10h30 : le tribunal est en vue. Au moins cinq ou six policiers sont postés au portique de sécurité. Tout est passé au peigne fin... La queue s’allonge, on poireaute, on n’ose pas trop souffler ni montrer son impatience, trop content-es de rentrer plus facilement ici qu’à Lille...
Une occasion pour la flicaille de rouler des mécaniques et d’enfoncer plus que jamais les talons des rangers sur le sol, ce qui leur donne cet air de toujours chaloupé et ridicule. Sur la quarantaine de personnes présentes, seule une grosse vingtaine passe le seuil du tribunal. Les autres restent dehors, apparement à cause d’une banderole déployée. Ici, l’architecture est nettement moins hostile qu’au tribunal de grande instance (TGI) de Lille. Une pièce rectangulaire type “salle d’attente” est au coeur du bâtiment dans lequel nous nous trouvons, de nombreux escaliers partant ici et là vers le haut, ici dans ce petit coin il y en a un qui descend... à ces éléments se conjuguent quelques couloirs, et le tout reflète quelque chose de labyrinthique. Les différentes hauteurs de plafonds renforcent le sentiment qu’on a d’être plus minuscule que rien du tout comme c’est le cas avenue du Peuple Belge.
Cours d’Assises B, salle d’audience n°7
Ça s’agite du côté des bleus lorsqu’on s’approche de 11h00, on se dit que “les quatre” arrivent. Un des gradés somme les autres de venir en claquant la langue. Il est suivi sans moufter. D’autres agents nous font signe que la séance va bientôt être ouverte. On nous permet d’entrer dans la salle au compte-goutte, elle ne peut pas accueillir tout le monde. Des camarades sont lésé-es et prendront leur mal en patience le temps du procès. La salle est toute en largeur, le plafond est relativement bas. Sur la droite, une sorte de “box” moitié opaque, moitié plexi. C’est là que sont installés Nacer, Malow, Amar et Mohamed, comme des criminels. La fatigue a encore tiré leur traits depuis jeudi.
Rebelote ?
Entre le juge, la cinquantaine passée, poivre et sel dégarni sur les golfes, un bouc affiné et pointu. De petits yeux noirs et vifs sous des sourcils peu marqués. Il invite Monsieur S. à se présenter à la barre, et lui demande s’il comprend le français. “Non”. Est-ce sûr ? “Oui”. L’avocat-du-préfet, maître Ben Attia, souffle mesquin “Plus les audiences passent, moins il comprend !”. Méprisant mais pas très courageux, puisque le juge lui fait répéter deux fois la phrase avant qu’il l’assume tout haut. Cette fois, et contrairement à la juge lilloise, le président ne lui prête pas tant l’oreille, “Vous voulez un interprète ?” enchaîne-t-il en regardant son premier interlocuteur, qui hoche la tête, “le tribunal accepte la demande, on verra votre dossier un peu après les autres”. Aux trois autres personnes, donc, s’ensuivent les mêmes types de demandes qu’au TGI deux jours plus tôt. Le juge demande chacun son tour de rappeler les faits et sa propre situation administrative. L’une ou l’autre voix trahie la fatigue des épreuves endurées depuis plus d’une semaine, certains mots s’étranglent de justifier l’absence de papiers et d’évoquer les refus continuels au guichet de la préfecture. Le corps tremble aussi, chez les personnes jugées et aussi chez quelques proches venus les soutenir. Désarticulée, une explication de son implication au sein du Collectif des Sans-Papiers, et de l’importance de son action, sort d’un homme au coeur lourd, qui explique lui aussi qu’il en a fait des démarches, pour n’être jamais régularisé. Ne voyant pas arriver d’interprète, le juge décide de poser malgré tout quelques questions à monsieur S. Il précise que ces mauvaises conditions seront inscrites dans le dossier et prises en compte pour une quelconque décision, considérant ce défaut d’interprète une “raison substancielle”. Lorsque monsieur S. déclare vivre en France depuis l’an 2000, le président ne peut s’empêcher de dire, étonné surtout : “Ça fait douze ans ! C’est dommage de ne pas parler mieux le français”.
Défense
Devant la cour d’appel, c’est maître Danset qui plaide pour les quatre camarades. Elle plaidait aux côtés de maîtres Lequien et Cardon au TGI. Une nouvelle fois sont soulevés des vices de procédures, notamment une irrégularité de requête du prefet, mais surtout revient sur le tapis la question du détournement de procédure et de mélange des genres administratifs et judiciaires. D’une voix calme et assurée elle entame ses arguments, pas impressionnée deux secondes par son concurrent qui se la raconte à fond, fort de son statut de privilégié du préfet. Dans sa plaidoirie, claire et posée, elle démontre au président que la présence de la police aux frontières (PAF) aux abords du local de l’UMP le 30 mars dernier n’était pas le fruit du hasard, “Dans le sigle PAF, il y a le mot “frontières”, ce n’est pas anodin ! Ils sont intervenus là où des personnes manifestaient et réclamaient des papiers, ils savaient bien qu’il y avait des sans-papiers !”. Elle poursuit : “Ces personnes ont été arrêtées et placées en garde-à-vue pour le seul motif de n’avoir pas de papiers en règles, et non pour occupation illégale, [seule et unique] raison pour laquelle le responsable de l’UMP avait contacté le préfet, et pour laquelle il souhaitait l’intervention de la police”. D’où le détournement de procédure.
Contre-attaque
L’avocat-du-préfet, maître Ben Attia, défend que la police aux frontières est intervenue comme interviendrait “La brigade fluviale si elle voyait une personne se faire agresser”. D’ailleurs, poursuit-il, les gens qui ont été virés du siège politique de sarko sont contrôlées par la PAF en effet, mais : “On n’est plus dans le local ! On est sur le trottoir ! La police aux frontières constate une infraction quand elle procède à des contrôles d’identité : elle fait son boulot.” Quelques minutes plus tard, il s’enflamme : “La police est sur les lieux, elle constate un troupeau sur le trottoir, elle est obligée d’intervenir !” Quelques rires amers s’élèvent dans l’assistance au mot “troupeau”, les gens soufflent par le nez de colère et de mépris envers cet homme qui, avec pour seul soutien celui des forces de l’ordre et de l’avocat général, sait manipuler les mots avec aisance. L’avocat général, complétement absorbé par la plaidoirie, lance à l’avocat-du-préfet des regards langoureux, presque amoureux. Ce dernier commence à transpirer dans sa plaidoirie. “On parle d’une intervention calculée monsieur le président, mais les policiers ont agit dans l’urgence !” Où se sont-ils précipités pour humilier, violenter des personnes étrangères ? S’ensuit une longue tirade, passionnée, “J’ai confiance en la justice de mon pays ! Je crois en la séparation des pouvoirs, puisque mon confrère (les avocates n’étant pas des consoeurs...) sous-entend ici qu’elle ferait défaut !” Il transpire, il transpire tellement, ça suinte derrière ses oreilles : “Les policiers jouissent d’un droit ABSOLU d’intervenir sur des éléments factuels !” Conclue-t-il, des perles sur le front. L’avocat général, qui était complétement absorbé par la prestance (indéniable, même redoutable) de maître Ben Attia, qui se rassoit alors en nage, se lève à son tour et appuie tous les arguments développés par le défenseur de l’État.
Le sketch
Interruption soudaine de la séance : le juge accueille l’interprète arrivé tardivement, et fait se lever monsieur S. ... De quoi lever un peu d’ombre au tableau deux minutes ? La réalité rattrape vite la courte illusion : ce dernier ne parle pas l’arabe, seule langue pour laquelle est assermenté l’interprète. Quelle efficacité ! Le juge a la mine renfrognée, “Merci monsieur, vous serez dédommagé pour le déplacement inutile, la cour s’excuse de vous avoir fait venir pour rien, vous pouvez rentrer chez vous” Belle occasion pour l’avocat-du-préfet pour en remettre une couche, dire que normalement “Quand on passe un certain temps dans un pays, on en maîtrise les spécificités” et regrette que l’on ne puisse pas s’attacher aux personnes, à la dimension humaine, et blablabla, il s’agit ici d’un “évènement malheureux” et d’une “action qui a mal fini”... Si lui-même connaissait mieux les dossiers des personnes à qui il peut briser la vie, en permettant à l’État de les expulser vers leur “pays d’origine”, il saurait, comme fait remarquer l’oncle de monsieur S., que les langues officielles en Mauritanie sont effectivement le français et l’arabe... à aucun moment l’avocat n’en a fait la remarque, le savait-il seulement ? Mais, précise Bakari, cela n’est bien sûr valable que ceux qui ont été à l’école et qui en ont l’accès... ainsi les langues réellement parlées sont les dialectes propres à chaque village, autant de différentes langues berbères que ne parle aucun interprète.
Quelques instants plus tard, le juge suspend la séance. Il est 13h05. Il rend son verdict “dans une heure environ”.
Une attente interminable
À un moment nous ne sommes plus que quatre dans le tribunal, les flics sont trois fois plus nombreux que nous. La majorité des personnes sont rentrées sur Lille où un rassemblement était prévu en début d’après midi (Voir sur ce site "Seule la lutte paie"). Les flics enchaînent des blagues plus hilarantes les unes que les autres. On peut entendre un “Pédé” suivi quelques phrases plus tard de rires bien gras, ou de nombreuses “blagues” entamées par des “Quelle est la différence entre une blonde et...”, mais on préfère fermer nos oreilles, et parler des engagements des uns des autres, en somme on fait connaissance. Sans doute lassé par la bêtise des bleus, à un moment l’un des hommes invective les agents “ Vous connaissez le Sénégal ?” les regards se tournent vers un flic plus échelonné que les autres, comme pour dire “euh, chef, on répond quoi, chef ?” ; pendant que l’autre poursuit “Ça vous intéresse ?”, la flicaille hausse les épaules, moitié intimidée, moitié ignorante. “Parce que le Sénégal c’est un pays francophone, par exemple, et nous après l’Indépendance on n’a viré personne hé hé !”. Il se fout de leur gueule, mais c’est même pas dit qu’ils aient relevé. La discussion est close par un “Oui, bon, ça va...”
Vers 14h00 on rentre à nouveau dans la salle, nous sommes huit à être resté-es. Nacer, Malow, Mohamed et Amar sont de nouveau derrière le box plexiglacé. La tension est palapable. 14h40, on s’impatiente. 15h20, on se demande ce que fabrique le juge. Peut-être est-ce bon signe ? On ose à peine le penser. On préfère se convaincre qu’il se fait un restau tranquille, et qu’il prend son temps, vu qu’il a une autre affaire à 17 heures. À côté une dame charmante feuillette le carnet de chants du CSP, elle traduit quelques phrases chantées tantôt en arabe, tantôt en berbère kabyle. On tente de poser des questions, de la distraire : on entendrait battre son cœur, ses yeux luisent, ses jambes tremblent, tantôt ses mains se tordent.
Verdict
15h28, un texto de la greffière informe maître Danset que le juge arrive bientôt. À 15h45 l’ensemble des personnes se lève à son arrivée. Deux minutes plus tard, il nous semble comprendre que “Le tribunal infirme la décision du tribunal de grande instance de Lille qui a pris la décision le 05 avril 2012 de maintenir les personnes en détention pour une durée supplémentaire de vingt jours”. On a tous entendu “-firme”, mais si c’est “affirme” ou “confirme” ou “infirme”, on ne sait pas. On n’ose pas se dire qu’on sait, tellement on a peur d’être cassé-es par une réalité trop brutale. On écoute, tendus comme pas possible, le juge déclarer que la première nullité n’est pas retenue... Puis il prononce, en substance, que le préfet ne peut décemment pas affirmer n’avoir pas été informé, ou n’avoir pas dépêché lui-même la police aux frontières, et “Qu’il y a un détournement de procédure évident”. Alors on n’avait pas mal compris. On commence à sourire. Les quatre personnes sont libres, ENTIÈREMENT LIBRES, et elles vont pouvoir retourner auprès de leur proches. La joie éclate un peu plus tard, tant qu’on est dans la salle des Assises, on reste un peu sonnés. Une victoire pour ces personnes, un espoir de recours pour les deux personnes assignées à résidence, Kamel et Ameur, et aussi une justice réclamée, depuis une semaine de chamboulements successifs, par le CSP59, enfin obtenue en tout dernier recours. Reste que ces personnes ont toujours au dessus de la tête l’épée de Damoclès, leur obligation de quitter le territoire français (OQTF). Qu’on se le tienne pour dit, le combat continue.
Stella