Fiction séditieuse
La fin du procès approchait. La cour avait pris sa décision. Mais avant de rendre le délibéré, la présidente demanda : « Accusés, levez-vous je vous prie. La cour aimerait entendre une dernière fois votre éditorial, qui fait l’objet des poursuites. Veuillez le lire. » Les « accusés » s’exécutèrent. L’un d’entre eux se mit à lire :
« Une insurrection qui ne sait précisément pas ce qui vient. Une vague invisible devenue soudain si spectaculaire. La caméra tourne. 1, 2, le micro est OK : devant nous, la révolution est en représentation. Les journalistes, rapporteurs de la police, décorent, maquillent et mettent en scène. Ils distribuent ensuite les rôles à des comédiens, qualifiés trop aisément de « terroristes », « ultragauchistes », etc.
La mascarade est sédative. Elle occupe le devant de la scène, évolue, se transforme. Mais ce qu’elle cache ne change pas. C’est toujours le même réel : pendant que certains s’engraissent, tout en essayant de dissimuler leur double menton derrière un nœud de cravate trop serré… d’autres crèvent de froid et de faim. Un homme jovial, aux joues grassouillettes, qui conçoit, vote et exécute les lois. Et un autre, une femme, au visage émacié, lapeau meurtrie par le froid, qu’on assiste, réprime et enferme. L’inégalité. L’iniquité. La « démocratie moderne ».
Tout s’affaire. Le Pouvoir parade au milieu de la scène. Ricane au moindre débrayage. De la main droite, il tape et bâillonne les insoumis-es. De la main gauche, il se déleste de quelques pièces charitables, frappées d’un cuivre vieilli. Il transforme l’or du peuple en charbon exploité. Il transforme tout sur son passage et impose une idée de progrès. Le spectacle prendra fin lorsque les insoumis-es transformeront à leur tour… Mais le sédatif est puissant. Nos télévisions sont toujours allumées. Nos fauteuils aussi confortables. Le film n’est pas terminé.
Les scénaristes ont élaboré une histoire sans fin. Lorsque leur idéologie est devenue mondiale, ils ont proclamé la « fin de l’histoire », pour ne plus avoir à s’en soucier. Mais l’Histoire est toujours là. Dévastatrice comme à son premier jour. Comme une vague qui déferle. Se déroule doucement. Glane les complaintes. Gonfle. Et n’oublie pas. Non. Elle n’oubliera pas les transformations. Elle n’oubliera pas comment les maîtres ont transformé le mot « commerce » en « solidarité ». « Servage » en « salariat ». « Contestataire » en « conservateur ». « Régression » en « modernisation »… Elle n’oubliera pas non plus comment leur « démocratie » a été inventée par les riches. Comment « pouvoir du peuple » a toujours signifié « pouvoir de l’argent ».
Ce papier sur lequel nous écrivons pourrait se transformer en mur. Les murs de nos villes, libérés de toute censure. Le peuple pourrait ne plus avoir peur de se défendre. Il se transformerait en une onde incontrôlable. Les insoumis-es se rassembleraient sans aucune nationalité. Et comprendraient leur supériorité. Le spectacle serait submergé de réalité.
Le seul espoir pour les générations futures réside dans la destruction méticuleuse du décor et des déguisements. »
La juge se leva brusquement : « Sédition ! C’est une sédition ! La cour vous condamne à la peine maximale ! » Elle ordonna aux gardes de saisir les accusés-es. Et dans la salle, contre toute attente, les femmes et les hommes, spectateurs jusqu’à présent, se soulevèrent…
Le collectif de rédaction