaine d’activistes de l’ultragauche No Border, en provenance de toute l’Europe » (source : recueil des actes administratifs, préfecture du Pas-de-Calais).
2. On a eu l’occasion de retracer l’histoire de l’ingérence de l’État face à la situation des réfugié.es sur le littoral dans un article, « Quand l’État administre le désastre », paru dans l’ouvrage collectif Décamper,
La Découverte, 2016.
3. La novlangue privilégie la « déconstruction » à la « destruction » ou à la « démolition ». Ça fait plus classe, et ça fait moins mal. À ceci près que ce qu’on détruit, ce ne sont seulement pas des bâtiments, ce sont aussi des vies, des solidarités, des voisinages, des résistances, etc. Et c’est précisément cela qu’il fallait détruire aux yeux de l’État.
4. Les centres de rétention administrative (CRA) sont utilisés par le couple police-exécutif pour enfermer sur simple décision administrative les exilé.es à qui l’État ne reconnaît pas le droit de séjourner sur le territoire français en vue de procédures d’expulsions forcées.
5. Le prénom a été modifié.
6. Sur l’urbanisme sécuritaire, lire « Un espace indéfendable. L’Aménagement urbain à l’heure sécuritaire », Jean-Pierre Garnier,
Le Monde à l’envers, 2012.