Aubry est une battante. Pour sauver le foie des jeunes Lillois-es et la foi (en elle) des moins jeunes, elle a livré une lutte acharnée rue Henri Kolb et elle le fait savoir. Le 15 décembre dernier, toisant l’opposition, elle déclare en conseil municipal : « On a mis 4 ans à obtenir la fermeture du Restau Soleil ». Par « on », comprenez : mairie, police, préfecture. Mais Aubry reste modeste. Cela fait en réalité beaucoup plus longtemps que le bar est dans le collimateur des autorités. En gros, depuis son extension en 2003. Son histoire est singulière tant le traitement que lui ont réservé les gestionnaires de la vie nocturne s’apparente à de l’acharnement. Mais elle est aussi exemplaire de la manière dont la mairie cherche à gouverner la nuit lilloise, en concentrant la vie « festive » sur Masséna au détriment des quartiers et des lieux un peu trop… ensoleillés.
Façon double lame
Depuis six mois, le Restau Soleil n’a donc plus ouvert ses portes aux amateurs de pizzas, de karaoké ou de bières bon marché. Pour obtenir la fermeture, nos institutions l’ont finement joué, façon rasoir double lame.
Première lame : l’ordre public. Le 12 décembre, le préfet signe un arrêté de fermeture administrative de deux mois (le cinquième subi par l’établissement), prétextant notamment les « troubles à l’ordre public » à la suite d’un concert antifa le 25 octobre 2014. Ce qu’il s’est passé cette nuit-là n’est pas clair 1 et on ne comptera pas sur La Voix du Nord pour donner un récit distinct de la version policière. Reste cette aberration sous forme de sophisme. Une bagarre éclate rue Solférino ; deux personnes (qualifiées de « militants antifa » malgré leur dénégation devant les flics) sont arrêtées ; l’une d’entre elles avoue avoir bu au Restau Soleil ce soir-là ; le bar est donc jugé responsable d’ « échauffourées »… qui ont eu lieu à 300 mètres de sa porte d’entrée. Habitués à traquer les « bandes organisées », les flics prêtent à Christiane Palissier et Lahcen Guerroua, les patrons du Restau Soleil, des pouvoirs exceptionnels…
On vous épargnera les subtilités réglementaires, des normes d’isolation phonique aux dispositifs anti-incendie. Sauf que la multiplication des critères et des normes de toute sorte est l’instrument parfait pour les autorités : les zones de flou qu’ils génèrent autorisent le privilège de l’arbitraire. Quoiqu’il arrive, il est facile de démontrer que vous n’êtes pas dans les clous. Si vous êtes « responsable » selon la définition policière du bon patron de bar, les contrôleurs sauront faire preuve de mansuétude. Si vous êtes une grande gueule en revanche, les polices ne manqueront pas de vous visiter régulièrement et de pointer vos défaillances en matière de « prévention de l’alcoolisation » ou de respect du code de la construction.
Harcèlement quatre saisons
Ce souci des autorités pour la survie des soiffards est louable. Reste un truc qui chiffonne. Pourquoi la municipalité ne procède-t-elle à ce reclassement de l’établissement qu’en février 2015, alors que le bar est fermé et que sa propriétaire s’était engagée – le 20 janvier – à ne plus organiser de concert ? La réponse, c’est bien Aubry qui l’a publiquement livrée lors du Conseil municipal pré-cité : la ville a programmé depuis longtemps la fermeture d’un bar populaire, l’un des seuls à Wazemmes à bénéficier d’une autorisation d’ouverture tardive, et qui se voit imputer toutes les nuisances du quartier. Depuis son extension en 2003, le Restau Soleil subit une inégalité de traitement manifeste de la part des services de la mairie. Quel autre café s’est vu imposer la réalisation de trois coûteuses « études d’impact sonore » pour bénéficier du droit de diffuser de la musique amplifiée ? Quel bar a connu autant de fermetures administratives et autres PV pour tapage nocturne ? Si le bruit des clients fumeurs peut effectivement exaspérer les habitants de la rue, pourquoi les autorités ne manifestent-elles pas la même célérité pour sanctionner les dizaines de bistrots de Masséna ? Comment ne pas conclure à la mauvaise foi de la Municipale lorsqu’en 2010 la Cour d’appel de Douai casse un PV de contravention établi deux ans plus tôt après qu’un expert en acoustique a pu démontrer l’impossibilité que la musique soit audible dans la rue ? Comment, enfin, ne pas considérer que certaines plaintes de riverains sont exagérées lorsque le 30 mai, le 1er juin, le 12 août, le 1er septembre, le 26 septembre et le 12 octobre 2014, les policiers eux-mêmes indiquent ne constater « aucune gêne » dans leurs mains courantes ?
Les efforts de la mairie pour faire boucler le Restau Soleil n’auraient sans doute pas suffi sans le concours de la Nationale. Depuis l’intervention musclée du 12 janvier 2014 2, les flics avaient en tête de régler son compte à ce bar dont les clients avaient ouvert leur gueule. Les pressions conjuguées de la police et du cabinet du maire ont pesé sur la décision préfectorale, malgré la légèreté des charges sur un plan juridique. Pour s’en sortir, le Restau Soleil attend désormais la réponse de la commission départementale de sécurité placée sous l’autorité du directeur de cabinet du… préfet.
Monopoliser la « mixité »
On ne va pas idéaliser le Restau Soleil, ni faire de ses patrons des martyrs de la cause noctambule. On ne se lancera pas non plus dans l’apologie naïve d’une vie nocturne bridée par des institutions au service du sommeil et de la reproduction saine de la force de travail. Car le cas du Restau Soleil raconte autre chose qu’un simple antagonisme entre l’ordre et la liberté. L’histoire d’un bar dont le patron se présente comme « différent », qui a plusieurs fois été attaqué par les skins et dont les activités diversifiées favorisait un relatif mélange des publics. La mairie peut vanter les éloges de la « mixité sociale », elle ne l’encourage que sous sa tutelle, lors d’événements ou dans des lieux aseptisés qui n’attirent finalement que des clientèles sélectives. En fait, le Restau Soleil, comme le Détour, le Salséro ou L’imposture, échappe à l’entendement politique et policier. Un bar qui a laissé le micro à des groupes de rap, qui a accueilli une flopée de collectifs de gauche et d’extrême-gauche (dont La Brique) et qui n’appartient à aucune des corporations de tenanciers, est forcément suspect. La mairie s’est mise en tête de domestiquer la vie nocturne. Son rêve : des espaces policés qui ne mettent pas en cause son ambition de monopoliser l’offre culturelle et qui ne perturbent pas le sommeil de ses clientèles électorales.