Du 19 au 22 février 2024, se tient à Saint-Omer le procès du gendarme qui a tué Henri Lenfant en septembre 2018. Jeune père de 23 ans, il a été abattu à quelques mètres des caravanes où il vivait avec sa famille, au cours d’une tentative d’interpellation par les militaires de l’Antenne GIGN de Reims1. Selon l’AFP qui relaye à l’époque une source judiciaire, il s’agissait d’interpeler « trois membres d’une bande organisée, spécialisée dans la délinquance ». C’est vague, mais à première vue, pas le genre de clients auxquels sont habituées les troupes d’élite de la gendarmerie, spécialistes des actes terroristes, des prises d'otages et du grand banditisme.
Preuve qu’il s’agit d’un procès singulier, la VDN sort le grand jeu : compte-rendu des audiences au jour le jour et résumé des échanges à la minute près. Témoignages, suspensions de séances, prises de parole et plaidoiries y sont consignées avec un certain zèle. Ça permet de suivre le procès à distance parce qu’en ce mois de février, le moral et la motivation s’engluent dans une pluie incessante et parce que Saint-Omer, c’est un peu loin quand on n’a pas de bagnole. D’ailleurs, qu’est-ce que j’aurais pu dire de plus en y assistant ? Décrire l’ambiance pesante des prétoires, la tension et les silences, les regards, m’attarder sur le désarroi de la famille d’Henri, la victime, ou la colère contenue de ses proches qui ont fait le déplacement nombreux.ses ?
Pas un procès politique ?
Avec le recul, on remarque surtout la volonté de toutes les parties de ne pas en faire un procès politique, même si chacun.e semble avoir ses raisons. Réduire les dérives d’un système à un incident isolé pour les uns, espoir d’une justice à hauteur d’être humain pour les autres. Pourtant, on ne peut s’empêcher de percevoir des zones d’ombre et des non-dits, des enjeux autres que judiciaires qui affleurent dans cette funeste affaire, au-delà de la qualification des faits par la justice et du verdict qu’elle prononce. Il faut dire, que les circonstances qui ont mené à la mort d’Henri Lenfant sont déjà confuses et posent question.
Tout commence par une enquête de la brigade de recherche d’Arras (l’équivalent de la PJ pour la gendarmerie) qui piste 2 voitures volées, utilisées dans des cambriolages. Comme dans les films, les gendarmes s’arrangent pour fixer des balises sur chacun des véhicules et pouvoir les suivre à la trace. Bizarrement, les éléments de cette enquête ne sont pas versés au dossier du procès sur la mort d’Henri, sous le prétexte fallacieux de ne pas charger la victime. Pourtant, ça n’empêche pas l’officier responsable de l’enquête à l’époque, d’insister sur les risques que prenaient le conducteur des véhicules et de revendiquer des relevés à 180 km/h en agglo. Mais cela reste du déclaratif dans la mesure où les pièces sont manquantes, non ? « J’ai toujours pensé qu’il y aurait un drame », affirme-t-il à l’audience, une manière d’insinuer qu’Henri aurait fini par avoir un accident et d’atténuer la responsabilité du gendarme qui l’a tué.
On ne saura donc rien des faits, des éventuelles plaintes ou des poursuites qui ont conduit la gendarmerie à organiser l’interpellation de cette « équipe expérimentée dans le domaine de la délinquance ». Les gendarmes parlent de personnes cagoulées pendant les vols et méfiantes au moment des changements de véhicules. C’est ce qui justifiait selon eux de faire appel au GIGN pour pouvoir les interpeler en flagrant délit, même s’il semble qu’il n’y avait aucun butin à bord de la BMW conduite par Henri au moment de l’opération de gendarmerie.
Une nuit tragique
Cette nuit-là, celle du 27 au 28 septembre 2018, c’est donc une embuscade que les militaires du GIGN mettent en place à proximité du campement de voyageurs installé sur un terrain vague à Fouquières-lès-Lens, boulevard Malik Oussekine2 pour être précis, comme une ironie funeste et triste. Pour les gendarmes, il s’agit de mettre en pratique ce qu’ils ont répété des dizaines de fois à l’entraînement ou en opération. Un reportage quasi-promotionnel de France 3 Grand Est, en immersion dans la fameuse antenne GIGN de Reims et publié en juin 2023 sur leur site internet3, nous permet de mieux comprendre le mode opératoire de l’unité d’intervention : « Le but, c’est de surprendre l’adversaire, on ne se dévoile qu’au dernier moment [...]. Le point clé c’est la fulgurance, donc on brise toutes les vitres en arrivant ».
C’est dans cet esprit et en qualité de sous-officier, que le gendarme poursuivi lance le « top action » autour de 3h30 du matin, alors que la BMW de retour est arrêtée, moteur éteint, et que les 2 passagers, descendus du véhicule, sont sur le point de découvrir le piège qu’on leur a tendu. Henri Lenfant est encore au volant. Ça gueule « GENDARMERIE ! » dans tous les sens, une voiture du GIGN vient bloquer la BMW par l’arrière et des gendarmes sortent de leur cachette. Ce qui n’empêche pas les deux passagers d’essayer quand même de s’enfuir en courant à travers le terrain vague. L’un d’eux y parviendra.
Au même moment, la stratégie de « fulgurance » mise au point par le GIGN est un fiasco avec le conducteur de la BMW : « J’avais l’impression qu’il ne me calculait pas. Le fait de briser la vitre ne l’a pas fait réagir. », déclare un gendarme qui participait à l’opération. On reproche pourtant à la victime d’avoir résister à l’interpellation, d’avoir été « récalcitrant ». Ces déclarations semblent donc se contredire. Ce qui est sûr, c’est qu’Henri Lenfant finit par redémarrer avec un gendarme sous tension sur le siège passager, cagoulé et armé (flippant). Il aurait parcouru une vingtaine de mètres avant qu’une détonation se fasse entendre et que la voiture s’arrête. En une poignée de secondes, Henri a pris une balle dans la tête.
Une suite d’évènements incompréhensible
Apparemment, le véhicule redémarre dés que le gendarme monte à bord. Il a déclaré qu’il voulait essayer de tirer sur le frein à main ou retirer les clefs du contact. Dans ce cas, avec quelle main tenait-il son arme, main gauche ou main droite ? Pour justifier son geste, il explique aussi qu’il avait peur pour sa vie car il avait la moitié du corps à l’extérieur du véhicule, « à partir d’en dessous du bassin » précise même l’un de ses collègues sur demande de la présidente du tribunal. S’il avait les jambes à l’extérieur, dans quel position se tenait-il exactement, privé d’appuis solides ? Était-il vautré sur le conducteur, s’accrochait-il à ses vêtements ou au volant avec sa main libre ? Peu importe comment on se la représente, cette scène paraîtrait cocasse si elle n’avait pas eu des conséquences aussi dramatiques.
Pour ce qui est du tir qui a tué Henri Lenfant, le tueur a toujours dit qu’il avait tiré « sans viser une zone particulière », en indiquant le jour du procès qu’il avait tendu le bras, puis qu’il avait fait feu afin que le véhicule s’arrête. Mais où regardait-il alors au moment d’appuyer sur la détente ? Est-ce qu’il a fermé les yeux ? Comment espérait-il qu’un tir « sans viser » puisse arrêter la voiture s’il n’avait pas l’intention de toucher la victime ? Le gendarme était-il à ce point désorienté pour ne plus savoir où se trouvait la tête d’Henri Lenfant ?
Car si l'expert en balistique se plaît à distinguer tir « à bout touchant » et « à bout portant », le fait est que le canon du flingue se trouvait entre 2 et 15 cm de la tête d’Henri au moment du tir. Le gendarme pensait-il qu’une autre partie du corps de son « adversaire4 » puisse se trouver dans la ligne de mire de son arme de service ? Même dans une voiture secouée par le terrain accidenté, difficile de croire que c’est le hasard qui a ajusté ce tir mortel.
Légitimer la mort
Dans ces conditions, on comprend que les avocats de la famille contestent la qualification des faits par la justice : « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». En effet, c’est dans ces termes que l’IGGN entame son enquête seulement 3 heures après les faits, comme si un gendarme qui commet un homicide pendant le service était automatiquement considéré comme irresponsable de la mort qu’il provoque. Comme s’il ne s’agissait que d’une procédure normale, une marche à suivre qui pourrait même être enseignée pendant la formation : on aura qu’à dire que c’était une intervention « non conforme » et ça passera.
D’ailleurs, la légitime défense est contestable à plus d’un titre. D’abord, Henri Lenfant et les passagers de la BMW n’étaient pas armés, ce dont les gendarmes du GIGN devaient se douter s’ils avaient eu accès au profil des suspects, et ce qu’ils ont constaté le jour du drame puisque les collègues du gendarme poursuivi ont rapidement rangé leur arme. Ensuite, il est question de savoir si sa vie était réellement en danger au moment où il tire, ce que semble remettre en cause la reconstitution qui a eu lieu en janvier 20215.
En effet, même s’il a été prouvé que la voiture avait pu démarrer malgré le frein à main, l’un des avocats de la famille a insisté sur le fait que « le pilote [avait] appuyé à fond sur l’accélérateur » sans jamais réussir « à monter la butte » qui se trouvait sur la trajectoire de la BMW. De plus, en consultant les photos prises le lendemain par la VDN et où l’emplacement de la voiture en fin de course est suggéré par de la peinture fluo, on constate sur les lieux que de profonds sillons ont été creusés par le passage d’un véhicule, empreintes qui semblent s'arrêter au pied de la fameuse butte. Le terrain semble humide et boueux, ce que confirme les archives météo puisque l’équivalent d’un petit mois de pluie est tombé 4 jours plus tôt (36,9 mm en 48 h). Or, il est très difficile de prendre de la vitesse sur un sol trempé, sans patiner, ni s’embourber. On est loin du « véhicule qui part en trombe » de la version des gendarmes.
Il faut dire que les seuls témoins du drame sont les collègues de l’inculpé, tous membres de l’Antenne GIGN de Reims, des hommes qui s’entraînent, boivent le café le matin et partent en intervention ensemble. L’esprit de corps fait partie du métier. Pas étonnant qu’ils en fasse des tonnes sur la voiture qui redémarre : « Avec la masse du véhicule, on se sent comme un fétu de paille. […] Je dois mon salut à mes années de judo ». Globalement, que ça soit l’enquêteur de l’IGGN qui s’est occupé du dossier, le formateur du GIGN qu’il a interrogé pour déterminer si le gendarme avait agi en « conformité » ou l’expert en balistique, il semble que chacun reste suffisamment vague pour ne pas accabler l’accusé. Henri Lenfant, lui, ne pourra pas parler.
De la colère à l'espoir
Sans surprise, c’est l’acquittement qui est prononcé au bout de 4 jours de procès. Pas étonnant quand on sait que le jury n’était composé que de juges professionnel.les : difficile de se mettre à dos la police ou la gendarmerie vu qu’ils sont un peu les rabatteurs du système judiciaire. D’ailleurs, l’avocat du gendarme6 ne s’est pas gêné pour désigner les policiers présents dans la salle d’audience lors de sa plaidoirie : « Peut-être que c’est contre eux qu’un jour on va requérir 2 ans de prison. » Rappelons quand même qu’un homme, désarmé et certainement terrorisé, a été tué par un gendarme à bout portant, dans des circonstances particulièrement problématiques, surtout si l’on considère l’entraînement que sont censés recevoir les agents du GIGN.
Néanmoins, même l’avocat général qui défend l’intérêt de la collectivité (nous?), n’a pas cru à la légitime défense : trop de mauvaises décisions ont mené à la mort d’Henri pour que la responsabilité du gendarme ne soit pas engagée. Il avait requis 2 ans de prison à l’encontre du gendarme. Dés le lendemain, il fait appel du jugement auprès de la Cour de Douai pour qu’un 2ème procès ait lieu. Ce qui changera, c’est que ce sont des citoyens qui composeront le jury et non des juges professionnels soucieux de protéger l’institution. La famille d’Henri Lenfant et les proches, révoltés par l’annonce du verdict, sont quand même soulagé.es d’apprendre qu’iels pourront à nouveau défendre la mémoire d’Henri devant un tribunal, en espérant, cette fois, obtenir justice.
Chouchou
1. Lire « Henri Lenfant, 1 an après l’homicide. », La Brique n°61.
2. Malik Oussekine est un jeune homme de 22 ans qui s’est fait tabasser à mort par des flics en 1986 après une manif à laquelle il n’a pas participé.
3. Le reportage s’appelle « Nous ne sommes pas des héros ». Le journaliste déclare que les hommes du GIGN feraient preuve d’un « incroyable sang froid et discernement » dans l’usage de leurs armes et qu’ils sauveraient même des « méchants »… Enfin, ça dépend des jours.
4. Lors de leurs exercices, le GIGN utilise le terme « adversaire » pour désigner les personnes auxquelles il a affaire. On se croirait presque dans une compétition sportive !
5. Comme le déclare Aude, la compagne d’Henri, à la VDN, la famille n’a pas pu assister à la reconstitution et faire part aux enquêteurs de leurs propres observations ou questions.
6. Si je comprend bien l’article de Lud en page 17, les frais de justice du gendarme inculpé ont été pris en charge par l’État dans le cadre de la « protection fonctionnelle ».