Fin août 2020, on apprend par voie de presse la mort d'un jeune Algérien de 23 ans pendant sa garde-à-vue qui a lieu du 22 au 23 août 2020. Il s'appelait Toufik, n'avait pas de papiers ni de logement fixe. Il passait son temps à Wazemmes depuis l'été précédent. L'Inspection générale de la police nationale (IGPN) est saisie et le parquet communique déjà, rejetant toute cause « traumatique ou suspecte ». La Voix du Nord titre que toute violence policière est exclue. Des rumeurs de rue, elles, ne laissent pas la police aussi blanche. L'IGPN ouvre une enquête, plusieurs collectifs militants lillois aussi. Enquête aux côtés du C.R.I.M.E (Collectif contre la répression des individus et mouvements d'émancipation) et du CSP59 (Comité des sans papiers).
Toufik S. est arrêté le 22 août au soir, avec un autre homme. La raison officielle, selon les médias, est un cambriolage. On dit aussi que Toufik était sans-papiers et sans domicile, et qu'il n'est pas rare que de jeunes gens dans sa situation tentent d'ouvrir des appartements pour trouver un toit temporaire. Mais il n'y a pas de raison de trouver des raisons : on ne doit pas mourir en garde-à-vue.
Que s'est-il passé lors de cette garde-à-vue ?
Lors de son interpellation, Toufik est emmené au commissariat. Selon la police, un examen médical est réalisé à son arrivée et son état aurait été jugé compatible avec sa GAV. Nous nous questionnons sur les conditions de cet examen, dont on sait qu’il repose habituellement sur des questions posées au prévenu. Des proches nous disent que Toufik ne parlait pas très bien français, mais le recours à un.e interprête n'est pas évoqué.
Il est donc placé dans une cellule. Un avocat commis d’office est appelé dans la nuit. Il arrive en fin de matinée : Toufik est mort. La police dit que l’homme paraissait éméché avant de décédé. D’après une source présente au commissariat ce jour-là, l’avocat fait les cent pas devant l’accueil, questionnant un confrère sur le fait de devoir défendre… un défunt. Il lui conseille de faire un rapport pour se protéger. On ne parle pas non plus de cet avocat dans les médias.
L’IGPN est saisie, procédure habituelle lors d’un décès dans leurs locaux. Les jours suivants, le parquet communique en écartant toute cause « traumatique ou suspecte » (la VDN titre directement : « pas de violence policière ») et parle d’une « mort naturelle » (parce qu’il y aurait aussi des morts surnaturelles impliquant la police). Comment peut-on mourir naturellement en GAV ? On peut questionner la responsabilité des autorités sur la mort d'un jeune de 23 ans dans leurs mains. Et tenter de lever le voile opaque qui empêche à la population de voir ce qu'il se passe dans un commissariat.
IGPN : l'enquête qui crée de l'ombre
L'IGPN est saisie dès le début de l'affaire. Elle sollicite des membres de la famille du défunt pour identifier le corps et obtenir des informations supplémentaires. Deux cousins vivant en France et en Belgique viennent à Lille. On leur demande de reconnaître le corps sur base de photographies, prétextant que le Covid empêche la venue du public. Ce procédé nous interpelle, car il est déjà arrivé que des corps soient cachés pour ne pas révéler des lésions visibles. Les proches parlent d'agents compréhensifs et très polis, mais qui refusent de donner les détails de l'enquête : autopsie, rapports médicaux, procès verbaux policiers... Le motif invoqué est qu'ils ne sont pas assez proches pour avoir accès à ces informations. Cependant, on leur dit que l'autopsie présenterait une malformation au niveau du cœur, et l'analyse toxicologique révélerait la présence de trois médicaments dans le sang du défunt. Il s'agit alors de croire les policiers de l'IGPN sur parole.
La famille, accompagnée par un avocat lillois, porte alors plainte début novembre pour homicide involontaire, ce qui permet d'ouvrir ce dossier opaque. L'existence d'une instruction déjà en cours ralentit l'obtention du dossier. Mais celle-ci ne parle nullement d'homicide, volontaire ou non. C’est à se demander s’il y avait une police dans ce commissariat.
Famille & amis
La famille proche de Toufik vit en Algérie, dans une ville près d'Oran. Avant toute communication dans les médias, un message est mis en arabe sur les réseaux sociaux, par une personne que nous n'avons pas réussi à identifier, pour annoncer le décès. Le jeune avait beaucoup d'amis à Lille qui se sont mobilisés rapidement auprès du consulat d'Algérie qui se montre d'abord compatissant. D'après des habitué.es, on peut difficilement faire confiance à cette institution pour éclaircir les zones d'ombres. Le consulat participe plutôt à organiser le rapatriement du corps en Algérie.
Le 19 septembre, après une longue attente liée à l’enquête de l’IGPN, le corps part en Aglérie. Le consulat promet alors une deuxième autopsie dans le pays, dont les résultats ne sont pas encore dévoilés, même si les pompes funèbres locales affirment qu'elle a eu lieu. La famille peut enfin récupérer le corps de Toufik et procéder aux obsèques.
Deux manifs, deux ambiances, un déni de vérité
Deux manifestations ont lieu : la première se passe le 29 août, sur le pont qui mène au commissariat de Lille, et rassemble une vingtaine de personnes. Une banderole « Justice pour Toufik » y est déployée mais la police intervient très rapidement et interpelle trois personnes qui seront convoquées plus tard pour blocage de la circulation sur le rond-point des Postes où une barricade a été érigée. D’après eux, pendant le transfert de Toufik au commissariat, un casque à moto lui aurait été placé sur la tête par la police pour le boxer sans laisser de traces. Les journalistes de quotidiens locaux, contactés, ont aussi obtenu cette information mais disent que le casque aurait été mis pour éviter que le prévenu ne se cogne la tête contre les murs. Ce comportement de Toufik inquiète la famille qui le présente comme calme.
Après plusieurs semaines de recherches d'informations, le CSP et le CRIME souhaitent apporter leur soutien à la famille et exiger la vérité sur la mort de Toufik tout en lui rendant hommage. Une manifestation de 250 personnes a lieu le 26 septembre. Elle devait aller vers le consulat, puis vers Wazemmes pour finir devant le commissariat. Mais la police bloque plusieurs accès sur le parcours et empêche toute progression vers la Porte des Postes après que la manifestation se soit rendue sur la rue Jules Guesde où de nombreux.ses passant.es expriment leur solidarité.
Pour suivre l’actualité de Toufik et soutenir les démarches de la famille, rendez-vous sur la page Facebook du C.R.I.M.E. ou sur le site de La Brique.
Lud
Dessins : Lunaire
L’HISTOIRE SE RÉPÈTE ?
Les derniers mois ont été ponctués de sorties et débats chocs sur la police (1). Des médias indépendants qui révèlent des pratiques post-coloniales dans les banlieues parisiennes aux débats sur le fait de flouter ou non les images de la police alors qu’un homme Noir est violenté par des baqueux aux portes de son studio de musique ou que des centaines de migrant.es sont réprimé.es place de la République à Paris.
L’occasion parfaite de pointer des individus policiers problématiques plutôt qu’un système qui les fait naître sans arrêt. Ces actes continuent de se produire, encore, toujours. La police répète des gestes qu’elle n’est pas censé effectuer, par exemple lorsqu’elle prend en charge un jeune qui ne serait pas dans son état normal. Elle fait, sans y être formée, ni informée, le travail de travailleur social ou de soignante (2). La mort de jeunes entre les mains des autorités résulte de choix politiques assumés, menés par les gouvernements qui se succèdent depuis 18 ans, et qui a fait, entre autres, que 284 personnes sont décédées pendant des interventions policières sur la même période. L’année 2020 est celle dont la proportion de décès en GAV ou en dégrisement est la plus élevée. On ne peut pas dire que tous les flics sont plein de vices et corrompus (parce que le droit ne nous le permet pas). Pas contre, on peut dire que l’institution, dans son fonctionnement, dans les formations qu’elle professe, dans les gestes qu’elle accomplit quotidiennement, et selon le système politique et économique qui l’alimente, corrompt et met du vice dans l’intégralité du corps policier français. Ces considérations perturbent franchement l’idée que chaque humain.e est regardé.e et traité.e de manière égale par l’État. Et si on n’a plus le droit de débattre de ça... qu’on jette celles et ceux qui l’empêchent du haut de leur tour d’ivoire. 1. Arte Radio, Un exemple parmi d’autres : Ilham Maad, « Gardiens de la Paix », juin 2020. 2. Datagueule, « Violences policières : ensauvagement politique », épisode 99, septembre 2020. |