Depuis vingt ans, le quartier a pris un nouveau tournant. La population ouvrière laisse la place à des classes sociales plus aisées, qui réinvestissent un territoire autrefois laissé à l’abandon par les pouvoirs publics. L’implantation de la fac de droit est le symbole d’un retour de l’intervention publique et le début d’un processus d’éviction des « habitants historiques ».
Moulins se transforme. Ca saute aux yeux, petit à petit, le quartier change de forme, et on le devine à la vue des nouvelles constructions, sa composition sociale change. Moulins n’est plus le quartier ouvrier du XXè siècle. Cependant, quelques îlots courées semblent ne pas avoir fait l’objet de rénovations importantes. Dernières traces du passé ouvrier, ils incarnent la persistance de quartiers pas encore « ascèptisés » où des populations modestes ont encore droit à la ville. Mais ils sont également des territoires rencontrant de vrais problèmes, au niveau du bâti (entretien, assainissement), comme pour la population qui y réside (chômage, précarité).
Faut-il se résigner à voir le quartier de Moulins se transformer en un Vieux-Lille bis ? Faut-il laisser les projets immobiliers se réaliser dans le plus grand silence et sans les habitant-e-s ? Pour certain-e-s, qu’ils habitent le quartier depuis plusieurs dizaines d’années ou qu’ils soient nouveaux arrivants, la réponse est niet.
« Mobilisation », pas « participation »
Depuis le mois de mars 2007, habitantes et habitants de la rue Albert Samain voient (et entendent) se construire une résidence étudiante en lieu et place d’une ancienne imprimerie. Le terrain appartient à Bouygues qui délèguera la gestion du bâtiment à Gestrim Campus. Ce projet immobilier, qui illustre la reconquête du quartier par les étudiant-e-s des facs de la métropole, a soulevé beaucoup d’inquiétudes dans la population avoisinante. Pour une habitante de la rue, outre les nuisances sonores dûes au chantier, « le désamiantage du site s’est fait à ciel ouvert, les ouvriers n’étaient pas protégés. » De plus, de nombreuses maisons environnantes se sont affaissées. Dégradations et infiltrations d’eau ont conduit les propriétaires à porter plainte.
Les problèmes liés à la construction ne sont pas les seuls. L’organisation d’un tel chantier engendre des incidents révélateurs : « Les gosses allaient jouer sur le chantier, la BAC [Brigade AntiCriminalité] est souvent passée par là, il y avait des rondes de flics tous les jours. Des gosses d’une dizaine d’années se sont fait menotter. » L’intervention d’une partie des riverain-e-s empèche les flics d’embarquer les gamins.
Par la suite, une mobilisation de riverains a vu le jour. Nous avons pu assister à l’une de leur réunion dans une maison de la rue, avec des militants des APU (Ateliers Populaires d’Urbanisme) (1) de Moulins. La discussion se porte sur leur quotidien et des possibilités d’aménagement de leur rue. Par exemple, l’îlot est surchargé des voitures des travailleurs de la « zone franche » toute proche. Une habitante lance : « Pourquoi ne pas installer des bacs à fleurs pour empêcher le stationnement des voitures ? » La circulation ralentie et l’élargissement des trottoirs sont des enjeux où les participant-e-s aimeraient faire entendre leur voix.
Le débat s’étend ensuite à des problématiques plus globales. On aborde le rôle de la municipalité : « C’est pernicieux : on décide en haut et après on met en place une réunion, mais les dés sont pipés, les ‘ateliers’ n’ont parfois même pas lieu ! » Les questions fusent : « Que veut-on faire de cette rue ? », « Comment se réapproprier l’espace public ? »
Le groupe décide d’interpeller le président du conseil de quartier afin de demander une entrevue collective pour être informé des intentions municipales. Affaire à suivre...
Une grosse droite pour Moulins
Quelques jours plus tard, les associations Idées à coudre, Pote-en-ciel et l’APU de Moulins organisaient une projection-débat autour du film de Yoan Laffort, Moulins du gauche au Droit (2). Le film retrace l’évolution du quartier confronté à l’installation de la fac de Droit. Il dresse le portrait d’un quartier destructuré, dans lequel l’université n’a pas su s’intégrer. Pire elle aurait contribué à son extinction. La population s’y fait témoin de la destruction d’un monde ouvrier : démolition du Cinéma de l’Union pour implanter un supermarché Match, fermeture de nombreuses enseignes commerçantes et artisannes, lente disparition du marché place Déliot. Ou encore des étudiant-e-s de Droit pour qui Moulins est « le Bronx de Lille ». Et bien sûr, en toile de fond, l’explosion des loyers sur le quartier.
Rassemblées ce soir-là, les personnes présentes débattent sur l’évolution de leur quartier. à la suite d’une intervention, on se met à compter, sur la cinquantaine de personnes présentes, ceux et celles qui habitent le quartier depuis plus de dix ans : seules deux personnes ; depuis cinq ans : à peine dix. « C’est donc nous les envahisseurs ! On participe à un processus d’exclusion. Ce n’est pas toujours aux ouvriers-autochtones de venir dans nos trucs, pourquoi pas l’inverse : à nous d’aller dans les cafés ouvriers, les repas de quartier, dire bonjour à nos voisins... »
Un militant de l’APU souligne la singularité de Moulins par rapport à ce processus « d’embourgeoisement », il incite à se mobiliser : « Attention, ici c’est pas fini, il y a encore à faire sur le quartier ». Une personne plus âgée intervient : « Mais faut arrêter avec la nostalgie des vieilles maisons : elles étaient sans confort, et la rénovation coûte cher. Et puis on est tous des bobos, il y a une différence de culture avec les gens de Moulins ». Ce à quoi le “représentant” de l’APU répond : « Non, on est pas tous des bobos ! Je ne suis pas sûr qu’on soit nombreux à être riches ici ! ».
Une ville faite par ses habitants et ses habitantes est une ville où le discours politique, la communication municipale doivent passer en second plan pour laisser la place à la parole de celles et ceux qui vivent (dans) la ville. Une intervention résume le débat : « [les « experts » ont] un mépris des couches populaires ». Alors, mépris ou incapacité à prendre en compte une « parole populaire » ? Finalement, les conséquences sont toujours et partout les mêmes.
A.D et S.G
1 : cf. La Brique n°4.
2 : Film disponible à l’APU de Moulins.
PETIT HISTORIQUE
Début XIXè siècle, le nord de la France n’est pas encore la région industrielle qu’elle deviendra à la fin du siècle. Les usines sont balbutiantes et de petite taille. Elles n’ont pas encore engendré la concentration de population : Moulins est un village !
Anciennement « Faubourg des Malades » (on aurait trouvé les traces d’une « maladrerie », établissement charitable fondé, au Moyen Age, par des hommes d’église pour soigner les malades, bien souvent des lépreux), la commune de Moulins est rattachée à Wazemmes en 1833. Puis, après une brève période d’autonomie, elle devient un quartier de Lille en 1849.
Alors, pourquoi « Moulins » ? Eh bien, le territoire du « Faubourg des malades », futur « Moulins », voit s’implanter principalement au XIIIe et XVIIIe siècle, un grand nombre de moulins à vent. Début XIXè les communes au sud de Lille dénombrent jusqu’à 277 moulins !
La révolution industrielle fait son chemin au long du XIXe. La commune rurale et ses moulins font place à un « quartier ouvrier » avec ses usines, ses auberges, ses cabarets et ses commerçants : sa vie de quartier.