Au début des années 1970, alors que le quartier de l’Alma, à Roubaix, est voué à une démolition certaine, ses habitant-es entrent en résistance. Récit d’une bataille victorieuse au cours de laquelle durant dix ans, ouvriers, femmes et immigrés se sont réapproprié leurs vies.
Au début des années 1970, pouvoir local et patronat s’engagent dans une vaste entreprise d’hygiénisme social. L’objectif : rénover l’habitat de ce quartier populaire pour attirer les classes moyennes. Mais rien ne se passe comme prévu. À l’initiative de militant-es chrétiens de gauche (issus de la JOC et de l’Association Populaire des Familles), le fameux couple Leman en tête, d’activistes maoïstes et d’habitant-es de l’Alma, l’Atelier Populaire d’Urbanisme (APU) voit le jour. Il refuse la perspective de vivre dans des « cages à lapins » – censées remplacer les courées – et cherche à préserver l’identité ouvrière du quartier.
Pendant dix ans, il se réunit chaque mercredi à l’occasion d’une sorte d’assemblée générale du quartier. Rejetant toute forme de délégation, son slogan est clair : « L’APU ne représente pas les habitants, il est les habitants ». La réunion du mercredi est un espace démocratique radical, plaçant au centre la parole d’habitant-es à qui on dénie en général toute capacité d’action politique. Cette expérience permet ainsi de penser les conditions d’accès des sans-voix à une forme de pouvoir.
« Finis les projets en atelier clos »
Au cœur de la lutte de l’Alma se joue la place des différences classes sociales dans l’espace urbain. Une des premières actions lancée par les habitant-es, dès 1967, interpelle les pouvoirs publics. Une banderole est déployée au cœur du quartier : « Urbanisation oui, mais quand et pour qui ? » S’ils veulent habiter dans des conditions dignes, l’enjeu est d’abord d’éviter « la déportation » des classes populaires. La connaissance des projets de la ville constitue d’emblée un enjeu de la lutte pour les habitant-es, qui sont au départ maintenus dans le flou sur leur avenir. « Nous on sait rien, on n’est rien, on ne compte pour rien », note un article en 1975. Mais dans le journal de l’APU, on peut aussi lire : « Finis les secrets, les projets établis en atelier clos, les décisions unilatérales qui orientent le destin des citadins ».
Et « l’expertise » changea de camp...
De ce point de vue, un élément décisif dans le retournement du rapport de force avec la municipalité intervient en 1976, avec l’arrivée d’une « aide-technique » aux habitant-es : l’ABAC regroupe une équipe d’architectes urbanistes gauchistes venus de Paris avec le soutien du Ministère de l’Équipement (qui voit dans cette expérience un moyen de mettre des bâtons dans les roues de la municipalité socialiste). En s’appuyant sur les connaissances des habitants, l’ABAC montre rapidement que les pouvoirs publics ont surévalué l’insalubrité des logements pour justifier le rasage et la construction de logements neufs.
Dès lors, le rapport de force change. Appuyés par cette équipe d’architectes, l’APU peut discuter d’égal à égal avec les techniciens de la municipalité. Les habitant-es voyagent à Bruxelles et Bologne, où ont eu lieu des luttes urbaines exemplaires, pour découvrir des formes architecturales originales et élargir leur imaginaire politique. Ils construisent collectivement un contre-projet de quartier à base de réunions de rues, de discussions des plans et de rencontres constantes avec les architectes. Au final, ils proposent une rénovation où la part de réhabilitation de logements anciens est bien plus importante que ce que veut la mairie. Les nouveaux logements, loin des barres envisagées, sont de petite taille, et reliés entre eux par des « coursives » censées rappeler les courées et éviter l’individualisation de la vie sociale.
Quand la lutte paie
Fin 1977, la municipalité est contrainte d’acter la rénovation du quartier selon les plans établis par l’APU : c’est une victoire sans précédent. La lutte de l’Alma-Gare est désormais considérée comme une référence : on lui attribue des prix d’architecture, la presse accourt, TF1 lui consacre un reportage, le maire de Roubaix tente même de récupérer l’expérience en montrant qu’il l’a soutenue dès le départ. En 1981, le nouveau gouvernement socialiste veut en faire un exemple, et le modèle de l’Alma va largement inspirer les débuts de la Politique de la ville… sans les mêmes succès. Comment expliquer que la municipalité ait cédé ? Comment des habitant-es méprisé-es et précarisé-es ont-ils-elles pu l’emporter face aux millions du patronat et aux aspirations gentrificatrices des élus ? L’élément décisif tient à la capacité de mobilisation de l’APU. Les années 1970 sont marquées par un rapport de force constant avec la municipalité, fait d’occupations de maisons et de chantiers, de désobéissance civile, de « grèves de la concertation » et de coups d’éclat dans la presse.
Des militant-es enracinés dans le quartier
La résistance est inscrite dans la vie quotidienne : face au montant des charges, on trafique des compteurs électriques collectifs à clef, quand les logements sont trop insalubres on organise une grève des loyers. En mai 1975, pour protester contre les coupures d’eau infligées aux habitants, l’APU mobilise près de 400 personnes, qui se rendent en cortège munis de seaux d’eau pour les remplir à la fontaine située en face de la mairie. Le lendemain, l’eau est rétablie. Ces manifs spectaculaires attirent de nouvelles têtes, comme se rappelle Saïd Bouamama, qui a 16 ans à l’époque : « C’est en voyant des gens descendre dans la rue que je me suis dit "tiens, on va aller voir". Et je pense que pour un certain nombre d’habitants de l’Alma, la mobilisation a eu le même effet ». Cette capacité à mobiliser des centaines de personnes régulièrement est aussi liée à l’enracinement des militant-es dans le quartier : la plupart en sont issu-es, tou-tes y vivent. Comme l’explique Marie-Agnès Leman, figure active de la lutte de l’Alma : « On n’est pas parvenus à créer un APU comme ça, par hasard : c’est parce que pendant des années on a discuté avec les gens, on les a rencontrés, on a créé des comités dans les courées, on a fait du porte-à-porte, on a passé des années à distribuer des tracts, à faire des affiches, à être présents sur les marchés… » La fusion du collectif militant et du quartier en fait une arme particulièrement efficace.
De la résistance à l’autogestion
Une fois la victoire obtenue, la lutte continue. Alors que les travaux de rénovation du quartier s’étalent sur des années, il s’agit de gérer la vie dans le quartier dans un contexte de désindustrialisation et de montée du chômage. Les militants de l’APU tentent ainsi une forme d’autogestion (le terme, très associé au PS à cette époque, est peu employé). Lorsqu’il n’y a pas de travail, les habitant-es se l’inventent eux-mêmes. Ils créent des coopératives de bâtiment et de menuiserie, une imprimerie, un atelier cuisine (sorte de restaurant communautaire où l’on mange pour pas cher et où l’on peut refaire le monde)… Il s’agit de prendre en charge la vie sociale du quartier de façon autonome, de travailler pour soi et ne pas attendre que le boulot arrive d’en haut.
Surtout, une « régie technique » voit le jour à l’initiative du mao Joël Campagne. L’idée, simple, reprend l’image de la régie au théâtre : assurer en coulisse la gestion de tous les détails techniques qui affectent la vie collective. Concrètement, il s’agit de créer un espace où tous les dysfonctionnements du quartier (fuites d’eau dans les logements, ascenseurs en panne, éclairage, saleté, etc.) peuvent être recensés et réglés. On remplace les gardiens d’immeubles par des habitants-salariés chargés de traiter ces soucis qu’ils connaissent de première main, ce qui permet de faire travailler des gens jugés peu employables ailleurs. Surtout, on en profite pour politiser le quotidien en montrant que les troubles vécus sont liés à des problèmes structurels et à des choix politiques.
Ressorts politiques de l’échec
Dès 1982-1983 pourtant, ces initiatives se heurtent à d’importantes difficultés financières (on n’arrive plus à payer les salaires). Le climat dans le quartier se dégrade peu à peu. Si le quartier a plus ou moins la forme imaginée par les habitant-es, l’ambiance n’y est pas au beau fixe : chômage, racisme, prostitution, trafic de drogue, violences… Il faut dire que tous les acteurs institutionnels veulent prendre leur revanche sur l’Alma en y concentrant ceux qu’ils voient comme « des familles à problèmes ». Dans un contexte de panique sécuritaire, le peuplement ethnique du quartier se joue à l’échelle de l’agglomération. Comme se souvient un employé de l’Office HLM : « M. Caudron était déjà maire de Villeneuve d’Ascq à l’époque, et on s’est emplafonné sur le sujet parce qu’il disait, évidemment, "gardez vos Arabes à Roubaix". »
Absence de renouvellement militant
Après dix ans de lutte, les militant-es sont usés. Tandis qu’ils sont accaparé-es par des initiatives économiques à la dérive, les assemblées générales s’espacent, si bien qu’une distance s’établit avec la base. Cela limite autant les capacités de mobilisation que le renouvellement de l’organisation. Surtout, les militant-es se professionnalisent. Autonomes au départ, ils sont à présent payés par la municipalité ou la Politique de la Ville, comme n’importe quel membre d’association… ce qui coïncide avec un adoucissement de leur position critique. Une des limites de la lutte de l’Alma est aussi, dès cette époque, son incapacité à penser la question raciale. Certes, la jeune génération maghrébine roubaisienne a fait ses classes militantes à l’Alma, que ce soit Saïd Bouamama ou Slimane Tir, qui parviennent à faire passer la Marche pour l’égalité dans le quartier en 1983. Mais ils s’investissent rapidement ailleurs. Dès lors, les leaders de l’APU, en voie de notabilisation, peinent à intégrer la question du racisme – pourtant flagrante tant dans l’attribution des logements que dans les contrôles au faciès – et se coupent peu à peu du quartier, avant de le quitter. Sans organisation collective, celui-ci va rapidement sombrer [1].
Faire de l’habitant le sujet de l’histoire
Que retenir de cette lutte pour les combats d’aujourd’hui ? Outre la capacité de mobilisation et de contre-expertise, un élément semble essentiel : la fusion du quartier et du collectif militant. Le projet de l’APU était de substituer « l’habitant » au « prolétaire » comme sujet de l’histoire. Dans un contexte de déclin de la classe ouvrière, la valorisation du quartier a constitué l’identité collective nécessaire à la mobilisation. Mais dur de s’y identifier, quand le quartier représente avant tout un stigmate.
La figure de « l’habitant » passait également sous silence d’autres catégories, sociales et raciales : ancrés dans le quartier, les habitant-es sont aussi des ouvriers ou des chômeurs, des victimes du racisme… sans faire de ces éléments la base de la mobilisation, ne pas les penser crée forcément, un moment ou à un autre, un décalage entre l’organisation et la population. La capacité de l’APU à parler au nom du quartier s’est ainsi peu à peu délitée. Un des enseignements de l’Alma est donc que ce travail de représentation est en permanence à recommencer. L’action autonome des quartiers populaires apparaît en tout cas plus que jamais nécessaire.
[1] Cette enquête fera l’objet d’un livre, avec Paula Cossart, Participation, piège à cons ? Quand l’Alma-Gare prouve le contraire, éditions du Croquant, à paraître en 2014.