Yellow is the new pink

gilets jaunes femmeDimanche 3 mars, une marche de femmes gilets jaunes est organisée à Lille. Dans un mouvement souvent accusé de sexisme et où les discussions sur les rapports de genre sont rares, on s'est demandé par qui et comment une telle initiative a été prise. Deux organisatrices de la marche, Juliette et Morgane1 nous racontent.

En janvier, la première assemblée régionale des gilets jaunes est organisée à la bourse du travail de Fives. Elle regroupe environ 200 personnes, hommes et femmes à part égale. Une proposition est lancée d’organiser une manifestation de femmes gilets jaunes. Une majorité s’abstient de voter la proposition. Non-réaction et légers froncements de sourcils dans la salle, c’est la circonspection qui semble d’abord l’emporter. Puis quelques femmes, mais surtout beaucoup d’hommes, s’y opposent ouvertement : « C’est dangereux de manifester seules. Les flics ne vont pas vous louper ».

L’action est finalement validée d’une courte majorité… À condition que des hommes fassent office de voiture-balai. Juliette et Morgane se souviennent : « Au départ, on nous a quand même dit que ça allait diviser le mouvement. L’idée est que les femmes mènent le cortège pendant que les hommes qui le veulent soutiennent, le gilet jaune noué en brassard ». Un groupe de 6 femmes se lance alors dans l’organisation de la marche, plusieurs fois repoussée. Des marches similaires ont lieu à Paris et Douai les 6 et 19 janvier : « Nous avons pris modèle sur ces actions, leur avons demandé conseils, nous sommes appuyées sur le tract de Douai pour rédiger le nôtre ».

L’appui des réseaux syndicaux et associatifs

Les organisations politiques et syndicales ne sont jamais très loin. « On a pris contact avec "chez Violette" et "Nous toutes". Elles nous ont expliqué comment elles géraient leurs manifs et nous ont donné des slogans qu’elles avaient déjà ». Un militant de Sud-santé leur a rapidement proposé son aide et fait profiter de son réseau. Il a aussi imprimé 6000 tracts aux frais du syndicat pour appeler à la manifestation du 3 mars, qui ont été distribués à la gare Lille Flandres et dans les facultés, « mais en toute indépendance, il n’y a pas de logo du syndicat dessus ».

Les femmes sont les plus précaires

Pour ces femmes qui participent au mouvement depuis son début ou presque, la nécessité de la marche est apparue au fil des actions et de leurs discussions. « Le mouvement tout au début, ça parlait carburant. Puis il y a eu un réveil des consciences, une éducation populaire en mode accéléré. Cette marche, ça permet d’éveiller sur la condition des femmes ».

Pour elles, c’est sûr, parce qu’elles travaillent massivement dans les secteurs les plus touchés par la précarité - la santé, le social, l’éducation - et aux postes les plus bas, les femmes ont intérêt à se mobiliser massivement : « C’est nous les plus exploitées ».

Elles ne remettent pas pour autant en question les normes de genre. Elles ont bien reçu « quelques remarques sexistes sur des ronds points », mais dans l’ensemble, elles considèrent qu’elles n’ont pas à se plaindre : « Dans la répartition des tâches, au sein des actions et des manifestations, c’est très bien. Même sur les actions et les blocages, ce n’est pas forcément aux femmes de prévoir la nourriture, ce genre de choses. On est tombées sur des bons gars. ».

Elles ne se disent « pas spécialement féministes ». Morgane émet même quelques réserves en évoquant une copine engagée : « Parfois c’est trop. Moi je me bats pour l’humanisme avant tout. Il ne faudrait pas que les rôles s’inversent ».

Aux premières loges de la fracture sociale

Morgane, 27 ans, est infirmière en hôpital privé. Juliette, 29 ans, est professeure des écoles. Toutes les deux se considèrent comme « encore assez privilégiées ». Elles sont néanmoins des témoins directs du démantèlement des services publics « à l’école, à l’hôpital, tu la vois très bien la misère. Il n’y a pas d’école égalitaire. ».

Pourtant ce n’est pas dans leur travail qu’elles trouvent les moyens de lutter. « Les collègues enseignants râlent beaucoup. Ils critiquent le mouvement. Ils pensent que ça ne sert à rien, ils ont une attitude défaitiste. Chacun a sa petite vue avec ses petits problèmes », se désole Juliette, tandis que Morgane, en tout début de carrière, estime risquer trop si elle se syndique.

gilets jaunes femme

Avant les gilets jaunes, elles n’avaient pas ou peu milité et participé à des manifestations, mais l’une d’elles précise que son compagnon « est très militant et très investi dans le mouvement ». Leur discours, loin d’être dépolitisé, est plus universaliste et humaniste que militant. C’est la vulnérabilité des plus pauvres qui est constamment mise en avant. Pas de volonté de renversement du pouvoir en perspective mais l’envie d’en finir avec cette absence de représentation démocratique. Il s’agirait enfin « d’avoir au pouvoir des gens qui nous ressemblent et partagent nos préoccupations ».

Prendre soin

Juliette et Morgane sont aussi très investies dans les actions GJ dites de « solidarité » : des maraudes pour venir en aide aux personnes sans-abris sont organisées plusieurs fois par semaine. Elles ont aussi participé à l’organisation de cagnottes ou soutenu la construction de cabanes pour reloger des personnes. Elles distribuent même des sandwiches aux SDF et aux enfants sur le trajet des manifs. Une forme de solidarité directe qu’elles ont l’air de trouver évidente : elles ne se voient pas défiler dans la rue tous les samedis devant ces personnes et ne rien faire.

Elles passent ainsi beaucoup de temps, en plus de toutes les manifs et réunions, à des actions peu visibles qui ne semblent pas très valorisées par les autres militant.e.s. Il existe des « commissions solidarité » mais leur activité est plutôt discrète au vu du reste du mouvement. Peu évoqué en AG, ce travail n’est pas du tout médiatisé. Les discussions, l’attention et l’énergie sont plus souvent concentrées sur les exploits virilistes de la dernière manif sauvage que sur ce travail de l’ombre.

Les actions de solidarité ne sont pas uniquement le fait de femmes chez les gilets jaunes. Mais on ne peut s’empêcher de constater que ce travail, caritatif et empathique, correspond aux rôles sociaux habituellement dévolus aux femmes. Aux premières loges pour observer les effets de la précarité dans leurs métiers, elles sont les premières à s’investir sur des problématiques très matérielles, proches de l’humanitaire mais aussi au cœur des revendications sociales du mouvement. « La santé et l’éducation sont les deux piliers de notre société » ajoutent-elles. Pour elles, manifester en tant que femmes au sein du mouvement des gilets jaunes est donc important, et dépasse la question du féminisme ou des rapports de genre.

Mikette et Gabrielle Declercq

1. Les prénoms ont été changés.

Au travail comme dans la rue, nous n'aurons que ce que nous saurons prendre !

Le dimanche 3 mars après-midi, il n’y a pas foule à République. Une petite centaine de personnes en jaune, la moitié de femmes. Après une prise de parole succincte (et mixte), le petit cortège se met en route. Les femmes devant, les hommes suivent. Ceux qui portent le gilet jaune l’enlèvent pour le nouer en brassard, après la demande de leurs camarades, ponctuée d’un « on est désolées », qui nous interpelle un peu. On se dit qu’elles tiennent à ne pas froisser les gars. Parmi eux, des figures centrales du mouvement. On ne pourra pas dire qu’ils n’ont pas soutenu.

Les rares passant.es auront peut-être eu du mal à saisir le mot d’ordre du jour : « Macron démission » et la Marseillaise rythment la marche, avec assez peu de slogans spécifiques aux femmes. La flicaille est peu nombreuse, mais bien armée. Elle barre quelques routes. Les femmes en profitent pour s’offrir quelques moments de confrontation, seules en première ligne pour une fois. On entend des « flics, violeurs, assassins ! » et « moins de keufs, plus de meufs ! », puis un « les femmes bleues avec nous ! », assez déroutant.

Autour, c’est le festival de commentaires chez les GJ hommes, soudain désoeuvrés. Entre ceux qui comptent les femmes fliques, ceux qui souligent le « courage » des femmes chantant face aux keufs, et ceux qui s’improvisent service d’ordre à eux tout seuls sans qu’on le leur ait demandé, on trouve pour notre part leur soutien un peu lourd. La palme revenant à ceux criant « Macron t’es foutu, nos nanas sont dans la rue »...

Ça n’en rend que plus importante encore l’existence d’une telle action. Les femmes gilets jaunes ont pris la rue, avec leurs camarades, mais aussi contre eux. Dans le mouvement comme ailleurs, les femmes ont leur place à prendre, et ce ne peut être qu’en luttant.

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