On le sait, le sexisme est monnaie courante dans la rue. On le sait aussi, la nuit la menace d'une agression se fait encore plus pressante pour les femmes. C'est en partant de ces constats et ressentis qu'a été créé en 2013 le collectif lillois « We own the night ». Leur démarche : élaborer un travail de réflexion et de création autour de ces vécus. A leur actif déjà, une enquête sociologique, une exposition et un spectacle de slam.
C'est après avoir découvert leur travail au cinéma l'Univers, que nous avons pris contact. La soirée, organisée par l'association l'Échappée, nous avait donné à voir deux productions dans lequel le collectif est impliqué : le film Consignes de nuit d'Aurore Le Mat et Eja Diuz, ainsi qu'une étape de travail du spectacle Nyctalope créé par Camille Guenebeaud et Law Cailleretz. Disons-le tout net : leur boulot nous avait emballés. S'ensuivit donc une chouette discussion avec deux des membres : Camille et Aurore.
D'emblée Camille nous pose le décor : « Il existe deux choses auxquelles il faut faire attention quand on travaille sur le sexisme dans les espaces publics : la première c'est de ne pas oublier ni de faire oublier que la majorité des violences faites aux femmes se passent dans la sphère privée et sont infligées par des personnes connues. La deuxième c'est que beaucoup de discours publics associent le sexisme avec les classes populaires et les hommes perçus comme étant d'origine immigrée. Il faut déjouer ces visions des violences. »
Le cliché du lascar qui fait chier
Sur le deuxième point, le piège est fort compréhensible. C'est qu'on en bouffe du « mec de banlieue culturellement enclin à l'oppression des femmes » ! Un stéréotype pratique, qui fait du sexisme un simple problème de race ou de classe. Aurore nous raconte d'ailleurs que dans les entretiens réalisés pour leur enquête, l'image de type weshwesh relou revenait parfois. Elle précise : « Dans ces cas-là nous demandions aux femmes si elles avaient été victimes de sexisme dans d'autres quartiers (plus riches et blancs) comme le Vieux-Lille, et systématiquement la réponse était oui. L'expérience faisait mentir leurs propres préjugés ».
De fait la récurrence de ces discours où les arguments féministes servent d'alibis idéologiques au racisme perturbe nos perceptions. Tenus par des politiques comme des féministes, ils permettent en plus de mettre un voile sur tous les autres machismes, ce qui n'est pas anodin...
Sur son blog1, Clemmie Wonder résumait parfaitement le problème : « Il n’y a pas de mystère les gens : si les banlieusards et les scarlas sont un peu en avance sur le harcèlement de rue, c’est que le harcèlement de bureau et le harcèlement de bar sont déjà pris. (...) Les banlieusards, les lascars et les ouaichs investissent l’espace qu’on leur laisse. Je ne dis pas que leur sexisme est moins grave ou moins violent. Je dis qu’il serait temps d’arrêter de ne parler que de celui-ci. Pendant qu’on s’acharne sur celui-ci, celui-là s’assied, déplie ses jambes et s’installe. »
Ce qui se joue avec et dans la rue
Contrairement à la perception quasi hégémonique du phénomène chez les hommes, interpeller des femmes dans la rue ne relève pas de la drague. Il s'agit bien plus d'un rappel à l'ordre, qui dit en substance : « vous n'êtes pas à votre place ici ». Pour le subir et être interpellée il suffit simplement d'être mise dans la case ''femme''. Ainsi c'est un des aspects du travail du collectif que d'essayer de comprendre comment l'assignation de genre est présente dans la rue. Il interroge aussi ce qui est considéré comme violent, un point délicat étant donné que ce qui l'est pour certaines ne l'est pas du tout pour d'autres. Enfin, il questionne les représentations que l'on a de la rue, de la nuit, pour comprendre d'où elles viennent et ce qu'elles engendrent.
Sur ce point Camille nous explique : « Il y a tout un socle symbolique qui assoit l'idée que l'espace extérieur est dangereux pour les femmes, surtout la nuit, et notamment avec cette image du violeur inconnu, alors qu'en fait la plupart des violences physiques se déroulent dans la sphère privée. »
En fait ce discours préventif qui joue sur la peur de la nuit peut très vite devenir une façon de contrôler et de circonscrire les sorties des femmes. Tout comme il peut se transformer en un outil de culpabilisation sur le thème « tu le savais bien que c'était dangereux », et donc une manière d'éviter de poser les vraies questions.
L'assignation de genre évoquée plus haut fait également des membres de la communauté LGBT des cibles du harcèlement de rue, qui peut se décliner sous différentes formes : agression contre les femmes donc, mais aussi les lesbiennes, les gays, ou les personnes trans. C'est un des points forts du collectif que de travailler sur l'ensemble de ces oppressions et sur ce qui les relie. Ainsi par exemple Consignes de nuit nous donne à entendre des témoignages glaçants de violences physiques et symboliques qui parlent à la fois de sexisme et de lesbophobie. Comme ces lesbiennes qui marchent en couple et qui évoquent les multiples propositions de plan à trois qu'elles ont à subir, ou encore cette femme qui raconte les attaques dont elle a été victime plusieurs fois, parce que trop masculine pour ses agresseurs...
Se réapproprier l'espace, déconstruire le discours de la peur
Dès le départ, le travail de recherche sociologique avait été pensé en parallèle avec une exposition qui en serait le prolongement. Cela aboutit à Take back the night, montée à l'espace culturel de l'université Lille I en janvier 2014, mais qui devrait l'être également ailleurs. Les nombreuses personnes et groupes qui y ont participé ont cherché à exprimer, dans de multiples formes, à la fois ce qu'elles entendaient dans la rue et la manière dont elles le vivaient. Elles tentaient aussi de répondre à cette épineuse question : « que fait-on de ce ressenti ? ». Entre autres, une série de photos rendait compte d'un travail collectif de réappropriation de l'espace public. Des femmes ont par exemple réalisé dans un atelier de sérigraphie des messages qu'elles ont ensuite collés dans la rue. On ne s'étonnera malheureusement pas du fait que la plupart n'ait pas mis deux jours avant d'être arrachés...
Un enjeu de taille de leur travail réside dans le fait de déconstruire les discours dominants sur le sujet. Aurore précise : « On veut nous faire croire que le problème c'est la nuit, l'extérieur, l'absence de lumière, alors que c'est le sexisme ! Après il est plus facile de mettre des éclairages, c'est une action visible qui ne fait pas de mal et ne désigne personne ».
Et puisqu'en rire permet aussi de lâcher tout ça et de dégonfler le ballon des représentations, on peut par exemple voir dans le spectacle Nyctalope, un personnage d'aménageur grotesque vanter les mérites de Lyon qui, avec sa « fête des lumières », se place ainsi à la pointe de la lutte, ou encore vénérer le baron Haussmann dont les larges boulevards en font un précurseur de la cause féministe. Camille nous éclaire sur leur démarche : « Nous on voulait que les meufs sortent du spectacle avec la pêche, l'envie de faire des choses : réagir aux insultes si elles veulent, faire des trucs collectivement, créer des espaces ensemble pour être bien et faire plein de trucs la nuit ». A priori, ça marche bien !
Lawrence
1- http://clemmiewonder.tumblr.com/post/98134059269/du-caractere-polymorphe-et-multicolore-du-relou-en