Jeudi 5 avril, les six militants du Comités des Sans Papiers (CSP59) placés en rétention depuis le 30 mars passait devant la juge des libertés au Tribunal de Grande Instance de Lille. La juge devait statuer sur la régularité de leur arrestation dans le cadre de l’occupation des locaux de l’UMP.
Dès 9h30 :
sur l’avenue du Peuple Belge à Lille des cars de CRS stationnent dans les rues adjacentes, et plusieurs flics sont postés à l’entrée du tribunal de grande instance (TGI). À peine entrés dans les lieux, des flics demandent à quel procès on compte assister. Maladroitement, on répond tout mensonge « Aux comparutions immédiates ». Manqué, le service de justice
expédiée a lieu cet après-midi. « Vous rentrez pas ». On attendra qu’ils aient le dos tourné pour passer contrôles et portique de sécurité. Et on se faufile rapidement jusqu’à la salle G où se déroule l’audience.
09h50 :
Seule une vingtaine de personnes ont franchi le seuil du tribunal. De
la famille et des proches, ou des soutiens arrivés nettement plus tôt pour avoir une chance de rentrer. Les six camarades, quelques minutes avant l’audience, serrent des mains, disent « Merci d’être là », sont mis au fait qu’une assemblée s’est constituée en soutien en face du TGI, scande slogans et chansons, et donne une visibilité au procès.
09h55 :
On rentre dans la salle. Les personnes sont alignées en brochette en attendant leur affaire, et toutes les personnes venues assister au procès sont priées de s’asseoir au fond de la salle. La hauteur de plafond et les bruits des travaux en cours à côté du tribunal ne font que parasiter l’ambiance déjà tendue. L’affaire sera traitée par une seule juge, relativement avenante.
10h05 :
Deux personnes (deux dossiers) sont jugées avant que ne soit traitée « l’affaire collective ». La préfecture demande pour chacune des deux une prolongation de vingt jours de la durée de rétention en CRA (centre de rétention administrative). L’une à qui on a fait un contrôle d’identité pour « ses regards fuyants et son pas pressé » et l’autre, devenu aveugle suite à une agression dans la prison où il est resté pendant cinq ans, a à peine passé une journée en liberté, avant de se retrouver en centre fermé suite à un « banal » contrôle d’identité. Il était sous le joug d’une interdiction du territoire français depuis 2008.
10h45 :
L’avocat du préfet - le même qui plaidait pour lui au tribunal administratif, hier - s’est pointé en retard et demande « un peu de temps » pour prendre connaissance des dossiers (ceux qu’il a donc déjà eus sous le nez). Des piques sont lancées par la défense, le ton monte. La juge excuse le retard du provocateur, et suspend la séance dix minutes.
11h12 :
On commence. Les six personnes jugées sont « invitées » à se rapprocher du barreau, et se plantent sous le nez de la juge. À la personne qui bénéficie d’un interprète, elle demande s’il comprend le français. Celui-là fait non de la tête. Elle réagit, hautaine : « Vous ne parlez pas français, mais suffisamment pour comprendre la question... » Elle poursuit par une
revue des faits très rapide : occupation du local de l’UMP rue Solférino, dont l’un des responsables pleurniche auprès du préfet donc la police intervient très vite, virant d’abord les gens qui sont devant, avant d’éjecter ceux qui sont dedans (ce sont les mots de La Brique, pas de la juge, hein). Bilan : trente contrôles d’identité, sept interpellations pour « séjour irrégulier », six personnes gardées à vue puis menées au CRA de Lesquin.
La juge demande à chaque personne s’il y a des questions ou des choses à ajouter. Les réactions sont sensiblement les mêmes : « On était sept arrêtés, maintenant on est que six, et on était soixante à faire l’occupation, y avait au moins trente sans-papiers ! C’est une discrimination, non ? ». La juge demandera à l’un ce qu’il veut dire par « La police nous place nous d’un côté, et les autres de l’autre côté du trottoir » ? Son interlocuteur de lâcher un « Je ne sais pas, moi ! On est ciblé ! ». Mais elle ne semble décidément pas perméable à leur propos... On dirait même qu’elle reproche à ces personnes étrangères de faire défaut à la langue de Molière.
Juge du langage
Lorsqu’une avocate de la défense, Maître Emmanuelle Lequien, fait remarquer que l’une des personnes maîtrise trop peu le français pour comprendre tout à fait ce qu’on lui dit, et donc ce qu’il se passe, qu’il
serait nécessaire d’avoir un interprète, la magistrate décide d’évaluer elle-même le niveau de langue de la personne désignée, en commençant par lui demander s’il comprend, oui ou non (ou merde ?!), le français. « Il y a des choses que je comprends un petit peu, d’autres pas ». On pourrait croire que ça s’arrête ici, vu qu’entre un petit peu et pas du tout, il n’y a pas grand chose... Mais non, elle lui demande d’expliquer les événements, tout en l’aidant à construire ces phrases. « Nous, on a fait une manifestation, on était devant le bureau, on criait et on chantait parce qu’on n’a pas de papiers, et la police nous a séparés, ceux qui ont des papiers ou pas, et nous a emmenés vers porte des postes » articule-t-il péniblement. L’assistance reste silencieuse, des regards sont lancés à droite, à gauche, devant le cirque. À la juge de s’exclamer : « ben alors, on peut avoir une discussion quand même ! ». Me Lequien s’énerve « Oui, autour d’une bière ! Là vous lui tirez les vers du nez, vous l’aidez à formuler ce qu’il dit, et ce ne sont que des faits rapportés ! Comprendre ses droits, comprendre une procédure avec des termes juridiques, c’est pas pareil ». C’est une question de registre de langue, mais l’avocat-du-préfet appuie la magistrate « Moi, tout comme vous madame la présidente, je suis contre un interprète de confort ! Là il ne comprend pas « rien », et, je veux dire, il ne répond pas de façon complètement incohérente ». L’avocate sent la moutarde lui monter au nez mais à peine suggère-t-elle qu’il suffirait d’inverser la situation, d’imaginer qu’on est arrêté en Mauritanie et qu’on pige rien au décor, que la présidente tranche « Je ne fais pas droit à une demande d’interprète. »
Horreur de la détention mise à part...
La juge demande aussi à chaque personne si elle a rencontré des « problèmes » en garde à vue ou dans le centre fermé. Les réponses sont claires : les violences policières lors des interpellations sont évoquées, les accusés pointent sur leur corps les endroits où ils ont reçu des coups. « Mais, vous avez rencontré un médecin pendant la garde à vue, non ?-
demande-t-elle à l’un d’eux- il a bien signalé que vous aviez mal au dos ! » C’est qu’on ose sous-entendre que ledit médecin n’aurait pas fait honneur à sa profession entre les murs du commissariat central ! Elle est exaspérée, ils comprennent vraiment rien : elle, elle veut savoir s’il y a eu des irrégularités
de procédures, pas s’ils se sont fait casser le gueule ; c’est pas qu’elle s’en fout, mais comme elle le dira « Je n’étais pas là au moment des faits ! ». Donc elle réplique à K. qu’elle n’y peut rien si les policiers l’empêchent de dormir, et ne relève pas qu’on lui interdise de se procurer des bouchons pour trouver le sommeil. D’ailleurs, elle est de l’avis de l’avocat du préfet : les policiers, c’est pour la sécurité des personnes enfermées qu’ils font des rondes, c’est purement réglementaire, « pour empêcher des suicides ». La défense ironise : « On a compris, c’est pour leur bien ! » La salle rit jaune pour ne pas pleurer. Agacée, la juge se tourne vers celui à qui elle aurait délivré une licence de lettres dix minutes plus tôt : « Vous avez constaté un problème au centre de rétention administrative ? ». Il avance prudemment : « Si je peux appeler le téléphone ? ». Elle l’encourage « Oui, par exemple, si on vous en a empêché ? ». Il répond « Moi, si on me dit un interprète, je dis oui ». Elle s’agite un peu et redemande sèchement s’il a rencontré des problèmes au CRA. « Non ». Voilà, comme ça, c’est plié.
La défense
Les trois avocats plaident des nullités et des vices de procédures, notamment sur le « détournement de procédure », car les policiers devaient intervenir uniquement pour « occupation illégale d’un lieu privé », et finalement, c’est la police aux frontières qui intervient et met en rétention des personnes uniquement parce qu’elles sont en « situation irrégulière ». L’avocat du préfet accuse plusieurs fois la défense de jouer les martyrs parce qu’il s’agit d’un local UMP, et qu’on « politise » cette affaire... Aux avocats de la défense de lui dire que c’est lui qui dérape et qui déplace le débat. En attendant, la défense n’a pas deux fois trop insisté sur le fait que ces personnes aient été désignées comme des « leaders », et donc triées sur le volet des personnes sans-papiers, choisies consciencieusement pour porter un rude coup aux camarades du CSP59. La juge, qui avait accordé 25 minutes supplémentaires de préparation à l’avocat du préfet, finit par regarder sa montre et ronchonne : « Vu l’heure qu’il est, je vous demanderai de faire très bref pour la défense de chacune des personnes [les avocats plaidaient jusque-là pour l’ensemble du dossier pour les six personnes], pas plus de cinq minutes, moi, la séance est suspendue à 13h15 ».
Dehors, les soutiens n’ont eu cesse de chanter, de s’encourager, de tenir bon, de garder un moral de fer malgré les heures graves qui s’écoulaient. De neuf heures jusque presque cinq heures de l’après- midi, heure à laquelle le verdict tombe : Kamel et Ameur sont « libérés » MAIS « assignés à résidence », et les quatre autres, Mohamed, Amar, Nacer et Malaw sont maintenus en détention. La lutte continue.