Lille serait-elle le laboratoire de la reconversion du modèle des zones commerciales? À voir la stratégie développée par les magasins Auchan (Gérard Mulliez) et Leclerc (Michel Édouard Leclerc), il y a de quoi se poser de sérieuses questions.
Rien que sur le mois de septembre 2020, Auchan a ouvert trois « drive piéton » à Lille. Alors que le groupe (et le modèle) Auchan est en crise, la reconversion s’accélère, l’enseigne de grande distribution souhaite ouvrir 300 drives piéton en 2021 (1), une annonce qui passe mal au moment où l’entreprise taille dans sa masse salariale et annonce la suppression d’au moins 1500 postes.
Si Lille compte aujourd’hui 8 « drive piéton » (5 Auchan Drive et 3 Leclerc) tous implantés entre Solférino et le Vieux-Lille, le premier drive de France a été ouvert par le groupe Leclerc en Avril 2017 à Lille en plein fief Mulliez. Un mois après son inauguration, le 12 mai 2017, Michel-Édouard Leclerc s’était déplacé en personne et en avait profité pour échanger quelques souvenirs avec Gérard Mulliez dans le très chic Flandres Business Club situé à Entreprises & Cités qui héberge aussi le Médef à Marcq-en-Barœul : on vous raconte les origines d’une connivence entre les deux géants de la grande distribution.
Prédateurs du far-ouest français...
Dès son retour des États-Unis dans les années 60, Mulliez rend plusieurs visites à Édouard Leclerc (fondateur du groupe et père de l’actuel PDG) à Landerneau, fief de la famille. Auprès de lui, il apprend les ficelles de son futur métier: économie d’échelle, regroupement de commandes… toutes les bonnes recettes pour développer la version française de l’hypermarché.
Devant le parterre de patrons fasciné, les deux poids lourds font une belle démonstration de solidarité entre «concurrents». Ils se racontent des anecdotes comme s’ils étaient dans leur salon. Le vieux Gérard raconte ses premières rencontres avec le premier PDG de Leclerc: «Il m’a reçu dans son petit bureau. Pendant notre entrevue il a appelé le Général de Gaulle ! Il m’a dit une chose dont je me souviens : « Mulliez, avec tes yeux bleus tu vas réussir ». C’était réconfortant, car j’avais 29 ans, je ne connaissais rien au métier et j’avais un peu la trouille. Édouard Leclerc m’a aussi donné une pile de ses factures à recopier pour ne pas me « faire rouler par les fournisseurs », comme il disait. ».
Edouard ne peut pas en placer une, Gérard continue: « Marcel Fournier (fondateur de Carrefour, NDLR), lui, avait compris qu’on le tuerait s’il restait seul en France. Il a donc volontiers fait du prosélytisme. Nous avons beaucoup échangé les premières années, nous avions la même centrale de sélection, le GAGMI. On s’entraidait. Son fils, Bernard Fournier, qui dirigeait le Carrefour de Vénissieux, m’avait même donné les plans du magasin : électricité, chauffage, chambres froides, etc. pour m’aider à ouvrir mon premier hypermarché à Roncq, en 1967. On était généreux dans le temps (rires).»
A l’aune de ces témoignages, on se rend compte qu’il existait à l’époque une stratégie commune aux différentes enseignes pour convertir la société française à un nouveau mode de consommation, celui des hypermarchés. Aujourd’hui, alors que de nouvelles mutations de l’économie s’annoncent avec la diffusion accélérée du e-commerce, on peut se demander comment se comporteront ces concurrents.
… perdus en Amazonie?
Doit-on s’attendre à une guerre entre les géants de la distrib’? Rien n’est moins sûr lorsqu’on voit la complicité entre les deux hommes... À la question «qu’est-ce qu’ils font de mieux que nous ou de moins bien?» Gérard répond «je pense que justement on ne fait ni mieux ni moins bien, on fait chacun ce qu’on veut lorsqu’on peut là où on est…» Puis Leclerc de répondre et de comparer leurs modèles économiques respectifs. «C’est vrai ce qu’il a dit, nous commerçants indépendants il fallait bien que nous soyons challengers de quelque chose… c’est vrai que la saga Auchan est très intéressante du point de vue organisationnel.»
Traditionnellement (l’amitié entre les familles joue-t-elle un rôle?), les magasins Leclerc se font plus rares dans la métropole lilloise que les Auchan. Pourtant, c’est sur ce même territoire que les 2 patrons ont décidé d’expérimenter et d’adapter leur business pour répondre à la concurrence du modèle «tout-internet» porté par l’américain Amazon. Il avait néanmoins de quoi avoir le sourire le fils Leclerc, car, après un mois d’exploitation, son premier drive piéton confirmait son intuition: le public cible, de jeunes citadins sans permis, délaisse peu à peu les déambulations au milieu des rayons. Ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour le maillage des Carrefours City en ville, ni pour les hypermarchés Auchan en perte de vitesse.
On assiste donc à une espèce d’Amazonisation de la grande distribution: plus besoin de personne en caisse ou en vente, il n’y aura que des employé.es en logistique et en transport. Restaurer sa marge bénéficiaire en grattant sur le personnel et les infrastructures, à quand la dématérialisation des consommateur.rices?
Harry Cover
1. Les échos, "Auchan annonce la suppression de près de 1.500 postes" Philippe Bertrand 09 septembre 2020. "il recrute de nouveaux métiers et se développe dans le commerce en ligne avec 300 « drives piétons »"