Voilà vingt ans que des gitans n'avaient pas manifesté à Lille. Un silence rompu par les femmes de l'aire d'accueil d'Hellemmes-Ronchin. Déterminées à quitter le terrain délétère sur lequel elles vivent, elles affrontent Lille Métropole, responsable de l'aménagement et de l'entretien des lieux.
C'est un bout de terrain isolé derrière le Mont de Terre, cerné par deux usines : UNIBETON et La Briqueterie du Nord (BDN). L'une fabrique du béton, l'autre broie des matériaux extraits de chantiers. À notre arrivée sur place, la route est à moitié submergée par des eaux stagnantes. « Du béton tombe des camions et bouche les évacuations des égoûts », explique Cindy, qui nous accueille.
« On peut tous brûler, ils n'en ont rien à faire »
L'endroit ressemble à une aire d'autoroute vétuste, alternant carrés de pelouse et dalles en béton pour garer les caravanes. Environ deux cents personnes vivent ici. En cas d'urgence, il n'est pas accessible par un camion de pompiers, ni par une ambulance. Le portique de l'entrée est trop étroit. Pour Cindy et les autres femmes qui nous rejoignent : « On peut tous brûler, ils n'en ont rien à faire. Ils doivent se dire qu'on n'est que des gitans et que c'est déjà bien pour nous ». Nous passons devant les caravanes, on nous montre les réduits de 4m2 sans aucune isolation dont dispose chaque famille et dans lesquels s'entassent un WC, une douche, un évier d'eau froide, l'électroménager. Entre la machine à laver, le sèche-linge, le frigo, la gazinière, le four, il faut choisir : il n'y a de la place que pour deux d'entre eux, superposés, le plus souvent. On s'installe dans un bâtiment en dur, une pièce unique de 15m2, « le chalet », maisonnette construite illégalement pour avoir une pièce en plus. La vie dans les caravanes peut vite devenir spartiate lorsque la famille s'agrandit... « On n'a pas le droit, mais on fait le droit », lance Madiena, l'air espiègle. Révoltées par les conditions matérielles qu'elles subissent, des risques encourus pour leur santé et celle de leurs proches, elles ont monté le Collectif des femmes de l'aire d'accueil des Gens du voyage d'Hellemmes-Ronchin. C'était en août 2013. « Nous avons des droits, comme tout le monde », martèlent les femmes.
« Viens chez moi, j'habite entre deux usines »
L'usine de béton collée au terrain génère un bruit sourd continu. Dès 4h du matin, l'activité commence. Des bétonneuses passent devant le terrain à grande vitesse. « C'est dangereux pour les enfants » qui empruntent la même route pour aller à l'école. Il y a une palissade de deux mètres entre les caravanes et l'usine. On passe la tête par-dessus : nous voyons le ballet incessant des bétonneuses qui, sitôt remplies, s'en vont déverser leur grisaille. Mais comme le souligne Cindy : « Ici, on meurt prématurément ». En cause : les poussières, celles qui s'échappent des cheminées de la bétonnerie et celles de la concasserie BDN. Le lien entre climat et maladies à répétition leur semble évident. « C'est invivable, on s'en plaint depuis des années », appuie-t-elle. Toutes les familles sont touchées : bronchiolites, bronchites, asthme, problèmes de peau et ophtalmologiques. « En été, ça fait des nuages, on ne peut pas respirer. Ça fait des poussières jusque dans les caravanes », ajoute Maya. Les habitants étant beaucoup à l'extérieur, ils sont d'autant plus exposés aux particules dans l'air. « On nous a promis un filet anti-poussières », rigolent amèrement les femmes, « on l'attend toujours ! » Il y a quelques mois, « il y avait des fissures dans les cheminées », provoquant des rejets continus. « C'est mon mari qui a dû aller gueuler pour qu'ils réparent ». Il y a aussi une suspicion de lien avec « la gale du béton ». Le terrain est en effet sujet à des épidémies avec complications médicales persistantes depuis juillet 2013. « On a choisi de vivre en caravane, mais pas dans ces conditions ».
« On est des locataires, mais sans aides »
Installer une caravane ici n'est pas gratuit : les familles s'acquittent d'un loyer. Maya nous montre une quittance. À 60 euros l'emplacement, plus l'eau et l'électricité, la location revient environ à 150 euros par mois en été, 300 euros en hiver. Dans les caravanes ou « le chalet », on aperçoit des souffleurs électriques, des poêles à gaz et à pétrole : des méthodes rendues d'autant plus coûteuses par la précarité des infrastructures. Le collectif nous détaille les problèmes que les familles rencontrent. Elles sont nombreuses à ne pas pouvoir payer l'intégralité de leurs factures. D'autant que personne ne perçoit d'Aide personnalisée au Logement de la Caisse d'allocations familiales, au motif que la caravane n'est pas reconnue comme un logement. Les familles sont considérées par l'administration comme sans domicile fixe. « On est des locataires, mais sans aides. En plus, on ne nous explique pas les travaux qui sont faits, on reçoit juste les factures ». Au mois d'octobre, des familles paient 240 euros pour avoir accès... à leur disjoncteur. « Quand les plombs sautaient parce qu'on avait le chauffage et la cafetière branchés en même temps, on pouvait rester sans chauffage une nuit entière. » Dès que le froid arrive, les douches deviennent inutilisables : il y fait la même température que dehors. « Nous sommes obligés de nous laver à la bassine dans les caravanes ». Les tuyaux des machines à laver gèlent... Au-delà, reste leur crainte essentielle : l'environnement et la santé. Leur principale revendication : changer de terrain.
Crescendo
« On a voulu faire un collectif pour rassembler nos idées, parce que rien ne change ». Il s'est construit à la suite de discussions entre elles et avec quelques éducateurs. Dans un monde où la présence des hommes engendre souvent la domination de leur parole, se retrouver entre femmes ne les dérange vraiment pas ; cela ne constitue pas, au début, pour elles, un élément marquant de leur identité de groupe. Les réunions permettent aux femmes d'échanger et de construire une stratégie de lutte. En octobre 2013, elles font circuler une pétition contre l'installation de la BDN, pointant les conséquences sanitaires de leur environnement déjà pollué. Elles recueillent 90 signatures, quasiment l'intégralité des adultes du terrain. La pétition est envoyée aux représentants de l'État, du département, des communes. Elle reste lettre morte. Les femmes constituent alors un dossier avec des photos1. Maya nous le montre. Elles y exposent les problèmes de l'aire : « usines, maladies, douches, chauffage, etc. » Leur introduction, écrite au nom des Gens du voyage du terrain, souligne : « Notre parole n'est pas légitime aux yeux des institutions. Nous n'avons plus confiance en ces lieux où nous sommes censés être écoutés. Nous avons décidé d'agir collectivement et de nous saisir nous-mêmes de nos problèmes ». Elles l'envoient aux mêmes interlocuteurs, insistent au téléphone et finissent par obtenir un rendez-vous en mars 2014 à la mairie de Ronchin, avec le maire, MEL2, le SMGDV3, Vesta4 et l'Aréas5. Lors de cette rencontre, les promesses pleuvent, notamment celles d'une expertise environnementale et de la remise en route des comités d'usagers. Quand elles se rendent compte quatre mois plus tard que rien n'est fait, elles envoient à nouveau des courriers. Sans nouvelles, elles passent à une autre étape : organiser une manifestation devant le siège de Lille Métropole et une conférence de presse.
Les femmes et le coq
Le 16 décembre, les femmes accueillent Liberté Hebdo, La Voix du Nord, France 3, et La Brique sur leur terrain. Le monde se masse à l'entrée. Ça discute en attendant d'aller s'installer « au chalet », quand un « invité » surprise débarque, à bord d'une ostensible voiture : Patrick Delebarre, maire de Bondue (UMP), conseiller délégué aux Gens du voyage, à l'aménagement et à la gestion des aires d'accueil pour la MEL. Le nouvel élu communautaire a pris ses fonctions au mois de mai 2014. L'homme, affublé d'un chapeau feutré, sert quelques mains, s'approche. Personne ne le reconnaît parmi les gens du terrain. Lorsqu'on lui demande qui il est, il se présente en se marrant : « C'est chez moi ici. Vous êtes les locataires, je suis le propriétaire ». Les regards des femmes se croisent. Une gêne s'installe. « Qu'est-ce qu'il fait là ? Il va nous casser devant les journalistes, c'est sûr. Il a de meilleurs mots que nous », lâche discrètement une femme à notre intention. On interroge Delebarre : « Vous savez que c'est une conférence de presse organisée par le collectif des femmes du terrain ? » Il brandit le communiqué de presse : « Il y a écrit, "venez, vous êtes invités", alors je suis venu ! » On lui rétorque : « Mais vous n'êtes pas journaliste ? Vous savez que vous allez occuper l'espace médiatique à leur place ? » Il tourne les talons. En quelques minutes, le voilà en train de donner son avis face aux caméras de France 3. Dans son dos, une femme dépitée ironise à voix basse : « C'est le chef des gitans, lui... » Quelques instants plus tard, l'élu s'enfonce sur le terrain et part visiter une caravane...
Le grand déballage
Les femmes profitent d'une demi-heure seules avec les journalistes. Puis Delebarre trouve « le chalet » et commence son numéro. Il annonce la création de comités d'usagers sur les aires d'accueil, ceux-là mêmes arrêtés subitement par la MEL, il y a un an et demi et qui relèvent d'une obligation légale. « Je veux un nouveau volet à la loi Besson »6, alors que seulement 50% des villes ont répondu à l'obligation légale de construire une aire d'accueil sur leur commune. Il justifie l'insalubrité et l'indécence des infrastructures, destinées à être une aire « de passage » et non « de sédentarisation ». Il oublie que c'est Lille Métropole qui a attribué de manière durable les dalles aux familles, sachant pertinemment qu'elles étaient sédentarisées depuis longtemps. La « politique d'intégration » des Gens du voyage peut se résumer comme le fait Madiena : « On met les gitans là où on ne peut pas construire de maisons ». Delebarre reprend la revendication des femmes de construire plus « d'habitats adaptés »7 ; « mais ça ne dépend pas que de moi », se défend-il déjà... Il promet de « faire baisser les factures », avec des tarifs préférentiels tombés du ciel. Promesse encore, d'améliorer les douches, les chauffages. Une femme du collectif le coupe : « Vous ne répondez pas à notre revendication principale : changer de terrain ». Il promet – encore – de faire intervenir l'Agence régionale de santé pour tester la qualité de l'air. « En huit ans de comités d'usagers du SMGDV, rien n'a changé », lui rappellent les femmes. « J'en ai rencontré des maires, il y en a qui n'en n'ont rien à foutre », précise Minjette. Les femmes sont polies, mais explicites : « Les promesses, ça nous fout la rage ». L'élu se tourne vers sa collaboratrice : « Nous allons contacter l'Agence régionale de santé dès aujourd'hui ».
« On veut un nouveau terrain ! »
Deux jours plus tard, c'est le rassemblement. Une soixantaine de femmes, venues des terrains d'Hellemmes, Villeneuve d'Ascq, Denain, sont présentes devant Lille Métropole. Le moment est d'une importance rare : c'est la première manif' des Gens du voyage en vingt ans, qui plus est, organisée par des femmes. C'est aussi la première manifestation devant ce haut-lieu du pouvoir. Des travailleurs sociaux et quelques personnes sont venus les soutenir. L'absence des hommes du terrain – ils ne sont que trois sur plusieurs dizaines – est flagrante. Lorsqu'on demande aux femmes pourquoi ils ne sont pas venus, elles répondent : « On leur a demandé de venir à la manifestation mais ils n'y croient plus. Nous on se bouge. » Effectivement. Pendant une heure et demie, leur détermination déferle et résonne. Pancartes, chants, farandoles, le mégaphone passe de main en main et chacune y crie sa rage, sa révolte. Une délégation est reçue par Patrick Delebarre; Sans faire baisser les cris des slogans qui continuent à fuser. À l'intérieur, la délégation doit insister pour être reçue à quatre, et non à trois personnes, comme on tente de le leur imposer. Finalement autorisées à entrer ensemble, elles s'installent dans une salle avec Delebarre et des agents. Un vigile imposant ne les lâche pas d'une semelle pendant toute la discussion... Au terme des échanges, les femmes ressortent. Cindy prend le mégaphone pour faire part aux autres femmes des engagements de Delebarre : un premier comité d'usagers au mois de février, la saisie de la DRIRE8 et de l'ARS pour réaliser des tests et mesurer l'impact des usines. Le même genre de promesses faites quelques mois plus tôt... C'est pour cela que les femmes restent vigilantes. Elles savent que la lutte pour un nouveau terrain sera sans doute longue. « On a l'habitude des paroles ». Maintenant, elles veulent des actes.
W.R & P.
Photos de Maxime Brygo
Gens du voyage : Catégorie administrative spécifiquement française, créée pour les populations nomades, par la loi du 3 janvier 1969. Elle désigne des citoyens français de différents groupes : gitans, manouches, roms, yéniches, forains, circassiens. L'amalgame est souvent fait entre les Gens du voyage aussi communément appelés « gitans » et les roms roumains, bulgares et d'ex-Yougoslavie, qui sont primo arrivants.
1 : En ligne sur labrique.net
2 : Métropole Européenne Lilloise, nouvelle appellation de Lille Métropole Communauté Urbaine.
3 : Syndicat Mixte des Gens du Voyage, instance sous la responsabilité de Lille Métropole en charge des aires d'accueil et des Gens du voyage.
4 : Entreprise chargée de la logistique, de la gestion de l'aire d'accueil, de l'encaissement des loyers, l'entretien du terrain pour Lille Métropole.
5 : Association qui accompagne les Gens du voyage dans le Nord Pas-de-Calais.
6 : Loi de 1990, révisée en 2000, obligeant les communes de plus de 5000 habitants à aménager une aire d'accueil pour les Gens du voyage.
7 : Habitat en dur avec séjour, cuisine, salle-de-bain, WC et un parking pour une ou deux caravanes.
8 : Direction Régionale de l'Industrie de la Recherche et de l'Environnement.