La justice est un pouvoir qui s'abat quotidiennement, principalement sur les classes populaires, avec la complicité d'une police bénéficiant de toujours plus d'impunité. Discussion avec un avocat et Thomas Léonard, universitaire de Lille 2 réalisant sa thèse autour comparutions immédiates.
« On (re)découvre la hagra, mot d'origine arabe prononcé aussi « hogra », désignant un mélange de mépris et d'humiliation, d'abus de pouvoir et d'injustice, dans le cadre d'un système fier d'afficher les principes de liberté, d'égalité et de fraternité mais qui, en pratique, se crispe dans le déni de ses discriminations sociales et racistes. »
Mognis H. Abdallah, Rengainez, on arrive !
À ceux ou celles qui douteraient du « tout carcéral », voici tout d'abord quelques statistiques de peines, tous types de prévenus confondus, dans les chambres de comparutions immédiates du Nord, on trouve : 87% de prison ferme à Avesnes ; 78% à Hazebrouck ; 75% à Lille. Et s'il y avait encore des doutes quant à la racialisation de la justice dispensée, pour les prévenus sans casier judiciaire (tous délits confondus), c'est 76% de prison ferme pour les étrangers ; 36% pour les Français1. Comme le dit Xavier2, avocat au barreau de Lille depuis plusieurs années : « Les dominants veulent des prisons pleines. Ce monde a besoin de cette justice, de ce rapport de force. » Assurément, son discours dénote avec la profession : « On présente souvent la justice comme un outil permettant de faire évoluer le droit. » En réalité, « ce n'est qu'un indicateur de l'évolution de la morale bourgeoise. Elle laisse juste assez d'espoir pour faire évoluer quelques bricoles pendant que rien ne change. Cette justice est parfaite pour laisser les choses en l'état. » Elle donne à voir « suffisamment de gens remis en liberté pour faire peur à certains, suffisamment de gens en prison pour faire peur à d'autres » et les envoyer travailler. La justice traduit en verdicts les valeurs du système qu'elle sert. « Si le droit donnait raison aux squatteurs, aux pauvres, cette société ne fonctionnerait plus. »
Classe contre classe
Les magistrats sont issus d'une école et d'un concours unique (l'École Nationale de la Magistrature, à Bordeaux). Pour Xavier, « ils ont un profil grosso modo identique : classe moyenne originaire d'une petite ville. Il faut croire dur comme fer à la méritocratie, avoir un attachement infini à la magistrature, une dévotion énorme. Il y a derrière tout cela une glorification sociale de caste. » Lorsque l'on considère, en comparution immédiate par exemple, que 65% des prévenus sont des chômeurs3, dans leur énorme majorité issus des classes populaires, on comprend mieux le mépris de classe qui fend l'air vicié des tribunaux. Xavier évoque également « la présomption d'innocence » : « C'est toujours bon pour les autres. Les juges s'adressent aux accusés comme à des coupables. Leur ton change lorsqu'ils s'adressent à une personne qui a fait des études supérieures. Quand tu sais bien t'exprimer, là, c'est différent. » Il faut dire que la loi n'est pas faite différemment. « La justice de classe ? C'est presque inscrit dans le code pénal ! » s'exclame Thomas Léonard, qui a planché dessus : « Un juriste te dira qu'on ne met pas en prison quelqu'un de bien inséré pour ne pas le désocialiser. Autrement dit : un pauvre, il est déjà désocialisé, alors il n'y a pas de raison de ne pas le mettre en prison. Les termes du langage juridique légitiment explicitement les discriminations au travers des "garanties de représentation". » Une notion qui justifie qu'à cas égal on mette en prison un SDF ou un rom là où un cadre sup' aura du sursis. Selon le principe qu'un individu sans logement fixe risquerait de ne pas exécuter sa peine.
Protection de caste
Entre les prévenus et les magistrats, la flicaille. À n'en pas douter, « il y a une corrélation entre contrôles d'identité et exaspération, qui génèrent de l'énervement et de la violence, notamment des jeunes des quartiers populaires. » Au cours des procès, la parole policière pèse toujours plus lourd que toutes les autres. « On se rend compte qu'encore plus qu'hier, il est impossible de la remettre en cause, surtout avec des magistrats qui font également face à des cadences de travail de plus en plus rapides », constate Thomas Léonard à l'issue de ses recherches. Lorsque des policiers affirment « reconnaître la personne qui leur aurait jeté une télé du dixième étage d'une tour, la parole policière prévaut, même si on voit très bien qu'elle est peu fiable ». Ça arrange les juges de ne pas la remettre en question. « On voit que ce n'est pas exactement ce qui a dû se passer, mais les magistrats s'en contentent ». Cela transparaît notamment dans les procès verbaux quand « deux personnes interrogées par la police tiennent les mêmes déclarations au mot près. » Le doute bénéficie plus souvent à l'accusation et les policiers hésitent de moins en moins à se porter partie civile dans des audiences 4. Un fait « révélateur des tensions sociales », pour Thomas Léonard. Sans doute aussi une manière d'arrondir les fins de mois avec quelques indemnités faciles.
Et lorsqu'une personne meurt dans la rue, dans un fourgon ou dans le fond d'un commissariat, sous les coups des forces de l'ordre, comme Hakim Djelassi ou Lahoucine Aït Omghar 5. « C'est souvent parole contre parole lors des procès. Les examens médicaux permettent rarement de dire avec certitude si les coups constatés sont compatibles avec ce que disent les procès verbaux ». Pire, « les enquêtes de l'Inspection Générale des Services n'aboutissent jamais à des sanctions. Pour la simple et bonne raison que les flics de l'IGS sont des anciens flics de terrain ; ils savent qu'il y a des abus policiers mais aussi qu'il y a des individus qui portent plainte à tort : dans le doute - qu'il y a très souvent, il n'y a pas de sanction. » Il y a aussi toutes ces fois où il n'y a pas de procès. L'enquête est étouffée, les parquets n'ouvrent pas d'instruction. Cela ne peut mener qu'à la résignation, l'organisation collective, l'émeute. Comme le souligne Mognis H. Abdallah dans son livre : « Quand ces crimes continuent en toute impunité, il devient impérieux de se défendre. Collectivement. Par tous les moyens nécessaires. »6
W.R
1 : Statistiques tirées des recherches de Thomas Léonard, produites à partir de la collecte de minutes de jugements de Tribunaux de Grandes Instances. Ils portent sur 2007 et 2008 pour Hazebrouck, et sur 2008 pour Lille et Avesnes. 1700 jugements en comparution immédiate dont environ la moitié portent sur les juridictions du Nord.
2: Le prénom a été modifié.
3 : 27,5% d'ouvriers et employés, 3,5% de professions intermédiaires et supérieures, cadres, artisans, commerçants et chefs d'entreprise, 3% d'étudiants, 1% de retraités.
4 : Une étude de Fabien Jobard et Sophie Névanen montrent que les policiers se portent plus souvent partie civile quand l'individu est maghrébin ou noir, ce qui a pour effet d'accentuer les peines qu'ils reçoivent et contribue de ce fait à une discrimination.
5 : labrique.net, « Comment est mort Hakim ? », 2009 ; « La police tue dans les corons », 2013.
6 : Rengainez, on arrive ! de Mognis H. Abdallah, éditions Libertalia, 2012.