« On va dépenser un million et demi à payer des heures [supplémentaires], je préférerais mettre un million et demi dans le profit ». Imaginez, votre patron vous parle. En une phrase, il vous renvoie à l’état servile. Une phrase qui ne suscite aucune réaction. Car le pire avec la servitude, c’est qu’on s’y habitue.
Ces propos sont prononcés par le directeur général de Carglass et font l’objet d’une scène du documentaire “La mise à mort du travail” diffusé récemment sur France 3 [1].
De leurs observations chez Carglass, les journalistes concluent que pour « obtenir la plus forte productivité, la notion de client roi est l’arme parfaite. […] Les salariés ne se sentent plus au service de l’actionnaire, mais à celui du client roi. Ils ne se soumettent plus, ils adhèrent aux tâches « standards ». La répétition du slogan à la radio, sur les murs et le système des primes ne servent qu’à une chose : détourner l’attention de ceux qui ne font que contribuer à l’augmentation du profit. »
Ce commentaire implique une question dérangeante, sans pour autant y répondre : ceux-là même qui contribuent au profit, ont-ils conscience d’être « détournés » ? Lorsqu’ils entendent un « je préférerais mettre un million et demi dans le profit », n’ont-ils pas conscience de servir des intérêts qui sont loin d’être les leurs ? Les ateliers de « rigologie », « sophrologie », etc, les primes et « l’esprit d’équipe » ou la notion de « client roi » détournent l’attention, certes, mais n’expliquent pas tout. Il y a bien pire que les techniques de management. Précisément ce qu’elles n’engendrent pas volontairement.
« Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude. » Cette phrase est extraite du Discours sur la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie [2]. En dépit des « techniques de management », ce texte diffusé au XVIe siècle nous aide à faire un constat simple : les mécanismes de la soumission ne changent pas, ils reposent notamment sur l’habitude.
Cette disposition, « qui exerce en toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s’habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. »
Mais qu’est-ce qui provoque cette mithridatisation, cette accoutumance au venin ? Comment s’habituer à « tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas » ? Sans vraiment répondre, La Boétie ajoute que lorsqu’un peuple « sert si bien, et si volontiers, […] on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude. »
Ce n’est pas si simple, cet état ne se gagne pas si volontairement. Inconscience et intériorisation progressive de la contrainte nous accompagnent dès notre plus jeune âge. L’école et la morale « citoyenne » inculquent une chose essentielle : être « libre » et « indépendant » nécessite de travailler pour gagner un salaire. En ce sens, les chemins de la liberté sont insidieux. Tout en la dissimulant, ils mènent à la servitude.
T.B.
[1] Les 26 et 28 octobre 2009. La phrase est bien sûr sortie de son contexte puisqu’à Carglass les heures sont « traditionnellement » récupérées. Mais elle reflète clairement le discours enjolivé du D.G. qui a « mal au cœur » en les payant
[2] Disponible sur http://classiques.uqac.ca/.