Dans mes souvenirs d’enfance, le mois de mai était un mois fleuri, de retrouvailles en famille ; un mois de gaieté, un mois senteur muguet. Ce n’étaient pas tant les bouquets que nous nous échangions pour fêter l’entrée dans ce mois finalement comme les autres, mais surtout les repas entre cousin.es, la cohésion familiale que créait ce jour sans travail. Le soleil était le seul jaune que je percevais alors, bien loin de l’équipement qui servirait à des travaux ingrats, ou bien du merveilleux bout de tissu qui allait glorifier les luttes à venir et que je porterai avec fierté.
« Hier j’étais en Russie »
2019. L’appel général se fait dans le hall, chacun.e enfile son gilet. Gestes de rappel de la place occupée par chacun.e dans la hiérarchie : le bleu pour les chef.fes d’équipe, le orange pour les chef.fes de lignes et détenteur.rices d’un CDD, le rose pour les contrôles qualité et le jaune pour les intérimaires. J’aime le jaune, ça me convient, c’est tendance.
Les intérimaires côte-à-côte attendent leurs assignations. Certain.es en sont à leurs dixième mission à Veolog ; j’en suis à ma quatrième prise de poste et je me sens déjà mourir entre ces murs. Le groupe Labatut, qui possède l’entreprise dans laquelle je conditionne le champagne, est un groupe majeur dans le transport. Il nous vante les mérites du commerce triangulaire (Espagne, Italie, France) entre deux interviews de « Jennifer », la présidente. Les emballages qui permettent le conditionnement du champagne sont très variés : la « boîte de crayons », le coffret en velours, etc. J’attends qu’on me désigne, pour une tâche assez ingrate qui ne demandera pas une inspection continue des chef.fes d’équipe. Je suis en charge des poubelles, et, les unes après les autres, je les déverse dans l’énorme broyeur dont la gueule ouverte fait penser à l’accueil qu’on nous réserve. L’entrepôt est coupé en trois, une partie pour le conditionnement du Dompérignon et du Veuve-Cliquot où l’on envoie souvent les nouveaux.elles. Une deuxième où la confection est plus compliquée et requiert plus de délicatesse et de minutie, une majorité de femme y est souvent affectée. Enfin la troisième partie, où l’on colle des timbres fiscaux en direction de la Russie. Les horaires sont fixes – de 8H à 16H – et l’équipe est en place depuis de longs mois sans désistements. Dans cette dernière partie, le travail semble plus doux et l’ambiance moins pesante, aucune feuille de production n’étant ici demandée.
À 7 heures du matin, je suis à peine réveillé, et ma tâche consiste à faire d’interminables allers-retours entre les chaînes et le compacteur. Je suis l’homme invisible ; nous le sommes tou.te.s, ici. Nous ne nous adressons pas la parole, trop conscient.es des effets désastreux que peut avoir un moment d’inattention. Un convoyeur charge les cartons en bout de ligne et un homme à la peau noire les range inlassablement sur une palette. J'entends cette réflexion immonde de la part de S. conductrice de ligne : « S’il ne sait pas régler de machines, qu’il retourne dans son arbre manger des bananes »… quand je riposte, S. me répond : « ne t’en fais pas, on s’y fait ». Je ne caricature pas, je cite. Être assigné.es à la production d’une boisson destinée à la bourgeoisie n’empêche pas la guerre des pauvres.
Tenu par une laisse de verre
Cependant, le problème de la cadence générale commence à se poser. Certain.es conducteur.rices s’en plaignent : pas assez de main d’œuvre compétente, un manque de formation des intérimaires et un manque de cohésion qui nuisent au bon déroulement des tâches. Ce n’est pas rare, c’est même fréquent. Or, ici, les chefs « s’en battent les couilles » parce qu’on « ne décide pas avec qui on travaille ». On apprend sur le tas comment scanner, ranger des palettes ; certain.es prennent vite le pli, d’autres prennent du retard. C’est tout ce qu’il faut pour briser la dynamique de groupe. Celui ou celle qui n’y arrive pas n’est pas fait pour ça, est inefficace et incompétent.e. Dans la balance ne pèsent ni la fatigue, ni le manque de formation, ni la mise en cause des chef.fes d’équipe, ni la pression constante quand certain.es doivent attendre des heures avant d’être autorisé.es à avoir accès aux toilettes. Il y a la carte magnétique pour aller aux toilettes et le papier qu’il faut remplir avec le temps qu’on y a passé, interdiction d’y aller 45 minutes avant la pause et les prises de postes. Souvent l’on guette son tour sans aucune garantie. Pour ces raisons, la main d’œuvre se fait rare et la direction fait du racolage. Plusieurs appels sont lancés pour une même mission, ou des messages, même lorsque le médecin sonne l’alarme et impose le repos.
Ici en Champagne l’ouvrier est une pièce jetable. Quand la demande y est propice, les appels pleuvent, et, en cas de baisse d’activité, certain.es détenteur.rices de CDD se voient « remercié.es » bien qu’aucune gratitude ne se fasse sentir. Rien n’y fait, le manque d’embauches dans la région fait de nous des rapaces aux aguets, prêt.es à s’enquérir de la première proie qui nous sera balancée. Hélas, à leurs yeux, nous tenons plus d’ânes affamés que de lions stratèges.
Avec le temps je répète les gestes de façon quasi-mécanique, je fais sans agir vraiment et je regarde sans voir. Mes muscles semblent avoir été moulés et formés à ce geste répétitif, et, parfois, en observant les autres, je crains de ne savoir rien faire d’autre. Je crains de me sentir appartenir à cette usine comme elleux. Parfois je méprise celles et ceux qui font du zèle en arrivant plus tôt que prévu, et puis je pense que ce n’est pas elles.eux le problème mais l’usine qui dévore pour ne finalement laisser qu’un corps qu’elle aurait façonné. La machine comme expansion de mon corps, je n'en veux pas. Aujourd’hui, mon mois de mai a l’odeur de métal et le goût de cendre.
Le mois de mai a débordé
Alors, pour ne pas me perdre, j’arbore sereinement le jaune comme liant entre l’intérieur et le dehors, mon gilet ne reste pas aux vestiaires : il me fait une deuxième peau. Symbole de la soumission à l'intérieur, il devient dehors le porte-étendard d’espoirs nouveaux, également. Je papote autour d’une bière avec tou.te.s celles et ceux qui potentiellement peuvent être mes collègues et à qui, pourtant, je n’ai pratiquement pas parlé pendant ces années d’intérim. Je me sens enfin proche d’elles.eux, dans les revendications, les ralentissements des ronds-points, les cabanes construites de bric et de broc et dans les distributions de tracts. Chacun.e est appelé.e à aider et participer à la vie du groupe et du mouvement, et nous savons que notre atout, c’est notre cohésion. Ce sentiment ou cette conscience d’interdépendance est une motivation supplémentaire. Ici je tracte, je m’attelle volontiers aux tâches qui me sont attribuées, je travaille auprès des camarades après une journée d’abrutissement. Les chants sont omniprésents sur le coin de béton que l’on occupe et d’énormes lettres rouges assaillent les badauds : « Brigitte rend le fric », « le ric et rien d’autre ». Auprès du brasero le mouvement prend des airs de foyer ; et de ce barbecue permanent renaitront peut-être les cendres de l’insoumission.
Bubu