La Brique, journal créé en mixité hommes / femmes, a voulu entendre des médias libres organisés en non-mixité. Des membres de la revue Timult, et le collectif de l’émission de radio Dégenré-es ont accepté de répondre à quelques questions. Une occasion pour La Brique, au fil de ces échanges, de réinterroger son sexisme et de publier un papier dans son numéro 42.
Ce qui suit n’est pas l’article paru mais l’intégralité des échanges.
À TIMULT : Pourriez-vous présenter votre revue ? Vous définissez-vous comme une revue féministe ? Avez-vous été inspiré.es par d’autres parutions ? Comment la non-mixité s’est-elle « imposée » pour réaliser / concevoir Timult ?
TIMULT (réponse à trois voix) : - Timult est un journal écrit et fabriqué par des personnes qui se reconnaissent dans une culture politique féministe et autonome, anti-autoritaire, matérialiste, autogestionnaire… on pourrait bien sûr faire une longue liste de mots ! Nous avons décidé de ne pas afficher comme des évidences ce « féminisme » et toutes ces autres étiquettes, ni en couverture ni dans les titres. Mais plutôt de développer ces parti-pris, ces sensibilités page après page. Nous y parlons des luttes qui nous animent, pas seulement sur les terrains les plus attendus (ou disons « conventionnels ») du féminisme mais pour chambouler ce monde largement. On y parle capitalisme industriel, racisme, monde du travail, rapport au corps et aux sexualités, régime des frontières, psychiatrie, « pop culture », etc., etc. On y parle de ce qui nous traverse et nous importe, avec une exigence critique, la recherche de ce qui nous aide à agir !
Diffuser ces textes et ces images, c’est soutenir et relayer des luttes qui nous touchent, tenter de partager largement nos aspirations au changement social radical. Mais nous donnons autant d’importance aux contenus qu’à la manière de fabriquer le journal : comment partager des techniques d’écriture, à quelle parole faire de la place et qui valoriser à travers ça : on part en fait de pratiques d’empowerment et d’éducation populaire dans l’idée de se donner des billes face aux oppressions, aux discriminations.
Oui, pour se sortir de la tête qu’on est peu légitimes, incompétent.es. Pour contrer l’isolement, la minorisation de nos réalités. Parce que la presse que « nous » produisons est souvent à l’image des gens qui la composent : majoritairement peuplée d’hommes, diplômés, intellectuels, blancs. C’est pour donner de la place à des paroles que nous estimons intéressantes, importantes ET minoritaires, que nous avons défini, en partant de nos cercles affinitaires proches, notre non-mixité « meuf/gouines/trans et autres monstres ».
Nous étions plusieurs à avoir déjà des pratiques de non-mixité en lançant Timult. Fabriquer un journal dans ce cadre, nous pousser à écrire, à publier, c’était nous donner une occasion de nous nourrir, de nous renforcer et de partager avec d’autres. Parce que nous ressentions que nous « avions des choses à partager qui ne se partageaient pas assez », mais aussi parce que nous avions besoin d’essayer de le faire nous-mêmes pour « nous en sentir capables ».
À DÉGENRÉ-E : Pourriez-vous présenter votre collectif / votre émission ? Vous définissez-vous comme un collectif féministe ? Avez-vous été inspiré-es par d’autres émissions ? Comment la non-mixité s’est-elle "imposée" à vous ? Comment définissez-vous votre non-mixité ?
Dégenré-e est une émission de radio féministe pour déranger ! Le collectif se définit donc comme féministe et il est en non-mixité meufs, gouines et personnes trans. C’est une émission de 1h30 qui est diffusée le 2 [1] et le 4 [2] mercredi de chaque mois depuis 2002, d’abord sur radio campus puis depuis 2004 sur radio Kaléidoscope, le tout à Grenoble. Nous participons aussi à la plateforme Radiorageuses.net, une nébuleuse d’émissions de radio féministe et francophone pour le moment.
Depuis le début, le collectif est non-mixte. En 2002, les personnes qui le composaient, faisaient pas mal de choses ensemble : une bibliothèque féministe, une table de presse, et pas mal d’activités de luttes globalement. La non-mixité a été réfléchie plusieurs fois au cours de l’histoire du collectif. Elle a, à chaque fois , été réadaptée à la réalité des membres qui composent le groupe et à nos réflexions politiques du moment en termes de pertinence et de choix d’organisation.
Grosso modo, nous défendons plutôt une vision d’un féminisme anticapitaliste, décolonial et non-islamophobe. Un féminisme qui est à l’intersection d’autres luttes tout aussi nécessaires.
Vos expériences passées en mixité vous ont-elles poussées vers la non-mixité ? Diriez-vous que cela a été « un choix » d’organisation ?
TIMULT : - Oui et oui !
Mais bon, en même temps, la liberté de faire des choix… se fait toujours sous certaines contraintes, en contexte quoi. Moi en tous cas, je me suis d’abord politisée dans un contexte mixte. J’en suis venue aux pratiques non-mixtes petit à petit, en me rendant compte que certaines questions n’étaient pas prises en compte, voire étouffées, que j’avais besoin de partager des réflexions et des expériences avec des personnes qui les vivaient aussi pour trouver la force de mettre des mots dessus et d’agir.
En même temps, pratiquer une non-mixité entre meufs, ça m’a fait réaliser que dans les contextes politiques, plusieurs non-mixités se pratiquent sans que ça paraisse nouveau ou sulfureux. Par exemple dans le syndicalisme depuis des décennies, des gens s’identifiant à la « classe ouvrière » ne se réunissent pas avec les patrons et ça ne choque personne ! La non-mixité, c’est un outil pour se rencontrer et se renforcer entre personnes qui vivent les mêmes oppressions, et ça peut signifier des non-mixités différentes, d’âge, d’identité, de pratiques, d’histoire, de culture, d’apparence, de vécus spécifiques… et qui sont mixtes de toutes les autres diversités portées par ces personnes. Des fois, on parle de « mixités choisies ».
DÉGENRÉ-E : Le collectif est composé actuellement d’une dizaine de personnes, tout le monde n’était pas là au départ, il y a eu beaucoup de changements au sein du collectif. Sûrement que le ras-le-bol de la mixité pousse certaines camarades vers la non-mixité mais réduire notre choix d’organisation à ça en donnerait une vision dépolitisée.
Il faut plus voir notre mode d’organisation comme une stratégie politique, une manière de faire et d’aborder certains pans de la lutte et non comme une finalité. On n’est pas du genre à penser, arg le monde est pourri, mais youpi on a enfin trouvé notre eldorado ! C’est une vision angéliste et naïve de la non-mixité.
Après, on peut aussi épiloguer longtemps sur les notions de choix et de nécessité. Disons que c’est un choix nécessaire !
Dans les collectifs non-mixtes, on décide de réfléchir et de lutter pour « nous » et entre « nous » (en sachant que le nous est toujours très questionnable et souvent bien difficile à cerner) pour avancer, créer des solidarités et gagner en autonomie et en force. Tout un tas de choses utiles pour se confronter à ce monde de merde. Une non-mixité de combat finalement. Car la lutte en mixité continue de faire partie de notre présent et il faut savoir s’imposer dans le débat quoi !!
Comment mettriez-vous en regard ces expériences passées, mixtes et non-mixtes non mixtes, et celle de Timult, concernant les rapports interpersonnels à l’intérieur du collectif et l’aspect éditorial du choix des sujets que vous abordez ?
TIMULT : - Pour ce qui est du collectif, à l’intérieur de Timult, je dirais que « ça fait des vacances » ! Ahahah ! Non, mais sans rire, j’ai quand même le sentiment de faire des économies d’énergie : on se réunit sur certaines bases, liées à des questions d’oppressions et ça nous donne une assise commune, une confiance de base.
Une confiance de base, c’est sûr. Même si, en vrai, en s’attachant à complexifier nos analyses politiques, rien n’est joué d’avance : on a encore de quoi se prendre la tête, se bousculer carrément sur nos automatismes, nos rapports de pouvoirs, nos désaccords de fond. Mais disons que venant de cette « culture féministe et autonome » commune, c’est plus facile de se mettre en cause, d’accepter de se faire déstabiliser.
Et puis après, le contenu éditorial de la revue, il reflète ce qui nous travaille dans nos vies et nos collectifs. Alors bien sûr, être sur divers terrains de luttes, dans des contextes mixtes ou pas, ça oriente nos choix. Je dirais qu’on fait l’aller-retour entre ce qui nous touche quotidiennement et intimement et les « grilles de lecture » plus larges, plus transversales, que nous nous approprions et développons. Mais dans tous les cas, une des choses qui nous importe vraiment à Timult, c’est que les auteur-e-s partagent des réalités et des idées qui sont importantes pour elleux, que ça vienne de besoins concrets, pour relier nos analyses à ce qu’on vit.
DÉGENRÉ-E : Je sais pas si je comprends bien la question autour des rapports interpersonnels. En tout cas, la vision habituelle de la bande de potes qui s’amusent ensemble est réductrice. Il est vrai que brassant un peu dans les mêmes sphères, il y a des liens d’amitié et des liens affinitaires qui existent ou se créent entre nous. Mais ce qui nous relie avant tout, c’est une envie de défendre une certaine vision du monde et de la lutte en faisant de la radio féministe en mixité choisie.
Nous ne nous reconnaissons pas dans l’identité de « nous les femmes », nous venons d’horizons politiques et sociaux différents en terme d’appartenance de classe ou de race pour ne citer que ça et cela se reflète donc sur nos réunions, discussions et choix d’émissions. On essaye d’avoir des débats de fond, des propositions sont faites, on réalise des émissions et on se fait des retours. Tout le monde n’est pas toujours d’accord sur tout mais on garde un certain cap !
À DÉGENRÉ-E : Que vous apporte la non-mixité dans le cadre du processus de réalisation de votre émission ? Quelle fonction sociale ou politique lui reconnaissez-vous ?
DÉGENRÉ-E : Comme vous le savez aussi bien que nous, l’objectivité est une bonne connerie qu’on apprend dans les écoles de futurs baveux journalistes et qui sert bien les intérêts dominants. La mixité choisie revendiquée, c’est reconnaître et assumer que nous produisons du contenu à partir d’un point de vue situé socialement et politiquement, c’est-à-dire, dans le cas présent, une approche féministe de meufs, gouines et personnes trans issuEs des réseaux anti-autoritaires pour la plupart.
Je pense que ça s’entend dans nos émissions, dans les sujets qu’on choisit de travailler, des luttes qu’on visibilise et de toutes ces pratiques qui passent par la rue mais aussi par bien d’autres espaces.
Ça change pas mal de choses de situer son point de vue dans la production de discours et de connaissances. Ça permet de sortir de la dynamique expertEs et témoins, un classique de la radio entre autres : ceux et celles qui vivent les choses et les autres qui créent du sens autour. Parce qu’il y a un paquet de connaissances qui est produit sur le dos des groupes minorisés sans les prendre en compte...
Lorsque ce sont des personnes concernées qui produisent et diffusent des discours sur leurs luttes ça donne autre chose que d’habitude, ce qui est déjà en soi intéressant. Ce qui ne veut pas dire que nous réduisons notre capacité d’analyse et de critique à nos identités, mais que c’est à partir d’elles qu’on déploie nos réflexions.
Au-delà de nos choix éditoriaux, c’est aussi s’approprier des savoirs techniques, parce que sans eux nous n’aurions pas de moyens de diffuser. Et soyons sincères c’est beaucoup plus facile de transmettre et d’acquérir ces connaissances techniques en non-mixité sans avoir le gentil pote mec qui te demande de te pousser pour te montrer comment faire.
Participez-vous, en dehors de Timult, à des collectifs mixtes ? Pourquoi ?
TIMULT : - Pour ma part, de moins en moins… parce que ces dynamiques féministes qui brassent autour de nous, elles m’ont fait rencontrer de plus en plus de personnes avec qui j’ai tant de choses à faire !
Moi Oui. En fait, c’est toujours une question de « avec qui tu fais alliance », selon les moments, les sujets qui t’importent, là où tu habites, tes propres forces...
Les espaces de non-mixité sont assurément des espaces de liberté et d’expression privilégiées, pour autant, ils ne sont sans doute pas dégagés de tout rapport de domination ?
TIMULT : - Ah ben ça, c’est sûr ! Par exemple, dans une non-mixité de genre, on se retrouve face à des questions d’inégalités économiques, de racisme, etc., on a des facilités ou difficultés différentes liées à l’âge, notre état physique ou psychique, etc.
Oui, on n’a jamais tou-te-s les mêmes expériences et tout ça est imbriqué. Je ne me sens pas définie seulement par mon identité de genre : il y a des moments, des endroits, où ce qui compte, ça va être que je suis lesbienne ou blanche ou valide ou…
Pour préciser, on ne parle pas d’un simple empilement de contraintes, d’oppressions. Ça se croise mais ça ne fait pas des additions quoi. Je dirais que chacun-e se situe à une intersection, et mouvante en plus ! C’est comme poser une grille de lecture complexe sur des rapports de pouvoir et des inégalités de positions, sur l’organisation du monde en « société ». C’est ce qu’on appelle « intersectionnalité ».
Je voudrais encore ajouter que cette approche ne nous conduit pas seulement à multiplier les catégories. Quand on pense à cette imbrication de nos positions, on veut surtout se rappeler que la réalité est toujours plus compliquée, qu’on est bien plus que ça : au-delà des dominations croisées, il se passe plein d’autres choses. Personne n’est réductible à quelques mots ou « cases » et toute approche théorique peut se transformer en dogme si on la confond avec la complexité du réel. Voilà, ça reste un outil d’analyse, une manière d’interpréter la réalité, de la schématiser pour nous donner des moyens d’agir.
DÉGENRÉ-E : Bien, on parle de non-mixité, en réalité on pourrait dire que c’est de la mixité choisie : nous choisissons avec qui nous voulons nous organiser sur certains aspects. Au sein même de cette non-mixité, nous avons différentes positions sociales, il y a des gouines et des hétéros, des personnes cis et des personnes trans, nous n’avons donc pas les mêmes privilèges et ne vivons pas les mêmes dominations. Et même au-delà de cette non-mixité, nous n’avons pas, au sein du collectif, les mêmes réalités sociales : de classe ou de race par exemple.
Comme dit auparavant, nous ne considérons pas la non-mixité comme un havre de paix. On n’est pas verséEs dans le délire hippie ! Mais il est vrai que ça nous fait quand même des vacances sur tout un tas de situations chiantes comme pour donner un exemple : la sempiternelle discussion avec ton pote mec hétéro qui essaye de te convaincre que lui il est pas pareil !
Nous ne pensons pas que choisir un mode d’organisation non mixte supprime d’un coup de baguette magique tous les rapports de dominations, mais il permet de revendiquer et d’assumer de se retrouver autour de certaines questions pour les travailler à partir de certaines positions sociales, et pas avec n’importe qui !
À TIMULT : Avec le temps, comment a évolué la non-mixité dans votre collectif de rédaction ?
TIMULT : - La non-mixité qui nous intéresse pour cette publication c’est donc meuf/gouine/trans, avec cette critique de fond de l’hétéro-patriarcat... mais sans cesser de se questionner sur l’ensemble des structures de classes dont on parlait à l’instant et qui s’entremêlent : racisme, rapports possédants/non-possédants, et plein d’autres.
Ces réflexions nous ont conduit-es à faire évoluer nos critères de publication : Timult publie parfois des contributions dont les auteur-es ne rentrent pas dans la non-mixité que nous avons définie. Ce qui nous importe en fait, c’est de privilégier des voix habituellement minorisées.
À DÉGENRÉ-E : Avec le temps, pensez-vous que votre non-mixité pourra évoluer ? Participez-vous, en dehors de votre émission à des collectifs mixtes ? Pourquoi ?
La non-mixité a toujours intérêt a évoluer, à être réfléchie, réadaptée en fonction de ce qui nous entoure, de nos objectifs communs et de nos bases politiques du moment. Par ailleurs, nous avons quasi toutEs des activités politiques, en mixité ou d’autres formes de mixité choisie en dehors de dégenré-e. Pourquoi ? Parce que c’est aussi nécessaire ! Et parce que nos ennemis sont nombreux !
Je viens d’un journal créé majoritairement par des hommes, se revendiquant « anti-sexiste ». Des bonnes paroles qui n’ont évidemment pas suffi à se prémunir de fonctionnements arbitraires : loi du plus fort pour imposer ses idées, abus de références intellectuelles pour noyer les points de vue des femmes sur le sujet, difficile acceptation à reconnaître les dominations qui s’exercent... Je ne peux pas m’empêcher de penser que si La Brique avait été crée par un groupe situé différemment, d’autres rapports auraient été instaurés entre les personnes et nous aurions été plus sensibles à certaines luttes, car notre collectif aurait eu une autre base... Que pensez-vous de cette supposition, au regard de vos expériences de Timult, Dégenré-e, et/ou de vos expériences passées ?
TIMULT : - C’est clair que l’histoire d’un groupe, les expériences de ses membres, ont une influence sur ce que ce groupe produit, en terme d’ambiance comme de contenu. Se retrouver autour d’une culture commune et affirmée féministe dispense (pour une fois) de se battre pour la justifier en interne.
Mais tout ça ne veut pas dire qu’on soit d’accord sur tout ni que c’est facile. Concrètement dans Timult, on adore la controverse. C’est un collectif où on discute sans cesse et où on a souvent des désaccords profonds. Ça peut nous ébranler sérieusement : nous confronter sur le fond, c’est mettre en question nos convictions et souvent nos choix de vie, nos fonctionnements intimes. On débat parfois jusqu’à l’épuisement. Un des trucs qui nous aide dans ces moments (enfin, au moins parfois...), c’est notre volonté commune de démasquer la répartition des tâches et des pouvoirs. Ça nous incite à nous relayer dans des rôles différents et habituellement invisibles : faire redescendre la tension, proposer une pause et préparer un goûter, faire rire les autres, proposer un compromis. Prendre soin de s’envoyer des signes de confiance, chercher à passer du bon temps ensemble après des discussions tumultueuses.
Ceci dit, je pense que chaque groupe peut faire des choix dans l’ambiance qu’il crée, les manières de se parler, les prises de décisions, l’attention aux autres, l’installation des rapports de confiance. On ne peut pas régler ces histoires juste en choisissant une certaine non-mixité. C’est vrai que beaucoup de groupes ne questionnent pas leur fonctionnement. Et s’il n’y a pas de garde-fou, c’est facilement les réflexes intégrés qui prennent le dessus, la loi du plus fort, la répartition inégalitaire des tâches, etc. Une culture féministe peut être un de ces garde-fous mais ce n’est pas suffisant en soi. Le choix d’une non-mixité peut être un garde-fou. Faire des efforts pour changer d’habitude ensemble ou se donner des temps de parole formalisés sur des sujets dont on ne parle jamais, tout ça peut constituer des pistes. Mais ce n’est pas suffisant, je ne vois pas comment il pourrait y avoir « une bonne recette »... ça dépend de la constellation des personnes présentes.
Se questionner en collectif sur nos fonctionnements, ça vaut toujours le coup... mais la plupart du temps, on se dit ça dans les moments conflictuels, quand il devient vraiment difficile de trouver des consensus !
DÉGENRÉ-E : Alors juste petit détail pour commencer, on n’est pas toutEs des « femmes ou se sentant femmes » dans ce collectif. Il y a bien quelques pincées de femmes par-ci par-là, mais y a surtout des gouines, une personne asexuelle et un camarade trans. C’est juste pour bien planter le décor !
Maintenant pour répondre à la question : oui, on ne fait pas les choses pareil en fonction de qui on est politiquement et socialement. Et c’est pas tant au regard de notre expérience collective mais plutôt au regard des réalités systémiques qui structurent le monde dans lequel on vit et des réalités sociales qui construisent les individus d’une certaine manière. Mais bon, vu qu’on n’est pas fatalistes, on pense que vous pouvez vous en sortir ! Surtout que si nos souvenirs sont bons, il y a quand même quelques meufs à La Brique, vous pourriez en parler avec elles et faire le boulot ensemble !
À TIMULT : Vous semblez dégager une liberté stylistique d’écriture que je ne retrouve pas dans d’autres parutions. Comment caractériseriez-vous votre approche de votre mise en mots et les processus de vos écritures ?
TIMULT : - Une partie d’entre nous n’avait pas de longue expérience d’écriture en se lançant dans Timult... ni trop de goût pour la lecture de textes théoriques et politiques. C’est même une des raisons qui nous a poussé-es à inventer Timult : fabriquer un journal politique que nous aurions goût à lire ! Je ne suis pas sûre qu’on y réussisse vraiment, mais ça explique peut-être que Timult ne soit pas entièrement formatée aux « standards » des zines politiques...
En tous cas, parmi les partis pris un peu particuliers de Timult, il y a cet enjeu dont on parlait tout à l’heure, d’écrire et d’inviter à écrire, comme outil de prise de puissance pour soi-même, pour se renforcer, s’affirmer, formuler des besoins et des réalités importantes pour soi... entre empowerment et éduc’ pop !
Il y a aussi cette histoire « d’écrit situé ». L’idée, c’est d’inviter les auteur-es à exister dans leur texte, à donner des indices sur là d’où illes viennent ou là où illes sont. On peut passer du récit au slam, de l’enquête à la fiction, pourvu que les choses s’incarnent, pour éviter autant que possible le tout théorique déconnecté de nos vies...
Tout en trouvant important de se réapproprier les outils théoriques ! On ne veut pas se priver de la force des pensées théoriques, critiques, analytiques. Mais on cherche comment les extraire des sphères où elles sont enfermées, de ce qui fait que la plupart des gens ne se sentent pas concerné-es. Attention, il ne s’agit ni de tout simplifier, ni d’exiger des auteur-es qu’illes déroulent leur CV. Cette idée « d’auteur-e » nous plonge en fait dans un travail assez littéraire, une manière d’inviter à « fabriquer des auteur-es ». Que tu aies envie de signer avec ton nom ou avec un pseudo, que tu fabriques un personnage avec seulement quelques bouts de toi, ou de plusieurs personnes écrivant ensemble, dans tous les cas, l’objectif est de rendre chaque fois palpable que les contributions viennent de quelque part, de vécus spécifiques. Je dirais que ça crée une distance dans la lecture, pas une distance émotionnelle mais plutôt dans le raisonnement, dans l’approche critique : tu peux avoir de l’empathie pour ce qui se dit, comprendre sans adhérer à tout, sans te dire « cette idée ne me plaît pas donc ces gens sont complètement crétins » mais plutôt « ok, je ne suis pas d’accord avec tout, mais je comprends pourquoi la personne en vient à ça ».
… Il est arrivé que des lecteurs-trices apprennent que les auteur-es étaient fictif-ves et se sentent comme trahi-es. Mais pour nous, il ne s’agit pas d’usurper des identités en parlant de réalités qu’on ne connaît pas (et c’est pour ça qu’on fait attention à qui s’exprime dans Timult, à comment de pas parler à la place des personnes concernées) ; il ne s’agit pas non plus de faire valoir une « authenticité » absolue. Notre question est plutôt : à quel point cela aide-t-il à réfléchir ?
Selon vous, qui sont vos lecteurs / lectrices ? À qui vouliez-vous vous adresser avec Timult et à qui pensez-vous vous adresser réellement ? (Y-a-t-il un écart ?) Quels retours avez-vous par rapport à cela ?
TIMULT : - On voudrait que ça puisse toucher des gens vraiment différents, tout le monde ! Mais comment savoir ?
Ce qui est sûr, c’est qu’on reçoit pas mal de bons retours, d’horizons très variés.
Et qu’on diffuse à 2500 exemplaires et que chaque numéro est épuisé plus vite que le précédent. Comme on fait la distribution nous-mêmes (grâce à des tonnes de complices), en infokiosques autant qu’en librairies, on a quand même l’impression que Timult circule beaucoup, est lu... et ne finit pas trop souvent à la benne (comme c’est malheureusement le cas de la diff. classique en kiosques...) Mais bon, ce sont des statistiques non chiffrées et néanmoins approximatives !
Une conséquence concrète et assez encourageante, c’est que Timult reçoit pas mal de contributions qui sont des « premiers textes », de personnes qui n’avaient pas pensé ou osé écrire avant. C’est vraiment chouette de s’imaginer que Timult donne envie !
Et au niveau de votre émission de Dégenré-e ?
DÉGENRÉ-E : Alors déjà, les radios associatives galèrent plutôt, donc c’est sans surprise qu’on vous annonce qu’on n’a pas encore raflé des tonnes de part d’audience à fRance Intox. Mais globalement nous pensons que c’est plutôt le monde militant et affiliés qui écoutent ce genre d’émissions même si elles sont faites pour tout le monde.
Mais les rares retours que nous avons se situent entre « j’ai appris plein de trucs » ou « ça m’a fait trop du bien de vous entendre ». En gros, parfois ça permet d’apprendre des nouvelles choses, parfois de se sentir moins seulEs, sûrement souvent les deux ! Mais c’est sûr que tout le monde n’y trouve pas la même chose.
Après, des fois, il y a quand même des surprises car notre émission la plus téléchargée l’a été parce qu’elle a été relayée par l’auteure de la BD Le bleu est une couleur chaude sur son blog et c’est une émission qui parle de relecture féministe de la préhistoire !
Une des finalités des expériences de non-mixité est, pour moi, de pouvoir rendre en compte de réalités qui, autrement, ne trouveraient pas d’expressions, ou bien plus difficilement. Ces expériences peuvent ensuite servir pour construire des bases politiques communes en vue d’un changement radical de société. Pour autant, avez-vous l’impression que ces voix sont écoutées et entendues dans nos champs de luttes ?
TIMULT : - Pas assez. Des fois oui. Mais souvent, à l’intérieur même de nos champs de luttes, nous participons à ces dominations, à la minorisation de ces voix. Notre stratégie, c’est de continuer à les imposer et à élargir le champ de ce qui est concevable et recevable. Pour participer à la transformation lente des représentations... autant qu’aux moments d’accélération !
DÉGENRÉ-E : Les luttes féministes comme celles antiracistes et décoloniales n’ont jamais été une bien grande priorité dans les milieux gauchisto-anarco-communisto-pouetpouet. En témoigne le quasi silence de ces milieux sur des sujets comme les lois racistes visant les femmes musulmanes ou la colonialité du pouvoir français. Il est vrai que c’est pas la panacée non plus dans le monde féministe mais il y a une plus grande tradition de luttes intersectionnelles chez certaines féministes.
Après, tout ça c’est une histoire de rapport de force. D’une certaine manière, s’organiser en non-mixité permet de gagner en autonomie et de se renforcer pour construire un rapport de force nécessaire à ce fameux changement radical qui vient...
Il existe pas mal de médias non-mixtes, dont nous n’avons pu parler ici, chacun construit selon des approches situées différentes. Par exemple : Cases Rebelles est un collectif politique de femmes et d’hommes noir-e-s, africain-e-s et caribéen-ne-s. On n’est pas des Cadeaux, une émission de radio trans, gouines, pédés, avec des bases féministes. Etc.