Making Lille Great Again !

brexit aubryActuellement basée à Londres, l'Agence européenne du médicament devait - à la suite du « Brexit » - trouver une nouvelle résidence sur les terres continentales. Lille avait candidaté, souhaitant compter parmi les grandes métropoles européennes. Malgré un large soutien des élites politiques et économiques, c'est finalement la ville d'Amsterdam qui a été retenue. Quelle déception ! Cette « Union Sacrée » des crevards était pourtant si belle !

Les huiles locales avaient tout donné : des promesses financières, du lobbying, les binettes souriantes de Martine Aubry (mairie), Xavier Bertrand (région) et Damien Castelain (métropole). Cette sainte trinité vociférant un magique : « Lille is waiting for you ». La Voix du Nord était également sur le coup, avec pas moins de 40 articles depuis août 2016. L'objectif affiché ? Faire rayonner Lille. L'enjeu sous-jacent ? Conquérir de nouvelles parts de marché pour le patronat, et renforcer la notoriété des élites politiques.

Faire « ruisseler » le territoire

Dès la sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne, les élites locales sont dans les starting-block pour dépecer ce qu'on peut côté anglais. L'agence européenne du médicament (AEM) a aiguisé leur appétit : 900 agents et 30 000 visites annuelles. L'enjeu financier était de taille : développer le tourisme local, l'hôtellerie, les restaurants locaux, la recherche de nouveaux consommateurs au portefeuille bien garni et de projets immobiliers (bureaux et logements). Comme l'indique La Voix du Nord, « L'AEM est le Neymar des métropoles. […] Lille espère s'affirmer dans l'Europe des métropoles, accéder à la première division du championnat des grandes villes » 1.

À l'origine de la candidature, Étienne Vervaecke, le directeur général d'Eurasanté, qui pilote pour les acteurs locaux. Dès août 2016, il obtient le soutien de la sainte trinité. L'homme de main du pouvoir local (la MEL est étroitement associée à la gestion d'Eurasanté) participe à l'audition ministérielle en avril dernier, accompagné notamment de Xavier Bertrand et de Pierre de Saintignon, premier adjoint à la ville de Lille… et ancien candidat aux dernières régionales face au même Bertrand. C'est qu'on se rabiboche vite entre élus...

L'objectif est d'imposer la candidature lilloise face aux concurrents français : Lyon, Strasbourg ou encore Lens. Pour ce faire, les pouvoirs locaux mettent en avant les atouts de la métropole : la filière santé, l'implantation de multinationales (Bayer Healthcare, GSK Vaccines, etc), la localisation géographique (entre Londres, Paris et Bruxelles), les possibilités foncières et immobilières…

Les petits plats dans les grands

Le dossier lillois est retenu pour représenter la France, justifiant la mise en place d'une « task force » (dans la novlangue européenne, utiliser des mots anglais, c'est sans doute un gage de sérieux) pour coordonner la candidature lilloise. Celle-ci réunit les acteurs locaux, dans une course à l'échalote au mieux-disant, à celui qui promet le plus de ressources aux autorités européennes.

Les enchères débutent alors, l’État s'engageait à mettre à disposition l'intégralité de la cité administrative, et à filer 3 millions d'euros, tout en promettant la création d'un « vrai lycée européen ». La MEL proposait un guichet unique aux agents de l'AEM pour trouver un logement et un emploi au conjoint, et une crèche bilingue2.

Autre promesse en béton, un bâtiment tout neuf de 30 000 m² entre Lille Grand Palais et l'hôtel de Région d'ici à 2019, et ce, malgré les quelques 200 000 m² de bureaux vides dans la métropole3. Autre avantage, un loyer annuel de 9 millions d'euros, charges comprises, et qui inclut une franchise de 30 mois de loyers. Nommé « Biotope », le bâtiment est téléguidé par Bouygues à la suite d'un appel d'offre bouclé en quelques semaines seulement. Malgré l'échec, le bâtiment se fera, précise la « task force ». Pour accueillir les mineur.es isolé.es par exemple ? On y croit...

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L'union sacrée des élites politiques

L'AEM est le symbole d'une belle alliance des édiles locaux, ou comment un « grand projet inutile » permet de créer du consensus. En clair, cette « union sacrée » focalise l'attention des élu.es sur le projet, tout en effaçant le discours politique. Fabien Desage - chercheur en sciences sociales et spécialiste des politiques urbaines dans la métropole lilloise4 - indique ainsi que cette « Union sacrée relègue les inégalités sociales au second plan et empêche l'émergence de tout discours critique sur le sort du territoire et sur son développement inégalitaire ».

Comment expliquer que des élu.es qu’a priori tout oppose s'allient ? L'enjeu n'est pas tant d'obtenir le projet que de montrer sa bouille et de profiter de la couverture médiatique. Leur credo est d'afficher le dépassement des clivages, tout en remisant les enjeux politiques et sociaux sous-jacents. Pour preuve, en avril dernier dès l'acceptation du dossier par le gouvernement, Xavier Bertrand et Martine Aubry s'auto-congratulent. Bertrand parle ainsi d'une « unité politique », d'un travail qui va « au-delà des clivages »5.

Pour obtenir l'agence, les élu.es n'ont pas lésiné sur les moyens, se déplaçant main dans la main à Bruxelles pour convaincre les élites européennes ou en quémandant le soutien du président jupitérien lors de sa visite hivernale dans la région, déclarant : « Je défends avec beaucoup de force la candidature [de Lille]. Je ferai tout pour que nous puissions gagner. […] J’y crois, je vais mettre tout mon poids ».

Derrière le projet, on retrouve aussi l'agence de conseil en développement d'entreprise, Lille's agency, qui a pour objectif de développer l'attractivité de la métropole lilloise, tout en aidant les entreprises à promouvoir leurs intérêts économiques. Cette boîte de com', financée par la MEL et par la Chambre de commerce et d'industrie (CCI), réunit le gratin politique, Damien Castelain, Pierre de Saintignon, Guillaume Delbar (néo-démissionnaire du parti Les Républicains), Bernard Dubreu (maire de Seclin) pour les communistes, mais aussi Christophe Ribault (groupe Saint-Maclou) ou encore Yann Orpin (groupe Cleaning Bio). Que du beau monde, démontrant de nouveau l'interpénétration des élites politiques et économiques locales.

Un patronat omniprésent

En effet, les nouveaux ami.es politiques ont pu compter sur le soutien intéressé du patronat local. La CCI a ainsi inauguré le 27 juin son siège londonien, co-financé par la Région Hauts-de-France et le patronat local, et ce, au sein de la chambre de commerce franco-britannique. L'objectif avoué est de chercher des investisseurs outre-Manche. Pour l'occasion, Philippe Hourdain (président de la CCI) et Xavier Bertrand ont fait le déplacement.

Le comité Grand Lille s'y est mis aussi, emmenant 250 de ses membres le 20 octobre dernier pour convaincre les Anglais de s'installer à Lille. Avec eux ? Martine Aubry, Damien Castelain et Xavier Bertrand… Jean-Pierre Letartre, patron du comité Grand Lille, de préciser : « Nous irons à Londres pour convaincre les Anglais ». Il va plus loin, indiquant : « Depuis quand tout un territoire s’est-il déplacé dans une union sacrée pour en rencontrer un autre, ici celui des Anglais ? »6.

Pour Fabien Desage, le soutien du patronat est stratégique : « C'est porté par le nouveau patronat tertiaire, parce que ça s'inscrit dans une logique de croissance immobilière notamment, en matière de services.[...] Les élites locales se livrent à une entreprise de démarchage, de débauchage, de toutes les activités financières en lien avec l’Europe qui avec le Brexit vont chercher d’autres ports d’attache. Il y a un côté un peu charognard, et la croyance, toujours, que la venue de cadres supérieurs va bénéficier à toute la population de l’agglomération ». De plus, le coût du voyage est partagé entre la CCI et les collectivités locales… une belle occasion d'échanger des cartes de visite à moindre coût !

Autre mobilisation patronale, une lettre de soutien signée par 59 acteurs économiques de la métropole, dont les patrons d'Auchan, Lesaffre, Leroy-Merlin-Adéo, OVH, Roquette ou Frédéric Motte pour le MEDEF local et le groupe La Voix du Nord. Niveau indépendance, on peut se poser des questions. Mais ceci explique sans doute les gesticulations « journalistiques » aux propos dithyrambiques pour la candidature lilloise. Pour La Voix du Nord, l'enjeu est de taille, puisque ces entreprises achètent très largement des pages de pub' dans le journal.

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Les projets… en veux-tu en voilà !

L'alliance entre les élites politiques et économiques ne date pas d'hier. L'AEM fait parti d'une série de projets visant à renforcer la visibilité de la métropole. L'enjeu n'est pas tant de l'emporter que de faire parler de Lille, et de mettre en avant les élu.es, tout en permettant aux patrons de faire leur beurre. Ces 20 dernières années, une multitude de candidatures ont vu le jour, l'occasion, à chaque fois, de voir se constituer des alliances entre les acteurs politiques et économiques.

Déjà en 1995, Lille avait tenté d'obtenir l'AEM et déjà perdu, face à Londres. Même chose avec l'Agence française des médicaments, qui emménage finalement à Saint-Denis. Toujours en 1995, la métropole, via le Comité Grand Lille, lance une candidature pour se voir attribuer les jeux olympiques de 2004. Malgré un voyage de cinq semaines organisé à Atlanta (durant les JO de 1996, des vacances studieuses sans doute...), Lille perd au profit d'Athènes. Rebelote en 1999, Lille dépose un dossier pour accueillir l'agence mondiale anti-dopage, qui est finalement attribuée au Canada.

En 1999, la métropole aspire à attirer le synchroton, un accélérateur de particules. Le projet vise à accueillir 300 chercheurs et chercheur-ses et un budget de 150 millions d'euros. Manque de « chance », le projet est attribué à Saclay, dans la région parisienne, à proximité des lieux de recherche existants et des lieux de résidence... Dans la foulée, la ville tente d'accueillir la banque européenne d'investissement, nouvel échec…

Hourra ! En 2004, Lille devient « capitale européenne de la culture », label décerné à plusieurs villes, notamment à Gênes, et donc beaucoup plus accessible. Mais qui se souvient de cette dernière ? C'est dire que le rayonnement est une valeur toute relative... En 2011, l'agence ferroviaire européenne s'installe à Euralille… où se réunissent une dizaine d'employé.es chaque mois. Dans les faits, à peine vingt à trente salarié.es sont localisé.es à Valenciennes. Cette fierté d'Aubry paraît dérisoire, quand on sait que l'entreprise Fives-Cail-Babcock, spécialisée dans la construction ferroviaire notamment, a réuni jusqu'à 6000 ouvrier.ères, avant de fermer son site historique lillois en 2001.

Continuer coûte que coûte

Malgré l'échec de l'AEM, la métropole continuera sur sa lancée, affirme Fabien Desage : « Je suis persuadé que ça n'aura pas l'effet attendu, de se dire "on a perdu, on n’a pas pesé lourd, on va changer de stratégie…" Les élites locales, au contraire, vont remettre des sous dans la machine [...] ça me fait penser à ces travaux de sociologie américains sur les sectes millénaristes, qui montrent que lorsqu’ils sont confrontés à la non arrivée du messie, les fidèles, loin de se désinvestir tendent plutôt à redoubler de ferveur... » Il poursuit en indiquant que « la conclusion qui risque d’être tirée de cet échec sera plutôt de dire « qu'on n’avait pas assez d'hôtels cinq étoiles, on n'avait pas assez d'équipements de prestige, donc il faut en faire plus ! »

Pour l'AEM, les huiles locales se focalisent sur 900 agents, quand, dans le même temps, dans l'indifférence générale, la métropole continue de perdre chaque année près de mille emplois industriels. Tandis que le chômage parmi les actifs « ouvriers » est dans l’agglomération lilloise le plus élevé parmi les grandes villes françaises7.

Dernièrement, Lille a accueilli la finale de la Coupe Davis, l'organisation du festival des séries, Séries Mania Lille Hauts-de-France (sic), et deviendra la « Capitale mondiale du design » en 2020. Des événements touristiques et accessibles pour les élites locales, moyennant finance. Ainsi, Lille s'engage à débourser 400 000 euros pour obtenir le droit d'être labellisée « Capitale mondiale du design », une somme versée à une ONG démarchant les métropoles, la « World Design Organization ». Pour la coupe Davis, la métropole a versé 500 000 euros. Et pour le festival des séries, qui aura lieu en avril 2018 ? La Région file 3,5 millions d'euros sur un budget total de 5 millions d'euros. L'attractivité, ça n'a pas de prix… et pour tout le reste, suffit de raquer !

 Panda Bear

  1. « Accueillir l'AEM, oui, mais pourquoi ? », La Voix du Nord, 10/11/2017.
  1. Sur le site officiel du projet, emainlille.eu, vous pouviez admirer de belles photos de la ville et une accumulation de promesses… Aujourd'hui, vous tombez sur welcom-eu.com, qui propose aux investisseurs européens de choisir Lille pour faire du business.
  1. AF, Momo, « Sauvons Saint-Sauveur », La Brique, Hiver 2016.
  1. Fabien Desage est par ailleurs membre du collectif Degeyter, co-auteur de l'ouvrage Sociologie de Lille, éditions de La Découverte, 2017.

5.« Lille en finale pour accueillir l'agence européenne du médicament », La Voix du Nord, 19/04/2017.

6.« Le Comité grand Lille se mobilise pour remporter l'agence européenne du médicament », La Voix du Nord, 25/09/2017

7. Pour plus d'informations là-dessus, lire l'ouvrage Sociologie de Lille, qui revient très largement sur cette question.

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