Bienvenue à Commissarium

Lillenium dessin finalC’est un drôle de mardi. Les abords du nouveau centre commercial Lillenium sont bondés, les trottoirs comme les routes qui y mènent sont noirs de monde, la foule est jeune, la populace est au rendez-vous pour accueillir le nouveau mastodonte de béton (une baleine boursouflée dirait-on) qui ferme désormais la perspective de la rue des postes. 900 places de parking, 56 000 m² nappés d’une verrière de 4500 tonnes d’acier qui fait face au commissariat central. Voilà l’entrée de Lille-Sud.

On nous promet une inauguration en fanfare : la campagne de pub toute pétée nous fait croire que Lillenium est le centre du monde, en parlant des ricains caricaturés en stars de Netflix : « Là-bas, Ils rêvent de Lillenium mais l’histoire commence ici ». Ambiance américaine, des jeunes ont été embauché.es pour faire voltiger une pancarte Lillenium en forme de flèche. Un vieux s’arrête et regarde le numéro d’un des jongleurs : mains derrière le dos et apathique. La flèche se casse la gueule. Tant pis.

Un peu comme cette fable de l’agrandissement du métro, l’ouverture du magasin s’est faite attendre, « le centre commercial Lillenium ouvrira ses portes en 2014 » pouvait-on lire dans La Voix Du Nord du mardi 07 juin 2011... Le centre commercial a rencontré quelques petits problèmes de financement (250 millions d’euros, tout de même) quitte à mettre à contribution des fonds publics : la Caisse des dépôts a déboursé 12 millions d’euros de fonds propres.

Cette transfusion de liquidités en provenance d’investisseurs institutionnels explique peut-être la scénographie mise en place par Vinci Construction au démarrage du chantier : grues tricolores étincelantes dans la nuit lilloise et spots de cinéma en contre-plongée, la vision faisait davantage penser à une opération d’autopromotion du patriotisme bétonnier qu’à une entreprise de développement socio-économique d’une périphérie longtemps délaissée. Ça n’empêche pas Vinci Construction de communiquer sur les « 10 jeunes des quartiers sud de Lille » qui ont été embauchés en contrat de professionnalisation d’un an sur le chantier : une goutte de générosité dans un océan de montages financiers, espérons que ces jeunes ne retournent pas aussitôt à la précarité.

Puis, dernièrement, Lillenium a dû affronter la crise sanitaire et le confinement avec son lot de conséquences sur l’avancée des finitions et donc sur les délais de livraison du bâtiment. Plus encore, la peur du cluster a poussé nombre de consommateur.rices à se précipiter dans les bras du e-commerce et de la livraison à domicile : selon le groupe Kantar (1), le covid a fait gagner 5 ans au Drive. Bref, comme son nom anachronique qui annonce l’an 2000 avec 20 ans de retard, Lillenium est bien un projet d’un autre temps, celui du deuxième mandat de Martine Aubry. Souvenons-nous qu’au lendemain de sa réélection à l’arrachée face à l’écolo Baly, Martine Aubry avait promis « d’aller encore plus vite dans la transition écologique. » À ce rythme, les toits végétalisés occulteront aussi bien les hideuses constructions en béton que les conditions de vie dégradées d’une population qui ne sait plus comment échapper à la misère.

En cet après-midi de fin d’été, les gens se promènent dans le magasin, la musique va très fort : attention, on nous a promis un DJ set de l’animateur télé Ariel Wizman. Personne n’y prête vraiment attention, c’est tout juste si on le reconnaît, le port du masque est obligatoire. Et c’est pas la sécurité qui filtre l’entrée qui dira le contraire. Étonnamment, on entend des cris de joie et des sifflets enregistrés. Aurait-on ajouté ces sons pour faire croire à un événement populaire et festif ?

Plus qu’une promenade, les gens semblent s’emmerder, « les boutiques on les connaît déjà » lâche une fille en doudoune. Il faut dire que beaucoup d’enseignes n’ont pas encore ouvert leurs portes. Et particulièrement le magasin Leclerc, la « locomotive du centre (2) » qui est au sous-sol. Des gens s’arrêtent devant le magasin et prennent des photos. Pour quoi faire ?

 Lillenium

Pour les adeptes du fooding (on ne dit plus restauration, c’est ringard), il vous faudra gravir les deux étages qui vous mèneront juste sous la verrière en bâche plastique transparente (en fait ça s’appelle de l’éthylène tétrafluoroéthylène et c’est vachement tendance en architecture). Là, au milieu de véritables pins méditerranéens qui perdent leurs épines, vous trouverez le « Mium District », le nom débile que les concepteurs ont trouvé pour une terrasse partagée entre différents établissements de bouffe industrielle. Bien que l’offre se veuille variée, on sent bien que les aliments qu’on vous sert ici ont tous l’air de venir du même entrepôt réfrigéré du Nord de la France. Même lorsque le menu semble vous inviter à la découverte de nouveaux horizons culinaires, la proposition sent l’arnaque : si vous cherchez vraiment un restaurant indien ou vietnamien, il vaut peut-être mieux passer votre chemin. Après, si votre souci se limite à un juste apport en nutriments, vous pouvez toujours aller chez BioTech USA, vendeur de bouffe en pilule… Et que dire de la « Cité des Enfants » qui souhaite promouvoir la culture scientifique chez les plus jeunes : pour une garderie de supermarché, c’est une ambition des plus inattendues mais l’objectif doit être ailleurs…

Sur leur site internet, Vicity (on dirait un hasardeux jeu de mot, référence que les joueurs de GTA reconnaîtront…) le gestionnaire spécialisé dans l’immobilier commercial de masse et dont Lillenium est la vitrine, annonce son ambition d’en faire « la future première destination commerciale de la Métropole Européenne Lilloise ». Pour ce faire, on nous promet un skybar et son rooftop panoramique. Avouez que siroter des cocktails sous le ciel gris de la Métropole avec un quartier populaire à vos pieds, ça fait rêver… Sauf que ce rêve est hors d’atteinte puisqu’on n’en trouve pas l’accès.

Si les gens zonent en cette dernière semaine aoûtienne, c’est qu’il n’y a pas grand-chose à faire à Lille comme chaque année avant la rentrée. D’autres ont pourtant des mines plus radieuses, ils sont en costards bleu Figaro et parlent ostensiblement entre eux au milieu de l’allée centrale, ils savourent leur moment de gloire. Le plan com’ fonctionne, il y a des captations vidéos absolument partout, il y aura des superbes spots pour la communication du centre commercial. La directrice, Sophie Martin, ne boude pas son plaisir et répond avec joie aux journalistes : « pôle économique », « mutation », « dynamiser », « redonner vie » comme si Lillenium allait sauver tout un quartier, grâce à Basic-Fit, Quick, Camaïeu, H&M, Subway ou SFR.

Il reste que, pour la caste des managers, ce centre commercial est une aubaine : coursives panoptiques directement inspirées de l’architecture carcérale, accès sécurisé pour les camions de marchandises avec souterrain et dispositifs électroniques en tous genres et, cerise sur le gâteau, le bunker du commissariat central qui se trouve de l’autre côté de la rue et fait planer son ombre bienveillante sur les profits à venir. Il faut dire que concernant cette reconquête sécuritaire des quartiers sinistrés, les concepteurs n’ont eu qu’à s’inspirer des méthodes mises en œuvre dans les années 80 aux Etats-Unis. Pour vous en convaincre, vous pouvez lire ou relire The City of Quartz de Mike Davis, où celui-ci expose de quelle manière architectes, entrepreneurs et politiques réinvestissent certains quartiers pauvres de Los Angeles en fondant leurs multiples projets sur la privatisation systématique de l’espace public et une ultra-sécurisation de la société.

D’ailleurs, pour s’assurer que tout se passe bien et que les moutons sont bien gardés, la police s’est invitée à la fête qui se trouve à une portée de flash-ball de leurs vestiaires, elle patrouille en voisin vigilant. Etrange hasard du calendrier, l’association Prox' RaidAventure [voir encadré] organisait le même jour, dans la halle de glisse toute proche, un événement à destination des jeunes du quartier. Consciente de son image déplorable auprès d’une bonne partie de la population, la police tenterait-elle de se racheter une conduite en se métamorphosant, le temps d’une journée, en club de vacances, ou bien est-ce là une manière de faire la démonstration de son omniprésence ? Il faut dire qu’avec plus d’un millier de flics (sans compter la clique des gratte-papiers acquise à la cause policière) qui gravitent au commissariat, le centre commercial verra sans doute apparaître une toute nouvelle sorte de clientèle, possiblement armée depuis qu’une instruction du ministère de l’Intérieur datant de 2017 les autorise à rentrer à la maison avec leurs armes de service. Au risque de faire de la concurrence aux vigiles de Lillenium, on se sent toujours mieux quand on est du bon côté du flingue.

Harry Cover & Mike Hammer

Une main de bisounours dans un gant de fer...

Sur une vidéo, un ou une môme qui doit avoir entre 7 et 8 ans, est revêtu d’un plastron de CRS qui lui arrive aux pieds. Casque à liseré jaune, visière rabaissée, on dirait un footballeur américain qui aurait rétréci. À la main, il tient son tonfa comme il peut tout en essayant de maintenir son équipement mal ajusté. Avec ses petites jambes qui s’agitent, il trottine entre les plots, on l’encourage  : «  Allez, allez  ! Plus vite  ! Tu vas gagner  !  ».

La vidéo ne dure que quelques secondes mais les sentiments qu’elle suscite entre incrédulité, rage et dégoût, s’attardent dans nos esprits. Sur leur page Facebook, on trouve d’autres vidéos qui suscitent toujours autant de perplexité  : des enfants s’entraînent au tonfa (courir-viser-taper), des ados sont initiés aux techniques de menottage et de palpation (on y parle consentement  ?), brigades canines et équestres à la parade pendant que le public s’adonne aux joies des sirènes hurlantes sur des motos mises à sa disposition…

Ces «  journées sportives et citoyennes encadrées par des policiers bénévoles  », l’association en propose tout au long de l’année, surtout dans les quartiers populaires où la police souffre d’une mauvaise image – on se demande bien pourquoi. Pour les enfants malades de l’Hôpital Necker, l’association sort le grand jeu, avec véhicules de police américains, jeux gonflables, tir au pistolet à air comprimé et même un Groupe de Soutien Opérationnel en invité. Au cours d’une mise en situation, des keufs de cette unité tactique habituée aux interpellations à domicile passent en formation serrée entre les rangées de spectateur, arme au poing et doigt sur la gâchette, dans un spectacle déconcertant voir complètement flippant. A propos de cette journée, le 19/20H de France 3 Île de France (09/19) parle d’  «  opération Bisounours  », on est plus proche d’un hybride entre le Club Mickey et un film de Steven Seagal.

Alors que «  le climat dans certains quartiers en France tend à se crisper  », on accuse «  une méconnaissance réciproque [qui] ne fait qu’amplifier l’incompréhension  ». Pour y mettre un terme, l’association présidée par Bruno Pamart (ex-flic du RAID, maire d’une commune de l’Aude et invité régulier des émissions d’Hanouna) se propose de «  déconstruire les stéréotypes  »  : les keufs nous piquent nos concepts… ça va mal.

Mike Hammer

 

1 Kantar est une filiale du britannique WPP (plus important réseau d'agences de publicité et de communication mondial) dédiée au conseil, aux études de marché et marketing. Elle a racheté l’entreprise TNS Soffrès en 2008, une boîte françàise qui faisait des sondages en tous genres depuis 1963.

2 Sur le site lillenium-lille.com/leclerc, on peut lire « Véritable locomotive du centre commercial Lillenium... ». Une expression reprise sans guillemets dans la VDN du 8 août 2020 confirmant l’ouverture du centre le 26 août.

Rechercher

logo jemabonne

En brèves

  • Copinage (peu) éhonté ! Éric Louis « Mes trente (peu) glorieuses ».

    « Salut les copains-pines de la Brique. Encore un livre ! Et oué, entre deux journées d'usine je m'emmerde. J'espère que cet envoi gracieux me vaudra une putain de pub ! Je sais, je suis un crevard. -Éric- » C'est donc par ces mots de crevard qu'Éric Louis nous a gentiment dédicacé son nouveau livre...

    Lire la suite...

  • Another brique in the wall

    Roger Waters, chanteur, bassiste et co-fondateur du groupe Pink Floyd, performait au stade Pierre Mauroy pour un concert XXL aux airs de meeting politique, le 12 mai 2023. Entre deux classiques, le rockeur de 79 ans ne s’est pas ménagé pour balancer des pains à tour de bras, comme il l’a fait...

    Lire la suite...

  • Mortelles frontières

    Mercredi 31 Mai, un homme de 25 ans venu du Soudan a chuté d’un camion dans lequel il tentait de monter dans la zone industrielle de Marck pour passer au Royaume-Uni. Le poids-lourd lui a roulé dessus. Le chauffeur a continué sa route sans s’arrêter.Une enquête est ouverte pour déterminer s’il...

    Lire la suite...

  • Loi Kasbarian-Berge, le projet qui fout la gerbe

    Afin de protéger « les petits proprios qui ne roulent pas sur l’or » (des créatures mythologiques que le député Renaissance Guillaume Kasbarian serait le seul a avoir aperçus), la loi prévoit de dégommer...un peu tout le monde. D’après une proposition de loi, votée en octobre 2022, les locataires,...

    Lire la suite...

  • Justice oisive à Lille : plus d'un an d'attente pour les procès de manifestant.es

    Ça se bouscule aux portes des tribunaux. La faute à qui ? La police ! À Lille, de nombreux procès bidons sont prévus pour juger les personnes qui se sont fait ramasser avant, pendant et après les manifs. Tellement que certains procès ne se tiendront qu'en septembre... 2024 ! La justice est...

    Lire la suite...