Lille, février 1848. La monarchie de Juillet est abolie et la seconde République proclamée. Le pays est envahi d’espoir, on promet une « rupture ». Mais une « crise » défait vite l’enthousiasme et laisse place à la misère de milliers de travailleurs. Ces derniers choisissent de lutter contre l’oppresseur.
Depuis plusieurs mois, comme partout en Europe, Lille connaît une crise économique sans précédent. Mauvaises récoltes, envol des prix, stocks de produits manufacturés non écoulés… tout est réuni pour que le patronat sacrifie le prolétariat à l’autel de son seul profit. D’autant plus que les autorités commencent à s’immiscer dans son linge sale en légiférant sur le travail.
Ainsi le décret du 2 mars fixe-t-il la journée de travail à onze heures : inacceptable pour la Chambre de Commerce de Lille. Impossible d’offrir des journées de travail pleines (2 francs en moyenne) ! Les patrons ripostent en réduisant les salaires, usent du « mi-temps » ou du « chômage partiel ». Ou licencient par centaines. Les plus ignobles réembauchent d’emblée des femmes et des enfants, à « 90 centimes ». En outre, et depuis plusieurs années, ils favorisent l’immigration de travailleurs flamands à « bas-coût » pour remplir leurs usines et taudis [1].
Échec démocratique
Mais cette fois les prolétaires font bloc. Le 13 mars 1848, une première grève démarre dans une filature, et le lendemain, la Grand’Place est le théâtre de violentes manifestations. Des fabriques sont saccagées, on en veut aux machines, aux Belges et surtout aux propriétaires. La situation est tendue, la Garde nationale en alerte.
Delescluze, Commissaire général de la République [2], tente une conciliation le 15 mars, dans une réunion « tripartite ». L’accord qui en ressort, garantissant une journée de neuf heures pour un salaire de deux francs, ne convainc personne… Nouvelles émeutes, que Delescluze condamne en proclamant aux ouvriers : « On cherche à répandre parmi vous l’inquiétude et l’agitation. Méfiez-vous […]. » Le 17 mars, huit cents personnes se jettent sur un détachement de la Garde en scandant : « Armons-nous ! ». Une barricade se dresse rue de Tournai, mais une vingtaine d’arrestations et des dizaines de blessés clôturent la soirée. L’Écho du Nord [3], organe du bourgeois lillois, publie l’appel au calme d’un mécanicien, un « jaune » : « Tous les travailleurs […] ne forment qu’une seule et sainte famille, dont le patron est le père, dont les ouvriers sont les fils. » Le 18, un arrêté municipal interdit les rassemblements et impose un couvre-feu. Delescluze confie aux Gardes nationaux le soin de « dissiper par la force tous les rassemblements. » Le calme revient un temps.
Adoptant les moyens légaux, 1500 ouvriers s’unissent alors dans une « Société républicaine des fileurs de coton de Lille ». Aux élections suivantes (23 avril), les premières au suffrage universel, ils comptent peser dans la balance. Mais seulement un ouvrier fera partie des 28 députés du Nord [4]. C’est l’échec de l’« union sacrée » des classes, promise par la nouvelle République.
« Guerre sociale »
La municipalité ouvre des « ateliers communaux » pour y faire travailler quelques chômeurs sélectionnés. Ceux qui n’en sont pas se sentent forcément discriminés, et les troubles reprennent début mai.
Le matin du lundi 22 mai, plus de 400 ouvriers venus réclamer du travail lancent une émeute sur un chantier communal. La Garde est appelée et de gros affrontements s’engagent autour des rues de la Barre, Esquermoise et Royale. Un groupe se rend à l’usine Vrau, rue du Pont Neuf, puis chez Delespaul, rue de Jemmapes, pour faire cesser les activités. Monsieur Vrau est capturé et, sans plus attendre, on lui passe une corde au cou. De justesse, la Garde nationale intervient : l’exploiteur ne sera pas pendu. Delespaul, quant à lui, voit sa maison criblée de pavés et de briques.
Acculé par la foule, un Garde fait feu deux fois. Une balle se loge dans la jambe d’un innocent qu’il faudra amputer. Le peuple se met à crier : « On a fait feu sur nous ! On nous assassine ! » Des barricades se lèvent, rue Nationale, ou à côté de la préfecture ; on parle d’attaquer la garnison pour se procurer des armes…
Les affrontements font rage jusqu’au milieu de la nuit. On compte trente-cinq arrestations dont treize suivies d’une peine de prison, et de nombreux blessés. Les charges de baïonnettes mettent fin à l’insurrection. Le lendemain, la mairie placarde un réquisitoire violent : « C’est là un crime dont l’intérêt de la société réclame une prompte et sévère punition. Que les bons citoyens se séparent à l’instant des mauvais sujets qui fomentent le trouble ! » De son côté, L’Écho du Nord parle de « guerre sociale ».
Le Parti de l’Ordre a maté les ouvriers, certes, mais il a surtout assisté à l’affirmation d’une classe. Au même moment, un manifeste anonyme allemand, paru à Londres en février, était traduit et publié à Paris. Il lançait aux prolétaires du monde un message clair : « Unissez-vous ! »
[1] Le bureau des douanes de Valenciennes informe quotidiennement que « les brigades continuent à repousser les ouvriers belges ».
[2] Le préfet. Prenant ses fonctions début mars 1848, avec l’idée « de rétablir l’union dans les esprits […] en améliorant le sort des travailleurs », Delescluze sera dépassé par les conflits sociaux du Nord qu’il quitte fin mai 1848. En 1871, il adhère à la Commune de Paris. Lors de la « semaine sanglante », il est assassiné sur une barricade.
[3] A la Libération, le « journal résistant » La Voix du Nord sera noyauté par l’ancienne équipe de L’Écho, interdit de publication pour collaboration.
[4] Même si les ouvriers lillois votent majoritairement pour les radicaux, le département du Nord penche pour les modérés (bourgeoisie libérale). Au niveau national, ce sont ces derniers et les monarchistes qui gagnent les élections.