Emmaüs, ou l'esclavagisme moderne

ILLU EMMAUS

Depuis début Juillet, si vous allez à Saint-André-Lez-Lille, au nord de Lille, vous tombez près de la mairie sur un piquet de grève devant la Halte Saint-Jean. Les grévistes sont des personnes travaillant pour Emmaüs. Pour beaucoup, Emmaüs a l’image de la solidarité. En effet, Emmaüs accueille des personnes très précaires. On penserait que les communautés permettent à ces personnes de remettre le pied à l’étrier, de sortir de la rue, de se réinsérer… Cette image s’étiole considérablement.

Si vous prenez le temps de vous arrêter, l’accueil est chaleureux et les discussions commencent rapidement. Les voitures qui passent sont assez nombreuses à klaxonner en guise de soutien. Une banderole indique le nombre de jours de grève, mi septembre, on approche des 80 jours de grève !

 

L’esclavage moderne

Des affiches collées aux grilles ou aux portes attirent le regard : « L’esclavage, c’est ça aussi Emmaüs », « 40h par semaine payées 150 euros quand on les paye ! » On commence à comprendre, ça fait beaucoup de travail et pas beaucoup d’argent. L’esclavage, le mot est fort. Puis on tombe sur une autre affiche : « "Si tu ne veux pas travailler, tu prends l’avion et tu rentres dans ton pays". Anne Saingier, directrice, 2023 ».

Les premières discussions permettent de comprendre. La Halte Saint-Jean est une communauté Emmaüs. Les grévistes réclament son départ. Ils et elles racontent les humiliations subies, des propos et des attitudes infantilisantes, méprisantes et racistes.

On apprend qu’une femme enceinte a travaillé jusqu’au terme et est partie à la maternité en prenant le bus, elle a dû retravailler trois jours après la naissance. Un monsieur s’est tordu la cheville, il a de même pris le bus pour se rendre aux urgences. Il y a bien une médecin, dont le cabinet est proche de la Halte Saint-Jean, mais selon les grévistes, elle serait complice de la direction. Lors d’une manifestation, les grévistes ont sifflé et fait de nombreux reproches à cette médecin lorsque le cortège est passé devant son cabinet médical.

 

Le statut de compagnon

Il est important de comprendre que les personnes qui travaillent dans les communautés Emmaüs n’ont pas le statut de travailleur. On les appelle « compagnons ». Les compagnons d’Emmaüs, accueillis dans les communautés Emmaüs, sont censés bénéficier du statut spécifique de personnes accueillies dans des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires, créé en 2008.

Ce statut leur apporte supposément des garanties d’accueil en communauté, celle-ci devant leur fournir un habitat décent, un accompagnement social individuel et un soutien financier qui prend la forme d’une allocation communautaire. Ces droits leur sont acquis à partir du moment où ils respectent les règles de vie communautaire, qui prévoient notamment la participation à un travail destiné à leur insertion sociale. Le statut des compagnons est « exclusif de tout lien de subordination ». Enfin, c’est ce que dit la loi.

Anna Saingier a d'ailleurs répondu à des grévistes qu’ils et elles sont bénévoles. Par conséquent, pas de couverture en cas d’accident au travail. Si une personne est malade, elle n’est pas payée. Pourquoi y travailler alors ?

Les grévistes sont sans papiers. Certaines communautés Emmaüs ont un statut Oacas (Organisme d’Accueil Communautaire et d’Activité Solidaire), qui permet aux compagnons d’obtenir des papiers en règle au bout de trois ans. Certain·es grévistes y travaillent depuis 4, 5 voire 7 ans. Eh oui, à la Halte Saint-Jean, la communauté n’a pas ce statut Oacas. La direction dit n’avoir jamais promis de papiers, sauf que les personnes rencontrées disent avoir accepté ce travail dans l’espoir d’être enfin en règle. On ne peut pas affirmer qu’il y a mensonge, mais il est certain qu’il y a une ambiguïté. Et de fait, un gréviste explique que sans cet espoir d’obtenir les papiers, il ne serait pas resté.

C’est louche. D’ailleurs, mi‑juin, la communauté de Saint-André-Lez-Lille a été perquisitionnée par la police, une enquête est ouverte pour « travail dissimulé », « abus de faiblesse » et « traite des êtres humains ». Rien que ça...


Un travail et des conditions 
de vie insupportables

Les journées et les semaines de plus de 40 heures sont harassantes, pour une paye de 150 euros une fois déduits tous les frais : eau, hébergement, électricité, nourriture. Parlons de la nourriture. Les grévistes expliquent que Emmaüs reçoit des dons de nourriture à Wambrechies, et Emmaüs Saint-André reçoit les restes, du coup, les aliments sont parfois périmés. On leur facture les repas, que la direction n’a pas payés.

Emmaüs Tourcoing a rejoint la grève le 12 Septembre, ainsi qu’Emmaüs Grande-Synthe un mois plus tôt. Les grévistes d’Emmaüs Tourcoing expliquent que les logements sont horribles : « Je dors avec les rats. », dit une gréviste, « Les rats sont partout, dans la réserve de nourriture », « l’eau coule dans les logements quand il pleut ». La colère est grande quand ils et elles racontent les conditions de logement.

Il y a aussi les punitions. « J’ouvre ma bouche, alors on me met à travailler là-haut ». « Là haut, c’est chaud, on gagne moins, c’est pour me punir ». Explique un salarié. Il ajoute : « j’ai un mal-être, on nous demande de vendre des horreurs. J’ai refusé de vendre un canapé à des clients, le canapé puait le chien ». La direction semble bien se moquer des client·es autant que des compagnon·nes.

Un gréviste de Saint-André explique qu’il répare l’électroménager. Des machines à laver sont par exemple ramassées ou données. Il les répare donc et elles sont ensuite vendues. Emmaüs fait ainsi des profits. On comprend pourquoi la direction n‘aime pas les compagnons malades.

 

Une direction raciste ?

Reparlons un instant d’Anne Saingier. Des grévistes racontent qu’elle voulait franciser certains prénoms, car « les prénoms africains c’est compliqué ». Les mêmes personnes expliquent s’être aperçues que la direction fouillait leurs chambres en leur absence. « J’étais malade, et dans ma chambre, quand une clé cherche soudain à ouvrir la porte. Le directeur ne savait pas que j’étais là. Me voyant, il a menti en disant qu’il se trompait de chambre ». L’intimité n’est pas non plus respectée. Pourquoi fouiller les chambres ? Pour vérifier qu’un compagnon malade est réellement alité, et pour vérifier qu’il n’y a aucun vol. Il semblerait que la suspicion soit un réflexe pour la direction « Tu as une belle veste, comment t’es tu acheté cela ? ». On me raconte qu’une enfant de compagnonne jouait avec une poupée, qui était un don mis en vente. Anne Saingier la lui a prise des mains en lui disant d'expliquer à ses parents de payer la poupée. On conseille la lecture d’un article de Streetpress1.

A la mi-Juillet, Anne Saingier ne s’était toujours pas exprimée. Emmaüs France et son président, Antoine Sueur, l’ont mise en retrait et promis un audit externe. Mais le président du conseil d’administration de la communauté et dirigeant de l’entreprise Le Relais (qui collecte des vêtements), Pierre Duponchel, a lui pris la parole : il nie. Selon lui, son rôle est « d’organiser des activités solidaires pour pouvoir boucler le budget sans subvention » et il s’agit seulement d’un noyau dur qui ne veut que des papiers. Il s’en est également pris à Antoine Sueur qui selon lui prend une posture « lâche et inadmissible ».

La député macroniste de la circo de Saint-André-Lez-Lille, Brigitte Liso a fait circuler une pétition dans les quartier pour se plaindre du bruit généré par le piquet de grève. Pour ces gens, l’exploitation n’est pas un problème, à condition que les exploité·es le soient en silence !

 

La grève

D'un côté, Emmaüs France annonce mi-septembre envoyer à Saint-André un travailleur social pour régler tous les soucis des grévistes, amendes, bons d’achat, produits d’hygiène (comme des couches pour les nourrissons…) mais les grévistes ont des revendications précises auxquelles ils et elles tiennent. De l’autre, le C.A d’Emmaüs Grande-Synthe annonce réclamer l’expulsion des grévistes, contre l’avis d’Emmaüs France, qui retire à Grande-Synthe l’accréditation de l'association.

Les grévistes discutent tous les jours en AG, échangent les dernières informations, et sont d’accord pour accepter les bons d’achat, mais continuent la grève jusqu’à satisfaction de leurs revendications. Ils et elles sont méfiant·es, on a l’impression qu’on leur donne un peu par ci et qu’on emploie la menace et la force par là. La manœuvre a l’air grossière. La direction teste les troupes. L’expulsion des grévistes de Grande-Synthe a été empêchée une première fois jeudi 14 septembre.

Jeudi 28 Septembre, les grévistes ont durci le mouvement et se heurtent au silence de la Préfecture alors que tous·tes continuent d’exiger des papiers en règle. Les compagnon·nes occupent les locaux de la communauté Emmaüs de Saint-André. Des soutiens sont présent·es, les grévistes sont déterminé·es et déclarent n’opposer aucune résistance si la police les déloge, mais qu’iels reviendraient. Ils et elles comptent sur le soutien extérieur pour ne pas être seul·es face à la police. Enfin, une quatrième communauté, à Nieppe, est entrée en grève le 30 Septembre.

Sans réponse positive de la part du Préfet, les grévistes se donnent rendez-vous le samedi 7 octobre toute la journée place de la République à Lille, face à la Préfecture pour réclamer les papiers et ont annoncé qu’en l’absence de réponse, la grève serait durcie avec un jeûne symbolique, en espérant ne pas devoir entamer une véritable grève de la faim, cette idée étant réapparue.

Mardi 31 octobre, sept grévistes sans papiers d’Emmaüs Saint-André-lez-Lille étaient convoqué·es au tribunal, ainsi que Saïd Bouamama, membre du Comité Sans-Papiers 59 (CSP 59) et Jean-Paul Delescaut de l’Union Départementale CGT Nord, en tant que soutiens de la grève. Grévistes et camarades sont accusé·es par le président du site d’Emmaüs, Pierre Duponchel, d’occupation illicite et de blocage du site. En sortant du tribunal sous les applaudissements des soutiens, Alix déclare : « Je rappelle que nous sommes accusés à tort, nous gardons la tête haute et cela jusqu’à la fin. »

Comme un carton accroché à une fenêtre du bâtiment occupé le dit : « Duponchel en prison, Saingier démission » et des papiers pour toutes et tous, c’est le minimum ! Tenir et rester unis, voilà le mot d'ordre, les grévistes peuvent gagner.

Texte par Bennn
Dessin par Tur

 

1 www.streetpress.com/sujet/1687272147-nord-communaute-emmaus-traite-etres-humains-travail-dissimule-lille-sans-papiers

 

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