De la gloire au trou noir
Il subsiste place Vanhoenacker à Lille-Moulins une façade imposante qui donne accès à un supermarché minable en lieu et place d’une institution ouvrière et socialiste remarquable. Au-dessus de l’entrée, toujours gravés dans la pierre, ces mots : « Coopérative L’Union de Lille ». Mais aucune plaque ni panneau sur la façade pour signaler ce qui se trama dans un lieu qui articula lutte alimentaire et lutte politique.
Créée en 1892, l’Union de Lille est dans un premier temps une simple association économique à travers une boulangerie coopérative. Ouvriers et ouvrières s’associent pour acheter du pain en gros et ainsi en faire baisser le prix. Le succès est rapide, le nombre de sociétaires augmente vite (4000 familles adhérentes en 1900) et le champ d’action s’élargit à de nombreuses autres activités. De surcroît, on passe de l’achat en gros à la production autonome. En 1902, dans le coeur historique du quartier de Moulins, de nouveaux locaux sont donc inaugurés, plus adaptés au développement de la coopérative : en plus de la boulangerie, l’Union offre à ses membres l’accès à une épicerie, à une mercerie, à un café de 200 places, à une salle de gymnastique, à des cours de musique, à une bibliothèque et, surtout, à une salle des fêtes - théâtre à l’italienne avec double balcon de plus de 2000 places.
Sur 3000 m², dans cette machine à engrenages multiples, s’organisent aussi des caisses mutuelles pour faire face aux périodes de chômage, aux décès, à la maladie tandis qu’une imprimerie permet de sortir tracts et journaux politiques et syndicaux.
Une coopérative à visée politique
En effet, l’Union n’est pas qu’un moyen d’amélioration sociale immédiate, c’est aussi un lieu d’actions politiques financées par les bénéfices de la coopérative et dont Jules Guesde vante les mérites dès 1901 : « Venez à la coopérative socialiste, qui ne sera pas seulement pour vous un magasin à meilleur marché, mais de la poudre et des balles pour vos luttes de tous les jours, grèves ou élections, vous fournissant de la sorte un nouveau moyen d’affranchissement. (...) La coopérative, c’est ce qu’il y a de pire si elle tend à abaisser le prix de la vie, au bénéfice du patronat ; mais ce qu’il y a de meilleur, si elle doit constituer autant de citadelles pour le parti et lui apporter des ressources nouvelles pour la bataille en vue de la libération finale » [1].
« Point central de l’organisation ouvrière » lilloise [2], l’Union est le siège de la section du Parti ouvrier français, une des racines de la future SFIO d’où découlera le Parti socialiste... « Là s’organisent les manifestations, les réunions publiques, la résistance ouvrière pendant les grèves, où se préparent ces grands mouvements d’ensemble qui marquent ici la lutte pour la conquête des pouvoirs publics ; c’est en somme un mouvement volontaire de travailleurs qu’aucune entrave ne saurait enrayer » [3] et Georges, vieux socialiste du quartier, de se souvenir de la sociabilité militante qui y régnait : « quand on descendait de la salle de réunion, on buvait un pot. Et puis, y avait les fêtes aussi. On a fait des fêtes pour les Espagnols en 1937-1938. Tu sais, pour les Espagnols en exil » [4].
Emblème de la lutte des classes
Par l’architecture aussi, se dit la lutte de la classe ouvrière. Dans un paysage urbain dominé par les châteaux de l’industrie aux tours crénelées, les bâtiments monumentaux de l’Union font figure de symbole de la fierté ouvrière, rivalisant même directement avec l’hôtel particulier voisin qui appartient aux riches Courmont [5]. Pour cette « maison du peuple », l’architecte Armand Lemay a adopté la technique innovante du béton armé et le style grandiose du Vooruit, la coopérative socialiste de Gand, envoyant comme un signe à la grande soeur belge par delà l’artificielle frontière nationale qui sépare les prolétaires.
Le lent déclin
Jusqu’à la la Deuxième Guerre mondiale, l’Union est donc pour la classe ouvrière un lieu de consommation mais aussi un espace de ralliement festif et politique. Par la suite, son rayonnement s’atténue. Le lieu perd de son caractère combatif et la coopérative de consommation disparaît avec la désindustrialisation du quartier amorcée dès les années 1950. Reste en activité, dans la salle des fêtes, un cinéma, populaire jusqu’aux années 1960, tandis que la salle de gymnastique est transformée en dojo où l’on pratique le karaté. Mais tout est presque entièrement désaffecté à partir des années 1970, ne servant plus que d’entrepôt et de local pour l’imprimerie, devenue société privée dans le giron du PS.
Au début des années 1980, le cabinet d’architectes « Reichen + Robert » [6] est chargé par la mairie et la communauté urbaine de Lille d’une « étude préalable pour l’aménagement et le développement du quartier de Moulins-Lille ». Ambitieuses et audacieuses, les propositions sont enterrées avec le rapport jamais rendu public. Il préconise entre autre « de conserver et de protéger [l’Union comme] ensemble architectural dont les qualités de composition et de construction ne pourraient plus être égalées ».
De la sauvegarde à la démolition
Peut-être les remarques des architectes ont-elles inspiré Pierre Mauroy, alors maire de Lille et vice-président de la CUDL, qui déclare vouloir créer sur le site une « fondation du mouvement ouvrier » [7] et fixe à 1988 la concrétisation du projet, année symbolique du 100ème anniversaire de l’Internationale. Ce ne sont que paroles en l’air et les bâtiments continuent à se détériorer, la salle des fêtes-cinéma devenant un immense pigeonnier. Une association pour la sauvegarde du théâtre de l’Union comme lieu de culture et d’expression -Astuce-, est créée par des habitant-es du quartier. Le but est d’empêcher que le pouvoir socialiste ne fasse table rase de ce passé prolétaire et d’inciter à la rénovation. En vain, la dégradation consécutive à des années d’abandon va justifier la destruction quasi intégrale de l’Union. Mauroy, devenu entre temps président de l’Internationale Socialiste [8], prétexte que les caisses municipales sont vides : « on a déjà fait Salengro pour 45 millions [de francs], l’extension du Palais des Beaux-Arts... La ville doit souffler un peu. (...) Serait-ce bien raisonnable de mobiliser 40 à 45 millions de francs pour un nouveau théâtre à cet emplacement-là quand il y a déjà le Prato ? » [9].
Se dit aussi à mots plus ou moins couverts que la vente de l’Union permet au Parti socialiste d’acheter ses nouveaux locaux, rue Lidérick [10]. À partir d’octobre 1994, l’Union est rayée de la carte à coups de boule de démolition puis remplacée par des appartements en accession à la propriété, des logements sociaux et un supermarché censé redynamiser le quartier... La « citadelle, établie par les socialistes, et d’où ils bombardent la classe bourgeoise à coups de tartines et de pommes de terre » [11] a été détruite par le parti qui en est issu. Seule la respectable façade subsiste, grâce à une inscription tardive à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. C’est le caractère partisan qui donnait à l’Union son aura, c’est ce même caractère partisan qui a évincé une réalisation de la classe ouvrière locale qui témoignait de sa capacité d’auto-organisation.
[1] La coopération, P Brizon et E. Poisson in Encyclopédie socialiste syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière. Éd Quillet, 1913. pp. 45-46.
[2] Id., p. 222.
[3] Id.
[4] La mémoire socialiste, Philippe Marlière. Éd. L’Harmattan, 2007. p. 231.
[5] Cf. La Brique, n°18.
[6] Cf. La Brique n°18.
[7] La Voix du Nord, 22 mars 1985.
[8] L’Internationale Socialiste est l’organisation mondiale des partis sociaux-démocrates, socialistes et travaillistes.
[9] Nord Eclair, 8 août 1994.
[10] « Sans preuve à l’appui, Alain Cacheux [adjoint à l’urbanisme au maire de Lille] jure que non mais reste très prudent sur la question ». Le lundi, 30 novembre 1992.
[11] Édouard Anseele, homme politique socialiste belge, pionnier du mouvement coopératif, fondateur du Vooruit, in Encyclopédie socialiste, opus cité, p.3.