Lille, quartier Moulins. La rue Philippe de Comines est une petite rue à sens unique. Elle se termine à deux pas de la Friche Saint Sauveur, en longeant la fac de droit. Décor classique d’un ancien quartier ouvrier qui, s’il est qualifié de « sale » et de « pourri » par ses habitant.es, fait déjà saliver les plus gros vomisseurs de béton. On a eu envie de se promener, de traîner sur le trottoir, de discuter avec les habitant.es, et de scruter ce qui se cache derrière l’effritement des façades.
À l’entrée de la rue, la maison qui fait l’angle donne l’ambiance. Stores gris baissés, une pancarte sur fond rouge qui prévient: « INSTALLATION SOUS TENSION DANGER DE MORT ». Derrière nous, la rue de Douai, avec l’un des derniers bâtiments signé Bouygues. Il y a deux ans, peu après leur arrivée, les habitant.es commencent à se plaindre : poignées cassées, fuites d’eau, et isolation médiocre. Il faut déjà refaire des travaux.
À côté de Bouygues, c’est Vinci qui occupe une parcelle nouvellement libérée. Les pancartes affichent la couleur du projet : OSMOZ. Entre cynisme et matraquage publicitaire, elles annoncent « une nouvelle harmonie résidentielle » avec « la participation de la ville de Lille ». Sur la photo, sourire Nutella et enfants qui courent dans une « maison de ville avec quatre pièces, terrasse et jardin privé ».
Tu sors, ou j’te sors ?
Au numéro 95, personne. La maison est entièrement recouverte de plaques de métal « anti-squat ». En face, les numéros 48, 50, 52, et 54 arborent la même façade métallique. Nous croisons Elsa, une voisine qui nous précise « qu’elles sont vides depuis au moins six ans ». Pendant quelques mois, il y a bien eu une occupation sans droit ni titre, mais celle-ci a brutalement pris fin le 17 novembre 2015, trois jours après les attentats parisiens. Nous sommes en période de trêve hivernale, la rue est bouclée par un cordon de police, La Voix du Nord titre : « le RAID intervient en force pour déloger des squatteurs ». L’appel au matériel du RAID y est justifié par le fait que la porte du rez-de-chaussée est barricadée. Photo à l’appui, le journal ne traite que le côté spectaculaire, et sert la soupe policière : « On en profite pour se servir du matériel. » [sic]
Entre les maisons des numéros 40 et 44, vides et calfeutrées, le propriétaire habitant le numéro 42 est pris en tenaille. « Le 44 ça fait au moins dix ans que c’est comme ça ! », nous dit-il, « du coup il faut chauffer deux fois plus, t’as pas le choix, soit tu restes, ou si t’es pas content tu pars, et puis c’est comme ça ! »
Au coin de la rue, un tag rageur sur la porte nous rappelle que derrière le terme de « propriétaire » peut se cacher différentes réalités : « Marchand de sommeil. On n’oublie pas ! ». La façade de l’immeuble a été refaite il n’y a pas longtemps. L’intérieur aussi. Sous la pression de La Fabrique des Quartiers – société publique d’aménagement financée par la MEL – les propriétaires ont été obligé.es d’effectuer des rénovations car les appartements loués étaient insalubres.
Marc habite ici depuis plus de vingt ans. Quand les propriétaires se décident à rénover son petit studio aux murs moisis, il pense pouvoir enfin profiter des investissements tardifs. Mal informé, il signe dans la précipitation un nouveau bail pour un logement plus petit, tout aussi insalubre, et toujours chez les mêmes propriétaires. Il est accompagné par l’APU Moulins, mais ne les consulte pas avant de signer ; plus de recours possible. Le tour de passe-passe est légal, il n’y a rien à faire. On est loin des discours de La Fabrique des Quartiers, qui se vante sur son site Internet que « quel que soit le dispositif mis en œuvre, elle accompagne les occupants dans leur démarche de relogement ». La réalité est plus sinistre.
Elsa nous raconte qu’ici beaucoup de gens ont peur de finir à la rue : « Quand tu vois ton voisin pleurer devant toi parce que c’est insalubre chez lui et qu’il a peur de poursuivre son propriétaire… Tu sais, tu ne vois plus les choses de la même manière après. »
Vide et Lille
Au numéro 83, on ne peut plus parler de maison vide. L’édifice n’existe plus et seul un haut mur vient cacher une parcelle laissée à l’abandon depuis des années, propriété de La Fabrique des Quartiers. Dans le jargon, on appelle ça « une dent creuse ». Cette parcelle jouxte un jardin communautaire, géré par l’association Les AJOnc. L’association aime occuper les terrains en friche. Pouf ! Un trou dans le mur. Passant par le jardin, les adhérent.es de l’association et les habitant.es se réapproprient la parcelle abandonnée pour en faire un lieu d’exposition baptisé le Jardin Secret. Pas si secret que ça, car la mairie demande le rebouchage du trou. Personne n’a trop envie de le faire… Mais des agents mandatés passent juste après les élections municipales de 2014 et referment l’accès. L’expérience aura duré neuf ans. L’établissement propriétaire des lieux, La Fabrique des Quartiers, société publique locale présidée par Martine Aubry, qui ne semble pas pressée d’y faire pousser quoi que ce soit. En tout cas le secret est gardé jalousement.
Les cinq maisons des 26, 48, 50, 52, 54, et 95, vides et barricadées par des plaques en fonte, sont toutes détenues par Soliha. Cette association assure « améliorer les conditions de logement des habitants défavorisés, vulnérables et fragiles ». Anciennement le PACT, Soliha vend en 2016 au département du Nord « 47 logements pour 1,4 million d’euros ». Soit moins de 30.000 euros le logement ! L’acquisition est présentée comme un « sauvetage in extremis » de l’association. Mais pourquoi ne pas avoir proposé ces prix imbattables à des « habitants défavorisés »?
L’établissement propriétaire du 40, encore une fois barricadé et vide, est l’établissement public foncier (EPF), grand frère de La Fabrique des quartiers. Créé par l’État et la région, à l’origine pour « la requalification de grands sites industriels et miniers laissés en friche », il aide aujourd’hui toutes collectivités (mairie, région, département...) à « maîtriser » et à « recycler » leur foncier. Mais pas que ! Il rachète et revend aussi au privé, comme à l’entreprise OVH à Roubaix. Pour l’anecdote, EPF partage ses bureaux avec le promoteur immobilier NACARAT, du groupe Rabot Dutilleul, dont le PDG est trésorier de Lille3000. Conseil pratique de bétonneurs : toujours avoir une place dans les recoins du pouvoir.
« Le privé investit »
Un peu plus loin, le groupe BECI, qui se définit comme un « spécialiste de la requalification et de la commercialisation de friches industrielles », vient de racheter l’usine Bis, laquelle est désormais vidée des collectifs et des artistes. Installée depuis février 2012, tout est vidé en septembre dernier.
Au 39, face à la crèche La poussinière, c’est Vilogia, « bailleur, constructeur et aménageur » originaire de la région, qui laisse fructifier moisissures et investissements. Il y a bien eu quelques travaux, mais promptement arrêtés. Reste sur la porte une affiche « DANGER AMIANTE TRAVAUX ». Derrière les grilles anti-squat, pas de fenêtres. L’amiante est priée de rester à l’intérieur !
Les investisseurs quadrillent le quartier. Au croisement, Nexity a édifié une imposante résidence toute neuve « Viva’Lille, vous vivez bien entouré » : cinq étages, garage à vélos, parking individuel et jardins privatisés. Nexity est un énième géant immobilier qui étend tranquillement son emprise sur Moulins. Après Viva’Lille, découvrez sa résidence étudiante STUDEA, sa résidence avec jardin Lill'ô vert, ou encore sa résidence NovaLille. Cette dernière, située à une rue de distance, s’étale sur un pâté de maison entier, croquant le trottoir de hautes grilles noires et de plaques de béton. Grilles automatiques, grand parking vide, caméras de surveillance, l’ambiance est carcérale.
Lors de la construction de cet îlot, quatre ouvriers interrogés sur la qualité du bâti se mettent à rire : « Ça ? C’est des torpilles à crédits, ça tiendra pas trente ans ! » La nouvelle résidence étudiante propose des chambres de 9 m² au 5e étage pour 400 € par mois. De quoi torpiller le budget des étudiants les plus pauvres.
Le quartier est classé par l’État sous l'appellation « quartier ancien dégradé » et fait l’objet d’un « programme ambitieux de reconquête des centres-villes en déclin ». Et tout commence par la politique du pourrissement : on laisse moisir et on attend que les habitant.es partent. Les agences immobilières font pulluler dans les boîtes aux lettres des propositions de rachats. La rue croule sous les maisons vides, les requins rôdent.
Vinci nous vend le radeau, et peint le tableau : Avec « Osmoz [...] Vous souhaitez réaliser un placement financier rentable et performant? Vous souhaitez investir dans une ville attractive, dynamique et étudiante ? Lille se tourne vers l’avenir grâce à ses nombreux atouts culturels, économiques et touristiques. Cette ville présente de nombreuses garanties pour réaliser un investissement locatif fiable et rentable. »
Le privé utilise l’individualisme de chacun pour nous croquer tous. L’état comme les collectivités, lui dresse la table. Mais rien à craindre c‘est l’osmose, on vous dit.
Air-chaos