Comment célébrer un artiste pro-nazi en toute discrétion ? Voilà le défi du Musée de La Piscine et de la ville de Roubaix qui s'apprêtent à inaugurer la reconstitution de l'atelier d'Henri Bouchard le 20 octobre 2018 dans sa toute nouvelle extension. Sculpteur Vichyste officiel, militant de la politique culturelle du Reich, il se proposait « d'assainir les Beaux-arts » contre le complot d'une « organisation occulte et internationale de marchands ».
Le musée roubaisien La Piscine[1] inaugure son extension à 8 millions d'euros afin d'y reconstituer l'atelier parisien d'Henri Bouchard. Vous n'y couperez pas. L’évènement sera couvert par le Journal des Arts, France Culture fête la réouverture avec une semaine spéciale à Roubaix, La Voix du Nord et France 3 se préparent à l’évènement. Mais personne pour évoquer le passé de l’artiste. Car il y a un hic : comment célébrer un artiste antisémite qui chantait les louanges de la politique culturelle hitlérienne sans passer soi-même pour un antisémite ?
Le Hic
Henri Bouchard (1875-1960) fut un artiste raciste, antisémite, membre du Groupe bien-nommé « Collaboration », une organisation d’intellectuels militant pour un européisme nationaliste et autoritaire. À la fin de l’année 1941, Bouchard part en goguette en compagnie d’autres artistes[2] français pour l’Allemagne nazie, à dix kilomètres du camp de Buchenwald, et quatre ans après l'exposition Art dégénéré à Munich ; terme inventé par le régime nazi pour interdire l'art moderne à la faveur d'un « art héroïque ». À son retour, Bouchard publie dans la revue L’illustration (7 fév. 1942) un éloge de « la vie presque féerique que le gouvernement du Reich sait faire à ses artistes ». Au moment même où le gouvernement de Vichy interne les premiers juifs (déc. 1941) et organise le premier convoi vers un camp de la mort (27 mars 1942).
Henri Bouchard est membre de la Corporation des arts graphiques et plastiques chargée « d'encadrer les artistes » et leurs « bonnes mœurs » considérées comme « insuffisamment rigides ».[3] Ce comité ne se borne pas à définir l’artiste et l’œuvre d’art dans des discussions mondaines interminables, il impose aux marchand.e.s l’aryanisation des galeries tenues par des juif.ve.s[4]. Dans une note écrite de la main d'Henri Bouchard adressée au ministre de l’éducation Abel Bonnard[5], le sculpteur propose d'« assainir les Beaux-Arts » en sapant l’influence d’une « organisation occulte et internationale de marchands »[6]. Entendez par là : les juif.ve.s et les Francs.Maçon.ne.s. Donc, Bouchard participe activement à la réalisation en France du modèle « féerique » qu'était selon lui la politique culturelle allemande. Il fut même membre du comité d'honneur de l'exposition du sculpteur officiel nazi Arno Brecker à Paris en 1942.
Noyer le poison collaborationniste
Il est une chose d’organiser une exposition temporaire avec des artistes collaborationnistes dans une perspective historique et critique. Il en est une autre de sanctifier et patrimonialiser un artiste par la reconstitution de son atelier. Après-guerre, il est reconnu collabo par le Front national des arts présidé par Picasso. Comment alors la com' officielle de La Piscine va-t-elle louvoyer ? Et ce, l’année de la mort de Claude Lanzmann et de la panthéonisation de Simone Veil ?
La recette est simple : détourner le regard du visiteur et du journaliste. Garnissez d’ateliers à destination du jeune public. Montez en neige « le rôle fondamental » du Groupe de Roubaix, groupe informel d’artistes du Nord des années 1946 à 1970 miraculeusement entrés dans l’histoire de l’art local. Incorporez trois expositions temporaires. Pour la couleur : Di Rosa et son art modeste – « musée des Roubaisiens » oblige. Pour le piquant, L’Homme au mouton de Pablo Picasso, « réalisé dans l’émotion ressentie par Picasso après l’exposition Arno Breker organisée à Paris par le gouvernement de Vichy en 1942 ». Puis versez une larme de mémoire aux victimes avec Alberto Giacometti, « Portrait d’un héros » de la Résistance, à savoir Henri Rol-Tanguy. Enfin, incorporez la purée obtenue d’un émincé d’Henri Bouchard préalablement paré. Il sera fondu dans le reste.
De cette façon il ne reste plus qu’à insister sur la forme des œuvres bouchardiennes, plutôt que sur le fond[7]. Selon le directeur du musée Bruno Gaudichon, l'atelier de Bouchard est « un atelier intact et vivant où l'on trouve encore les outils. » Il serait « le seul atelier complet de cette génération »[8]. dont il faudrait conserver gestes et techniques. Mais rien de tout cela n’est vrai. Non seulement à la période d'Henri Bouchard, les techniques sont bien plus variées et ne se bornent pas à sa pratique académique. Surtout, ce savoir faire n’a pas disparu. L’atelier est tout au plus représentatif d’une conception classique de la sculpture, tout comme l’est déjà la collection du musée, réunie par la bourgeoisie locale à une autre époque.
La fierté de la bourgeoisie roubaisienne
L’arrivée de l’atelier de Bouchard n’a aucune justification patrimoniale en dehors de la conservation des reliques d’une certaine classe sociale : celle d'héritiers des grandes familles industrielles textiles à la foi chrétienne chevillée au porte-monnaie. Les sculptures de Bouchard en traduisent esthétiquement l'apologie du travail dans la soumission, l'acceptation d'un ordre social de droit divin. La représentation de ses paysans au travail, ses vendangeurs, et autres semblent incarner la parole de Saint Paul : « J'ai appris à me contenter de l'état où je me trouve. Je sais vivre dans l'humiliation et je sais vivre dans l'abondance ». Les sculptures de Bouchard incarnent la théologie du grand patronat du Nord, celui-là même qui négocia avec le gouvernement de Vichy la sauvegarde de ses usines. Comme l'avoue Jacques-Yves Mulliez, « resté fidèle au Maréchal ». Gâté par l'âge, le parent de la famille Auchan ne cachait pas l'antisémitisme congénital de sa famille : « Quant à cette affaire d’antisémitisme, il s’agissait d’un antisémitisme d’avant-guerre, social, de familles ».[9]
L’Histoire a déjà rendu son verdict concernant Henri Bouchard. Comme le disait Simone Veil : « Au fond, en montrant que tous les Français avaient été des salauds, ceux qui l’ont été vraiment avaient très bonne conscience puisqu’ils l’étaient comme les autres. C’était précisément l’argument des néo-vichystes dès le lendemain de la guerre ! ». Rejouer son procès n’a aucune pertinence aujourd'hui. Hormis, comme le fait le conservateur de La Piscine, pour faire diversion : éviter le débat sur la politique culturelle de la ville de Roubaix, sur les élu-es qui se sont succédé et l’ont menée depuis la décision de créer ce Musée, sur la sociologie du pouvoir local, et la servilité du milieu artistique roubaisien. C'est ce que nous appréhenderons dans un prochain épisode...
M.R.
[1]Pour une histoire du musée voir La Brique N°26 (mars-avril 2011) : Le musée de la Piscine : un certain goût pour Vichy.
[2]P. Belmondo, H. Bouchard, A. Derain, C. Despiau, C. van Dongen, A. Dunoyer de Segonzac, O. Friesz, R. Legueult, R. Oudot, M. de Vlaminck, L. Lejeune.
[3]Voir Michèle Lefrançois : Paul Landowski : l'œuvre sculptée, page 44.
[4]« Les associations professionnelles de marchands d’art après 1945 : lobbying et modernisation à Paris et à New York », revue Le Mouvement social, Julie Verleine, 2013.
[5]Abel Bonnard : ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse sous Vichy, engagé dans la politique de collaboration franco-allemende dès l'été 1940. Membre d'honneur du Groupe Collaboration, il prône « une vision musclée de la Révolution nationale. »
[6]H. Bouchard, Note à Abel Bonnard du 20 avril 1942, Archives nationales, F17 13 368.
[7]Pour une critique esthétique voir La brique n°28 (juillet- août 2011) : L’art de réécrire l’histoire
[8]« Un artiste qui a flirté avec les nazis va être mis en valeur à Roubaix », Le Monde, 14 juin 2008.
[9]La Voix du Nord, 7 avril 2011.