Mandat d’arrêt européen : deux septuagénaires extradés

sonyaLongtemps, vous avez pu les croiser à Wazemmes. Sonja, 79 ans, et Christian, 70 ans, ont été enlevés par la police française le 14 septembre pour être envoyés vers l’Allemagne. Leur extradition avait pourtant été jugée impossible par deux fois. Le mandat d’arrêt européen a permis de ne pas en tenir compte et de les envoyer dans les geôles d’outre-Rhin pour l’instruction de leur procès. Retour sur leur périple entre Wazemmes et Francfort.

 

L’année 1968 et la décennie suivante ont été traversées en Europe et dans le monde par un puissant désir d’émancipation. Durant cette période, une multitude de groupes anticapitalistes et révolutionnaires ont émergé. Parmi eux, en Allemagne, on se souvient notamment des Cellules révolutionnaires [1]. Mais le pouvoir réagit avec force face à l’extention des idées révolutionaires et la fin des années soixante-dix est marquée par la répression des mouvements de contestation. Une répression qui explose en RFA durant le fameux « Automne allemand » de 1977.

En 1978, pour ne pas être emportés par cette vague de répression, Sonja et Christian se voient obligés de fuir Francfort et s’installent clandestinement à Lille, dans le quartier de Wazemmes où ils vivront pendant plus de vingt ans.

Après tant d’années, ils sont repérés et arrêtés par la police française, soupçonnés en Allemagne d’avoir fait partie des Cellules révolutionnaires et d’avoir participé à des actions qui n’ont fait que des dégâts matériels –deux contre l’armement nucléaire du régime d’apartheid en Afrique du Sud, et une contre la gentrification [2]. En 2000, après plusieurs mois de détention, ils sont libérés, car, selon la loi française, les faits sont prescrits au-delà de vingt ans. Par deux fois, la chambre d’instruction puis la cour d’appel de Paris confirment qu’ils ne peuvent pas être extradés. Dès lors, Sonja et Christian s’installent en région parisienne et peuvent retrouver une vie sociale et un quotidien plus apaisés.

Souricière judiciaire

Pourtant, coup de théâtre en 2007, après la création d’une nouvelle arme de répression : le mandat d’arrêt européen. Ce nouveau dispositif judiciaire permet notamment de se baser sur les lois du pays qui demande l’extradition. La prescription en Allemagne n’est pas de vingt ans, mais de quarante ans et, du jour au lendemain, Sonja et Christian voient leur situation complètement remise en cause. Ils sont alors à nouveau arrêtés et la cour d’appel de Paris, qui avait rejeté l’extradition sept ans plus tôt, revient sur sa décision : elle les considère désormais extradables !

D’un point de vue juridique, le mandat d’arrêt européen pose donc ici deux problèmes fondamentaux : il permet de revenir sur la « chose jugée » alors qu’il n’y a pas d’élément nouveau, et d’être poursuivi sur les bases du code pénal d’un pays tiers. Il est devenu l’un des piliers de la construction de l’Europe judiciaire et repose sur l’aspect le plus répressif des pays concernés.

Depuis, Sonja, Christian et leur avocate ont tenté pendant quatre ans de sortir de cet imbroglio judiciaire. En juillet 2009, Fillon signe un premier décret d’extradition, et, après le rejet d’un recours au Conseil d’État, le confirme fin 2010. Alors que leur cause semble scellée, une expertise médicale est demandée in extremis par l’avocate pour que l’évidence soit reconnue : Christian et Sonja ne peuvent pas endurer l’extradition et la détention qu’elle entraîne.

Un rapt manu militari

Début septembre 2011, deux experts nommés par l’État rendent leurs conclusions dans ce sens. Christian est très affaibli depuis un accident vasculaire cérébral. Selon les médecins, ses pathologies cardiaques et neuropsychiques sont incompatibles avec la détention, puisqu’elles nécessitent une attention permanente, et le séparer de Sonja pourrait le mettre en danger. Elle seule peut réordonner sa mémoire et stimuler ses émotions. Ces conclusions n’ont pas suffi à faire fléchir le pouvoir. Il apparaît maintenant assez clairement que c’est dans le but de se couvrir que l’État a accordé cette expertise qui ne se prononce pas contre le transfert –sous responsabilité française– mais contre la détention. Chacun sa partie, et, avec cynisme, la France peut considérer qu’elle n’a rien à se reprocher s’il leur arrive quoi que ce soit une fois la frontière franchie.

Il a donc été décidé de passer outre le risque vital et de prendre par surprise tous ceux et celles qui les soutenaient et qui pensaient voir en ce rapport des médecins un signe rassurant. Le 14 septembre, au petit matin, la police intervient donc dans leur petit appartement de Saint-Denis, en banlieue parisienne, pour les emmener manu militari. Sans pouvoir prévenir quiconque, ils sont tout de suite séparés et directement envoyés en Allemagne. Christian, en ambulance, à la prison-hôpital de Kassel, et Sonja à 200 km de là, à la prison de Francfort-Preungesheim. Ce n’est que le lendemain après-midi que leurs avocats allemands ont été prévenus, et qu’ils ont à leur tour pu appeler leurs amis et avocate en France.

Une loi sur mesure

Il n’y a pas d’âge pour subir cette justice de classe, pour qui n’est pas Polanski, Chirac, Papon et consorts. Sonja et Christian sont aujourd’hui dans une situation d’urgence. Ils ne sont pas les seuls à qui la France fait subir les effets du mandat d’arrêt européen : entre autres, Aurore Martin, au Pays basque, vit sous la menace d’une extradition qui la mènerait en Espagne pour son action politique, légale de ce côté-ci des Pyrénées, mais incriminée là-bas.

Ce nouveau « mandat d’arrêt européen » permet à l’État de ne pas avoir à tenir compte de la prescription des faits, ni de la notion de délai raisonnable, ni des décisions judiciaires précédentes, ni des expertises médicales. Autant dire que la procédure permet finalement aux États de disposer à leur gré des personnes soupçonnées.

Dans cette Europe, on nous vend ardemment l’amitié des États –et le couple franco-allemand– qui se base sur les collaborations les plus abjectes. L’acharnement contre tous ceux et celles qui s’opposent à leur pouvoir est sans limite : Sonja et Christian, soupçonnés d’actions contre l’armement nucléaire remontant à plus de 35 ans, sont extradés peu avant le passage de la France vers l’Allemagne du plus gros train « castor », du plus gros convoi de déchets nucléaires jamais passé entre ces deux pays. On n’y verra pas que l’ironie du sort, mais la constance des combats à mener.

Face aux collaborations du capitalisme européen, il nous faut renforcer les solidarités pour que nos luttes se développent au-delà des frontières.

Collectif de soutien à Sonja et Christian

Pour plus d’infos, consulter aussi www.stopextraditions.org

Notes

[1Revolutionäre Zellen (RZ)

[2Gentrification : processus par lequel des quartiers populaires se voient transformés profondément au profit exclusif d’une couche sociale supérieure.

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