L’agglomération lilloise est une terre de luttes urbaines. Si la postérité fait la part belle à la lutte des habitant.es de l’Alma-Gare à Roubaix au milieu des années 1970, des initiatives moins connues ont émergé dans d’autres quartiers : Vieux-Lille, Moulins ou Fives.
Les traces de résistances persistent encore aujourd’hui dans le milieu associatif local. En 2003, Jean-Louis Borloo, ministre de la ville, crée l’agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) qui finance les projets des maires qui veulent « casser les ghettos » et faire venir des populations plus riches dans les quartiers pauvres. Cette « rénovation » se révèle fatale pour les quartiers populaires. L’ANRU est devenue le bras armé de la lutte contre les pauvres, plus que contre la pauvreté. Partout, les habitant.es refusent de dégager si facilement. Les populations résistent, s’entraident, partagent des connaissances et s’échangent des services. Les habitant.es n’hésitent pas à rappliquer aux réunions sans invitation et à faire savoir leur opinion aux cénacles d’élu.es et technicien.nes.
Voici quatre exemples récents d’actions soutenues par l’atelier populaire d’urbanisme de Fives (APU) ancrées dans des quartiers populaires de la métropole touchés par des politiques de gentrification.
Pile, raconter la lutte
Depuis plus de trois ans dans le quartier roubaisien du Pile, des habitant.es se réunissent pour faire face au projet de renouvellement urbain qui menace leur avenir et celui de leur quartier. Celui-ci voit le jour en 2015, avec l’ambition de « dédensifier » le Pile afin de mettre en oeuvre un programme de mixité sociale. Comprendre : gentrifier et détruire un habitat populaire ouvrier pour expulser une partie de la population du quartier.
Dans ce but et depuis plus de 20 ans, la mairie et la Fabrique des quartiers rachètent les maisons. Laissées vides, insalubres, elles donnent au quartier un air d’abandon et à ses habitant.es un goût amer. Mais les « pilous » s’organisent : ils et elles pensent d’abord pouvoir être entendus et font valoir leur colère et leurs revendications lors de réunions de concertation. Mais le semblant de participation orchestré par les pouvoirs publics tourne rapidement au fiasco lorsque la mairie de Roubaix décide de leur interdire de se réunir dans la salle municipale qui accueillait leurs « Tables de quartier ». Quant aux associations qui les soutiennent, leurs subventions sont mises entre parenthèses.
« Y’en a marre des gens qui parlent pour nous »
Profitant du printemps 2016 et de la vague des Nuit debout, les habitant.es organisent un Quartier debout qui réunit plus de 250 personnes sur la Grand’Place de Roubaix. Puis créent un journal, À Table ! distribué lors de déambulations au micro dans tout le quartier : « Si vous avez des revendications à apporter, n’hésitez pas à venir les formuler avec nous ! Tout.es seul.es, on ne peut rien faire, il n’y a qu’ensemble qu’on peut bouger ! ». Le média de quartier devient un moyen de porter directement la parole des habitant.es auprès de leurs voisin.es. C’est aussi un outil qui permet d’élaborer un contre-discours face aux attaques et au mépris répété des aménageurs du projet, qui ne se gênent pas pour créer leurs propres outils de propagande (vidéos aseptisées, bulletins municipaux bidons...)
À Table ! pointe aussi les incohérences de la rénovation : dans un quartier quadrillé de maisons murées, les aménageurs trouvent quand même le moyen d’exproprier des habitant.es pour créer des « aérations » à la place de leur maison. De plus, du fait de la dégradation du quartier, les prix de vente ne permettent même plus d’acheter ailleurs... Le journal sert enfin à dessiner l’avenir du quartier tel que ses habitant.es le désirent, sans interférence technicienne : permettre à celles et ceux qui le souhaitent de rester dans le quartier et à qui souhaite partir d’être relogé.e selon ses besoins, créer des commerces coopératifs, des aires de jeu, etc.
« Au Pile, on n'est pas des balochards »
L’idée de réaliser un film émerge après leur rencontre avec le collectif Hiatus qui se met à les suivre dans leur combat. Et comme pour le journal, on fait avec les moyens du bord ! Dès la sortie du film, en janvier, la première projection publique de Pile : permis de démolir à Roubaix donne le ton. Et l’occasion à l’ancien maire PS de Roubaix à l’origine du projet urbain, Pierre Dubois, et à d’autres pontes locaux, de se faire renvoyer dans les cordes par les habitant.es lorsqu’ils tentent de démontrer leur soutien : « Ne venez pas nous dire ici que c’était un film magnifique. Pendant trois ans on a donné toute notre énergie. Vous n’étiez pas là avec nous ! Y’en a aucun de vous qui a bougé ! » L’offensive change de camp...
Au delà du fait de documenter des mois d’actions, d’écrits et de réunions, cette expérience est un instrument de fierté. Elle permet des rencontres avec d’autres collectifs en lutte ailleurs en France, présents lors des projections : l’Epeule et l’Alma à Roubaix, la Bourgogne à Tourcoing, Chatenay-Malabry en région parisienne, Marseille... Parce que les quartiers populaires sont loin d’être des déserts politiques, il faut aussi que l’histoire de leurs luttes s’écrive. Prochaine diffusion le 27 mars prochain à l’APU Fives.
Lille-Sud : entre matraque et marchandise
Il y a plus de dix ans, la mairie de Lille et la préfecture décidaient de construire l’un des plus importants commissariats de France, entre Lille et sa banlieue. Le comico de Lille-Sud impose une architecture aussi violente que ses agents. Aujourd’hui, de l’autre côté du pont du périphérique, c’est un nouveau bâtiment qui s’élève : le centre commercial Lillenium, ses 37 000 m² de surface de vente, sa centaine de boutiques, ses restos, son hôtel, ses bureaux... La matraque et la marchandise, c’est la manière bien lilloise de traiter les quartiers populaires. Comme deux faces d’une même médaille.
Centre commercial et argent public
Pourtant, ce centre commercial a failli ne pas voir le jour. Un énième délire mégalo dans un quartier populo : les banques et les promoteurs sentaient le fiasco venir et ne se sont pas pressés aux portes. Si bien que c’est de l’argent public – celui de l’ANRU et de la Caisse des dépôts – qui a finalement permis que le projet se fasse1. Un scandale pas assez rappelé. Le second scandale c’est la volonté de faire place nette autour du projet. En effet, juste en face de Lillenium s’étend le secteur Simons et ses petites maisons ouvrières qui ont déjà résisté aux volontés de transformation de la population du quartier par le projet du « Faubourg des modes ». À la suite de Lille2004, il visait à transformer l’artère commerçante de Lille-Sud par l’implantation de jeunes « créatifs de la mode ». En vain. Cette fois, la méthode est plus radicale : une partie des maisons doit être rasée et les habitant.es, propriétaires-occupant.es, doivent dégager.
Faire plier la mascarade
On rencontre Brahim, chez lui, au numéro 3 de la rue du Bel Air. C’est une petite rue située à l’entrée du faubourg des Postes où il habite depuis plus de dix ans. Illico, il dénonce les pratiques de la mairie et de l’aménageur : « Les négociations ont été lamentables. Lors de la première réunion publique, ils nous présentent un super projet avec des images et tout, mais on ne voyait plus nos maisons. On pose la question et ils nous font comprendre que le quartier est « insalubre », qu’il faut le raser et qu’on ne fait pas partie du projet. On leur a expliqué qu’on a vécu dans le quartier avec les rats, les maisons murées, l’insécurité et aujourd’hui, alors que le quartier allait « revivre » comme ils disent, il n’était pas question qu’on parte. Et on a tous quitté la réunion. »
La bataille s’engage : « Quand on a compris la mascarade, on s’est dit « l’union fait la force ». On a fait des réunions entre voisins et on est allé chercher l’APU de Fives. On a tout fait : affichage dans les rues, tracts, presse. On a eu des articles dans La Voix du Nord, Nord Éclair, CNews, des reportages sur Grand Lille TV. J’ai envoyé des dizaines de courriers à Martine Aubry. On a même saisi le défenseur des droits. »
Andréa habite quelques maisons plus loin, au 17, un petit pavillon avec jardin : « Je suis ici depuis dix ans. Cette maison est faite pour moi, un plain-pied adapté à mon handicap, pas loin du CHR au cas où. On ne me trouvera jamais une demeure équivalente. »2 Suite à un article de La Voix du Nord, Andréa est, comme par enchantement, sortie du périmètre du projet. Elle pourra continuer à habiter sa maison. Et pour Brahim ? « Aujourd’hui, on n'a plus aucune nouvelle ni de La Fabrique des quartiers, ni de la mairie, ni de l’EPF. On n'est plus très nombreux à refuser de partir. La plupart des maisons sont barricadées. Moi, je reste déterminé. » Et nous aussi, à en parler.
1. Bertand Verfaillie, « Quand l’argent public vole au secours de Lillenium », mediacites.fr, 2 février 2017
2. Des habitants de Lille-Sud en lutte contre les expropriations », 22 avril 2017.
40 ans de mépris à la Lionderie
Samedi 9 septembre 2017, maison du football de Hem. Un parterre d’élu.es et d’officiel.les font face aux habitant.es de la cité familiale de la Lionderie qui découvrent médusé.es une maquette prévoyant la destruction entière de leur quartier.
Cet ensemble composé d’une soixantaine de maisons est une ancienne cité de transit construite en 1973 par le Toit familial (ex-Vilogia). Elle devait à l’origine accueillir pour une période de dix ans des habitant.es délogé.es par des opérations de rénovation urbaine. Il s’agissait grâce à un fort encadrement social d’« éduquer » des personnes « socialement handicapées » selon les termes de l’époque. En réalité, ce sont bien souvent des familles nombreuses et immigrées que le milieu HLM discriminait sciemment. Ce qui devait être transitoire a finalement duré. Les habitant.es ont reconstruit un réseau d’amitié et de solidarité local fort.
Pourtant, les élu.es de la ville de Hem qui souhaitent voir la ville se peupler entièrement de pavillons pour classes moyennes blanches ont décidé en juin dernier de détruire ce qu’ils considèrent comme le dernier point noir de la ville. Derrière le discours de « mixité sociale » et du « désenclavement » du quartier se cache une politique de dispersion des pauvres vers d’autres quartiers et d’autres villes.
La tension est vive
Présentant le projet de démolition, le député et ex-maire de Hem, Francis Vercamer et sa marionnette Pascal Nys, récemment placé à son poste1, bégayent des formules contradictoires. Ils souhaitent la participation des habitant.es. Tout en indiquant : « qu’il faut aller vite pour convaincre l’agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) de valider le projet ». L’architecte du cabinet Maa déclare pour sa part qu’il a réalisé un projet « audacieux » mais qu’il ne pourra s’attarder longtemps à cette réunion. Enfin, le bailleur social Soliha annonce sans sourciller qu’il est tout à fait « normal » que les habitant.es aient des rats chez eux compte tenu de la recrudescence de rongeurs en France.
Excédée une femme se lève et crie : « Ça fait 40 ans que vous nous prenez pour des cas soc’ ! On va vous montrer qu’on n'est pas des cas soc’ ! »
S’organiser pour une véritable concertation
Suite à cette réunion, un collectif de femmes de la Lionderie décide de se mobiliser contre cette rénovation imposée sans concertation. Elles n’en sont pas à leur coup d’essai, puisque certaines s’étaient déjà organisées au milieu des années 1980 pour exiger la rénovation de la cité familiale que le bailleur négligeait. Ces habitantes ne nient pas que la Lionderie aurait aujourd’hui besoin d’une réhabilitation. En effet, conçues pour durer 10 ans, les maisons présentent de nombreuses malfaçons, tandis que d’autres sont murées et laissées à l’abandon.
Alors que le centre social refuse de prêter sa salle, considérant la première réunion comme « trop politique », elles décident de l’organiser en extérieur par un dimanche grisâtre de novembre. Ni la pluie, ni le froid n’empêchent les habitant.es de s’exprimer et de tomber d’accord sur des revendications concrètes : « réhabilitation des maisons insalubres », « respect du choix des locataires », « participation des habitants au nouveau projet urbain ».
Rapidement, le collectif se rend compte que ces bonnes intentions ne feront pas le poids face à la machine mise en marche contre elles et eux. Via une association de droit au logement, les femmes de la Lionderie sollicitent l’aide d’architectes bénévoles qui pourraient leur permettre de dresser un nouveau projet urbain. « On va montrer à Vercamer qu’on a des idées » déclare l’une d’elle. Leur travail s’engage en collectif, bien différent de la logique descendante des réunions de concertation municipales. C’est une pédagogie mutuelle qui prend forme, où chacun.e devient constructeur et réalisateur et où personne ne sera déplacé de son logement sans son consentement. Reste à savoir si la municipalité, la MEL et l’ANRU, qui doivent statuer en juin prochain sur la rénovation du quartier, sauront en prendront compte. Pour forcer la donne, le collectif a convoqué le maire début avril pour lui présenter leur projet. Le rendez-vous est donné.
1. Pascal Nys est nommé maire en juillet dernier en raison du non-cumul des mandats. De son aveu F. Vercamer se serait bien vu cumuler encore longtemps. Source : La Voix du Nord, « Sans surprise, Pascal Nys succède à Francis Vercamer ».
L’îlot Pépinière : une guérilla judiciaire
Dans l’agglomération lilloise, c’est la plus ancienne lutte d’habitant.es contre la destruction de leurs maisons. Depuis presque dix ans, les habitant.es de « l'îlot Pépinière », ce petit tronçon au début de la rue du Faubourg de Roubaix, résistent à l’avancée inexorable du quartier Euralille.
Bail rural contre béton d’affaires
Tout commence lors d’une première réunion d’information en mars 2009. Suivant leur slogan – « Euralille, la ville continue » – la mairie, la Communauté urbaine et la SPL Euralille veulent que le quartier d’affaires s’étende toujours plus. L’entrée de la rue du Faubourg de Roubaix doit donc faire place à l’installation d’immeubles avec bureaux, commerces et appartements. Problème : plusieurs familles habitent la vingtaine de maisons concernées. Re-problème : la parcelle de terrain, en bordure du cimetière de l’Est, est également occupée par le fleuriste Vallez qui s’en sert comme pépinière pour ses cultures. De la rue on ne voit pas grand-chose, mais une fois passé le large portail, on découvre un véritable « poumon vert » comme la ville n’en compte plus : le dernier bail rural de Lille. Dans un premier temps, les élu.es marchent sur des œufs. Le discours est alors très vague : peu de précisions ou de détails, pas de chiffres clairs. Pire : les premiers engagements pris se sont finalement révélés être des mensonges. Le compte rendu de la première réunion d’information dans Lille Magazine prévient : « Dominique Plancke [alors président du Conseil de quartier de Saint-Maurice Pellevoisin] a précisé qu’aucune expropriation n’était envisagée à l’encontre des propriétaires qui souhaitent garder leur maison rue du Faubourg de Roubaix. »1 Un mensonge de plus… Les autres suivront : des trois étages prévus au départ, les bâtiments construits finiront par grimper à neuf.
Un projet hué
Interventions publiques, manifestations, contre-propositions : à partir de 2014, les habitant.es entrent alors dans une contestation plus frontale. En lien avec l’APU de Fives, nouvellement créé, des banderoles sont installées devant les maisons. La dernière « réunion de concertation » tourne mal : dès les premières minutes, la salle hue copieusement l’architecte et les élu.es présent.es. Dans la presse, les propos se font plus virulents : « C’est de la spoliation, explique Amar Bourkaib, un habitant de l’îlot, en 2014. Où est la justice quand on nous laisse le choix entre accepter un prix ou partir. Quand on achète un bien, c’est pour le léguer à ses enfants. Mais là, on a un rouleau compresseur en face de nous. »2 Pendant ce temps, le quartier se dégrade. Les maisons murées se succèdent et contaminent les demeures encore habitées. Face à cet abandon, les habitant.es les plus démuni.es vendent peu à peu leurs maisons. Les locataires sont progressivement relogé.es. Mais cinq familles continuent le combat.
Bulldozer judiciaire
Les élus décident alors de passer en force : ce sera la DUP, pour « déclaration d’utilité publique ». Si les récalcitrant.es ne veulent pas partir seuls, ils partiront de force. Jusqu’au bout, les habitant.es tentent pourtant de se faire force de proposition et publient un document d’une vingtaine de pages, « Quelle utilité publique ? », reprenant leurs revendications et incitant à rouvrir une vraie concertation. Mais le bulldozer judiciaire est déjà lancé. « Pour la procédure d’utilité publique : on est en appel. Pour les expropriations : on est en première instance, on aura les résultats d’ici deux semaines. Il y a cinq jours, on a eu un nouvel article dans La Voix du Nord et Nord Éclair, il faut continuer à mettre la pression. » Ce matin de février, autour de la table de sa salle à manger, on écoute attentivement Antoine De Labarthe, habitant de l’îlot Pépinière et l’un des principaux opposants au projet de démolition. Le discours est combatif et technique. La procédure d’expropriation, enclenchée par la SPL Euralille pour se rendre propriétaire des terrains, arrive bientôt à son terme. Les cinq derniers habitant.es qui ont refusé de vendre leur maison jettent leurs ultimes forces dans la bataille : accompagné.es de leurs avocats, ils et elles contestent pied à pied chaque élément de la procédure. « On a discuté avec la SPL, la MEL, la mairie, mais rien ne bouge. Maintenant, il faut mettre des bâtons dans les roues, à chaque fois qu’on le peut » explique Antoine.
Des flics pour finir le travail ?
Comment cette histoire va-t-elle se terminer ? De mémoire de lillois.e, on a jamais connu d’expulsion avec concours de la police dans le cadre d’un projet de rénovation urbaine. Virer une famille d’une maison dont elle était propriétaire serait sans doute du plus mauvais effet. Alors quoi ? Aujourd’hui, tou.tes les habitant.es confronté.es aux rénovations scrutent impatiemment le dénouement de la lutte de « l’îlot Pépinière ».
1. Lille Magazine, supplément « Saint-Maurice Pellevoisin », Mars 2009.
2. « Lille : sur l’îlot Pépinière, menacés d’expropriation, quelques résistants refusent le déracinement », La Voix du Nord, 31/01/2014.