Souvenirs marquants pour plusieurs d'entre nous, l'histoire des squats s’écrit très peu. La Brique propose ici un récit subjectif à travers quelques lieux mythiques, mais surtout des pratiques collectives. Ou quand féminisme, antispécisme, anticapitalisme, autogestion, action directe, anarchisme sont transmis par une poignée de punk.es et de teufeur.ses en train de caler un bastaing contre une porte de hangar.
Mikette a seize ans. Elle commence à traîner dans les manifs, à sortir la nuit à Lille. Un jour, son grand frère l’emmène voir un concert dans un endroit immense, génial, bricolé en récup' de partout. Elle y rencontre une communauté diverse, qui l’impressionne par ses discours mais aussi par sa bienveillance. Au moment de partir, pas de bol, visite de keufs. Les habitant.es des lieux barricadent la porte, enfermant le public à l’intérieur du squat en expliquant pourquoi. Elle y retourne régulièrement, les lieux changent au gré des expulsions. Elle raconte y avoir fait, à l’écart des circuits militants étudiants, le début de son éducation politique.
Besoin d'espaces !
Dans les années 1990 se multiplient à Lille des expériences d’occupation illégale de maisons vides. Il ne s’agit plus seulement d’habiter mais de créer des lieux d’activités militantes et festives. Du point de vue de cette génération de squatteur.ses, on se distingue des occupations des années 1970 en lien avec les mobilisations sur le droit au logement (1). Les modèles sont plutôt des expériences récentes (à Paris, Rennes, Genève…) qui mettent en avant la réappropriation, le collectif et l’autogestion.
Certain.es se souviennent que l’été 1995, lors d’un rassemblement militant anti-patriarcal, ils et elles discutent de l’envie de créer un tel lieu à Lille pour organiser des concerts. Un vendredi soir au CCL (qui n’est pas encore rue de Colmar mais à Fives), elles et ils décident d’ouvrir la maison d’en face… Ce sera le « Clos Ferrer », un squat d’activités occupé par une vingtaine de personnes, lillois.es ou non. Il ne tiendra que trois mois, mais représente le début d’une expérience inédite. Il est est pour certain.es considéré comme le premier squat à Lille.
D’autres suivront comme le Teepee, Louis Boon, les Imposteurs, le Brancard, Le Labo, Fives Cail, le Maquis, puis dans les années 2000 le Chat crevé, le Donjon, l'Insoumise, le Vacarme ou aujourd'hui les 18 ponts… Ils ne tiennent parfois que quelques semaines, quelques mois. Certains, au contraire, durent, plusieurs années. Plusieurs lieux seront ouverts à Moulins. Le Teepee y ouvre en 1996-1997 rue de Douai avec une cave, des hangars, une partie habitable. Le lieu paraît idéal pour organiser des concerts – on peut y accueillir 500 personnes ! – et plein d’ateliers et de réunions. Ces squats vont alors constituer pour beaucoup le lieu d’un apprentissage militant à part.
De la pratique au mouvement
Dans ces nouveaux lieux autogérés, les conditions sont souvent spartiates et tout est à construire, y compris et surtout la vie collective et les modes de fonctionnement. On n’a pas l’eau courante, mais on a de l’énergie et des envies de créer d’autres espaces, d’autres liens. Pour beaucoup c’est une première : on n’applique pas de modèle, on le définit ensemble par les pratiques quotidiennes. Définir la place du personnel et du collectif, partager l’espace, les tâches, la parole, s’organiser horizontalement. Ça coince, ça discute et c’est tant mieux.
Ce sont aussi des lieux ouverts au public, avec des concerts, des projections, des cantines. On se veut en dehors du divertissement marchand, d’où par exemple la récup’ de bouffe et la pratique de la gratuité ou du prix libre. Alcool et drogues sont très présents, aussi parce que la fête fait partie intégrante de la dynamique collective : s’y retrouve une communauté politisée, en recherche d’autres rapports de sociabilité, mais surtout une scène musicale alternative, loin des circuits commerciaux. Une scène plutôt punk, un peu hip-hop, mais aussi, et ce sera particulier aux squats lillois, techno hardcore qui organise des free-parties dans la région. L’occupation d’espaces extérieurs, de friches, lors de street parties ou block parties (fêtes sauvages urbaines), rejoint l’occupation de bâtiments pour un mélange assez éclectique.
Construire du collectif politique
Disposer de lieux fixes, même s’ils changent au gré des expulsions, contribue à rassembler celles et ceux qui ne se considèrent pas comme une communauté, mais vont devenir de fait une force militante à part entière. Des lignes politiques se dessinent, avec l’importance des pratiques autogérées ou de l’action directe, et des liens avec des mouvements plus organisés en cours : le mouvement des chômeur.es, des sans papier.es ou les luttes LGBT par exemple. Les luttes féministes et anti-patriarcales sont présentes dès le début, un squat non mixte (femmes et pédés) est d’ailleurs ouvert rue Meurein, même si sa légitimité n’est pas évidente pour tout le monde. Plus tard viendront aussi les réflexions antispécistes, et même si politiquement le sujet fera débat, la bouffe vegan (2) finit par s’imposer, autant par ses vertus politiques qu’économiques. Les squats sont aussi un épicentre de la lutte antifasciste, et les skins fachos et identitaires attaqueront d’ailleurs régulièrement et très violemment ces lieux et les personnes qu’ils repèrent comme les plus actif.ves.
Les occupant.es ne sont pas tous.tes devenue.es squatteur.ses par nécessité : parmi elle.ux, peu travaillent mais leurs origines sociales sont parfois confortables et certain.es viennent de familles cultivées. Les fêtes sont l’occasion de prendre de la distance non seulement vis-à-vis des normes de la vie nocturne établie mais aussi de ces milieux, comme lors de « soirées de l’ambassadeur » chic et décalées. Mais une autre partie d’entre elle.ux est aussi chômeur.se ou précaire, et d’origine plus modeste. Ils et elles ont souvent en commun des parent.es au passé militant et beaucoup étudient en sociologie, en histoire ou à Sciences Po. Le milieu est aussi très blanc. Une ressemblance qui facilite peut-être le rapprochement des positionnements politiques.
Les mouvements militants plus organisés ne se risquent pas à l’entrisme au sein de ces collectifs, le militantisme dans les squats donne de lui-même une image bien trop désordonnée, radicale voire agressive, pour tenter d’éventuelles récupérations. Ça contribue à forger, par défaut peut-être, une identité politique collective, mais où on privilégie des formes d’action de l’ordre du créatif et du spectaculaire voire de l’absurde. À une parfaite lisibilité politique, on préfère la spontanéité, dans un état d’esprit situationniste. L’art du détournement, de l’humour et de la provoc’ sert ici tout autant l’efficacité que l’assurance de ne pas se prendre trop au sérieux.
Transiger pour durer ?
Avec des squats plus grands et plus durables, notamment le Teepee où le foisonnement d’activités attire un public large, vient la question des moyens de pérenniser l’endroit. Les premiers mois s’y croisent en effet les sympathisant.es de divers mouvements sociaux, et de nombreux projets notamment artistiques émergent. Un moment d’ouverture et d’effervescence resté exceptionnel, au risque de sacrifier la radicalité politique. Légaliser le lieu pour durer impliquerait de passer des accords avec les propriétaires ou la ville, sous forme de baux précaires.
La question de la négociation avec les autorités et de lieux semi-officiels fera l’objet de houleux débats les années suivantes, notamment dans des lieux emblématiques, comme les Tanneries à Dijon, dans les squats à Bruxelles, les « centres sociaux » à Barcelone ou en Italie. Pour sa part, le mouvement squat lillois restera finalement sur cette ligne de non-négociation avec les autorités, et la fracture sera toujours importante entre les squats et les autres lieux semi autogérés mais officialisés, comme les friches occupées par des collectifs d’artistes (voir article dans ce numéro à propos du 49ter).
Pourtant, même s’il faut accepter de vivre un peu à la dure et que la ligne de l’occupation non négociée reste relativement stricte, ce ne sont pas seulement des puristes vivant en réseau fermé. Opposer les squatteur.es à ceux et celles qui acceptent de payer un loyer n’a pas de sens. Les potes qui ont un logement, hébergent périodiquement les copain.es expulsé.es, ou mettent à disposition leurs douches et machines à laver font indéniablement partie de celle-eux qui soutiennent et font vivre le mouvement.
Les expulsions restent des moments éprouvants. Le Clos Ferrer, le Teepee expulsés un jour où pas grand monde n’est présent.e, ça use et ça refroidit un temps la motivation. De plus petits groupes affinitaires ouvrent d’autres maisons provisoirement. Il.les pratiquent le même mode de vie, à la fois plus politisés mais moins visibles.
On finit aussi, à la longue, par avoir l’expérience des expulsions. Du côté des flics elles ressemblent de plus en plus à une formalité voire à un exercice, comme au Brancard où le GIPN profitera que quelques un.es soient monté.es sur le toit pour s’entraîner, de même que le RAID rue de Maubeuge en novembre 2015… Parfois les flics repartent bredouille comme au Ch'ti D’Arras ou à la Mangouste (avant de revenir bien sûr).
Lieux éphémères, pratiques durables
De lieu en lieu, les occupant.es se renouvellent un peu mais une continuité existe : s’appuyer sur des espaces, plus ou moins visibles et ouverts au public, permet d’y construire du collectif. Plusieurs grandes bâtisses, à Moulins, Fives ou dans le Vieux Lille, jusqu’à aujourd’hui, abritent des lieux d’activités, ponctuelles comme des projections, des débats, des assemblées et des concerts, ou plus durables, dans un but autant récréatif que politique : boxe, autodéfense, cantines végan régulières à prix libre.
Il s’agit d’investir des espaces vides, au sens matériel, mais aussi de créer de l’espace pour essayer d’inventer d’autres rapports sociaux: non pas éliminer toutes les règles mais forger d’autres fonctionnements de vie collective. Ces squats ont pour point commun d’être des lieux éphémères, où on admet que toute l’énergie qu’on y investit (pour construire un super joli bar en récup' de trucs divers, pour installer des activités hebdomadaires) sera balayée à la première expulsion. Mais tant pis, on recommencera, ailleurs, mieux. Être nulle part pour être partout, insaisissables, et durer grâce à ça.
Un espace de réflexions
A partir de années 2000 vont aussi se constituer des info-kiosques et bibliothèques, lieux de circulation de fanzines, de textes proches du manifeste ou du tract mais aussi d’écrits théoriques sur le capitalisme, le sexisme ou l’autogestion par exemple. L’ouverture de l’Insoumise en septembre 2012 est en continuité avec cette activité éditoriale : cette fois-ci, il ne s’agit pas d’un lieu d’habitation mais de ressources : bouquinerie, projections, débats, participations aux mouvements sociaux, qui se veut ouvert à un plus large public.
Parmi les brochures qui circulent de squats en squats, plusieurs alimentent la réflexivité du mouvement sur lui-même, en diffusant des débats sur les fonctionnements collectifs, ou en publicisant des violences notamment sexistes (viols, violences entre partenaires affectifs…). La diffusion écrite anonyme est privilégiée, car parler de violences au sein de collectifs affinitaires et autogérés est souvent problématique : l’informalité des groupes fait reposer la cohésion sur des relations interpersonnelles fortes. Il faut reconnaître que ce travail de « lavage du linge sale » interne revient alors souvent aux féministes...
Une histoire, quand même ?
La nébuleuse des squats lillois des années 1990-2000 laisse peu de traces durables. Même si une communication circule localement sur les activités, elle est assez rudimentaire: tracts, infolines, bouche à oreille, voire juste une feuille collée sur la porte pour annoncer un concert. Quelques fanzines circulent, tentent de documenter le mouvement et de lui donner une relative unité politique. À Lille on voit passer le fanzine La Monseigneur par exemple. La pratique des médias n’est pas une priorité : dans les années 1990 Indymedia n’existe pas encore, il y a juste quelques apparitions à l’antenne de radio Campus. On annonce parfois les concerts dans la version papier du Sortir, mais dans l’ensemble le milieu cultive une relative confidentialité (3).
Les traces de la scène musicale sont plus nombreuses : pas mal de photos et de vidéos sont pris lors des concerts, ce qui permettra à quelques un.es de constituer un film documentaire, qui tourne dans les squats lillois en cassette VHS (4). Il n’est pas réellement diffusé, et ne revendique pas le statut de document historique du mouvement. Ici encore, plutôt que des beaux discours et des images héroïques, c’est l’expérience et le partage de façons de faire qui assure la transmission : ce qu’on se passe, c’est du savoir-faire porteur d’une identité du squat, parfois par quelques brochures non signées mais surtout par le collectif, la transmission pratique entre militant.es, que ce soit pour savoir barricader une porte, pirater l’électricité ou partager la parole en réunion.
Le mouvement squat lillois est riche d’une histoire qui ne peut et ne veut pas vraiment s’écrire, parce qu’elle appartient à celles et ceux qui s’en emparent et agissent. Et qui recommence dès qu’on ouvre une porte au pied de biche.
Mikette
- Voir n°47, "Ateliers populaires d’urbanisme, un toit c’est un droit".
- Aujourd'hui, « végan » fait penser à des hippies ultra riches californien.nes qui font du yoga. A l'époque en France seul.es les activistes de la cause animale utilisent le terme, et les milieux anars ne sont pas unanimes sur la question (motion de la Fédération Anarchiste contre l'antispécisme en 1995 par exemple).
- Là, il faut quand même s’imaginer le truc sans téléphone portable, sans ordi personnel et sans réseaux sociaux ! (C’était la minute « on est vieux-eilles ».)
- « Hors la loi » réalisé en 2000. Ici encore, on n’est pas dans la facilité du smartphone : tu filmes en Hi8 (c’est juste après le format VHS) et tu dois louer un banc de montage.