La sélection à l’université s’invite une nouvelle fois dans le débat public. Un serpent de mer des gouvernements successifs qui souhaitent instaurer une université à deux vitesses, la première pour leurs rejetons, la seconde pour les enfants des classes pop’. Si cette idée fait réagir les étudiant.es, c’est oublier que depuis bientôt 10 ans, la mise en concurrence des universités se met en place. Derrière les arguments d’attractivité et de visibilité des facs, l’État les pousse à fusionner, en échange d’un soutien financier ridicule.
Depuis le « plan campus » et la « Loi relative aux libertés et responsabilités des universités »1 leur accordant davantage « d’autonomie », pas un gouvernement ne renonce à « liquider mai 68 »2 et les promesses d’une université comme lieu de promotion sociale et de transmission des savoirs. Le gouvernement du monarque jupitérien poursuit tranquillement le chemin d’une privatisation rampante de l’université.
La politique de la carotte
Avec le « plan campus » de 2008, le gouvernement de l’époque incitait les universités à se regrouper pour être plus visibles à l’international. La carotte : une dotation nationale de cinq milliards d’euros. En 2008, les trois universités publiques de Lille se constituent en fédération. Une première étape vers la fusion, qui leur permet de toucher une enveloppe de 110 millions d’euros annuels.
« Pour forcer une structuration qui n’est pas naturelle et qu’ils ne peuvent pas imposer, ils te mettent une cagnotte », explique Christophe Vuylsteker, représentant du Syndicat National de l'Enseignement Supérieur (SNESUP) à l’Université Lille 1. Ces 110 millions d’euros ne doivent servir qu’à des dépenses d’investissement, passant obligatoirement par des Partenariats public-privés. Pas question que les boîtes privées n’en profitent pas !
La deuxième étape a lieu en 2010, lorsque les universités régionales montent un projet IDEX (initiative d’excellence). Il s’agit de définir un périmètre d’excellence, des domaines de spécialisation qui mettront des paillettes dans les yeux des étudiant.es et des financeurs. À terme, le projet prévoit la fusion pure et simple des six universités de la Région en une seule entité. Raté… le ministère de l’enseignement supérieur estime que le périmètre d’excellence était trop large.
Les facs tentent le coup à nouveau en 2015, en proposant un projet plus modeste, restreint aux seules universités lilloises, avec une fusion prévue pour 2019. Encore raté. Bon prince, le gouvernement accorde un lot de consolation aux universités, l’I-SITE, un label doté d’une enveloppe de 15 millions d’euros. Sur un budget total des trois universités lilloises de plus de 500 millions d’euros, ça ressemble à de l’aumône.
D’autant plus que de cette dotation est déduit l’argent déjà perçu par d’autres critères de financement (LABEX pour les labos, Equipex pour les gros équipements technologiques et les fonds documentaires). « Donc au lieu d’avoir 15 millions plus ce qu’ils avaient avant, ils ont 15 millions, y compris ce que vous aviez avant », explique Christophe : « On te parle de 15 millions, et à la fin t’arrives à 2 millions. C’est rien ! T’as des labos qui ont des budgets récurrents d’un million d’euros ».
Au final, le flou artistique règne sur les rentrées d’argent que pourrait amener la fusion des universités. Pas grave, elle est décidée quand même et sera effective le 1er janvier 2018.
L’attractivité : le moteur de la fusion
L’État n’est pas le seul à forcer la main aux universités pour les faire fusionner. Les universités elles-mêmes, les collectivités territoriales et le patronat local n’ont qu’un mot à la bouche : A-TTRA-CTI-VI-TE ! Comme le disait l’ancien président de Lille 1, Philippe Rollet : « une grande université pour une grande métropole ». Sandrine Rousseau, ancienne Vice-présidente régionale à l’enseignement supérieur et ardente défenseuse de la fusion abonde dans son sens « on va faire du bien aux étudiants, parce que les diplômes vaudront plus ». Ouais… mais non.
L’enjeu derrière ça, c’est de se positionner face aux autres régions françaises et européennes, mais aussi face aux autres universités. Rendre attractive une université, c’est tenter d’améliorer sa position dans les classements internationaux. Il s’agit surtout de vendre l’image d’une ville et de son université pour attirer des étudiant.es et chercheur.es étranger.ères. Mais aussi de satisfaire l’ego des huiles locales 3.
Agences de com’, mugs et t-shirts, encarts publicitaires dans les journaux sont les armes de cette attractivité. Le Conseil d’administration de Lille 1 a eu un temps l’idée de dérouler une banderole « Université de Lille » dans le hall de gare Lille Flandres pour 80 000 euros. Normal…
Du côté des chercheur.ses, la pression est mise sur les publications. Il faut faire du chiffre, quitte à publier des articles sur des miettes de résultats et à les faire traduire dans plusieurs langues. Les universités proposent des subventions pour traduire des articles, quand dans le même temps, elles refusent d’augmenter les budgets de recherche. Du point de vue des indicateurs de performance, un chercheur publiant trois papiers originaux en français est relégué derrière le chercheur qui tourne avec les mêmes résultats dans différentes langues depuis dix piges. Du chiffre qu’on vous dit !
L’autre effet pervers de la quête d’attractivité, c’est de rendre visible les formations « d’excellence », celles qui rapportent de l’argent et possèdent des taux d’insertion importants et des partenariats avec le privé, aux dépens des filières moins rentables (entre autres, les sciences humaines et sociales). Les universités sont ainsi poussées à s’associer avec des écoles privées, comme Lille 2 avec l’Ecole supérieur du journalisme, en espérant un retour sur leur image de marque.
Cette course à la performance a des effets directs sur les étudiant.es : celles et ceux qui mettront du temps pour obtenir leur diplôme (pour cause de travail, de maladie, ou autre) et qui font baisser les stats’ pourront être tout simplement dirigé.es vers la sortie. Dans le même temps, les formations les plus productives récoltent toujours plus d’argent, quand d’autres sont en voie de disparition.
Un pour tous et tout pour moi
Avant la fusion des universités, certains secteurs se retrouvaient déjà sous-représentés au sein des instances dirigeantes de l’université, et menacés d’extinction, comme le laboratoire de mécanique céleste de Lille 1. Ce labo, rattaché à la composante mécanique, a subi « les manœuvres des directions et conseils pour ne jamais remplacer un poste de professeur vacant en astronomie, avec pour objectif de conduire l’astronomie à l’extinction à Lille 1, pour les récupérer dans d’autres disciplines » explique Christophe. A Lille 1, les astronomes se « retrouvent sans laboratoire, sans existence » nous précise-t-il.
Pour Christophe, il est clair que la « fusion va renforcer ce mouvement », dans la mesure où ce sont les universités qui choisissent dans quelles disciplines des créations de postes sont permises, en fonction de leurs priorités, de la rentabilité des formations. Mais aussi selon la présence des formations au sein des arcanes institutionnelles de l’université. En fonction de la capacité des disciplines à se faire entendre, certain.es sortiront gagnant.es. Pour Christophe, « ceux qui vont rester après la fusion, c’est les pragmatiques. Pour avoir des postes, on n’a pas le choix ».
C’est dire si les élections des instances dirigeantes de l’université, tenues à la mi-novembre, ont été le théâtre de tractations et d’accords passés entre le fromage et le dessert. À ce jeu, Jean-Christophe Camart peut recevoir la palme. Le nouveau président de la future grande université lilloise a réussi le tour de force de proposer une liste fourre-tout, donnant l’impression d’une « union sacrée » des opportunistes. Une coalition de façade où chacun défend sa boutique, ses intérêts et ceux de sa discipline.
Durant la campagne, on note d’ailleurs un nombre d’irrégularités assez important. Ainsi, Camart et son équipe se sont invité.es à des réunions de service pour organiser des meetings, tout en utilisant des listes de mails professionnels où la propagande politique est interdite. Mais pour Camart, tous les coups sont permis !
Pour les acteurs universitaires, l’intégration des logiques concurrentielles est justifiée par un calcul simple : ne pas jouer le jeu de la fusion, c’est risquer de ne plus recevoir de financements de l’État. Sandrine Rousseau le résume bien : « les autres le font, pourquoi pas nous ? ». Si l’Université Paris 1 se jette par la fenêtre, que fera Sandrine Rousseau ?
Dépenser plus pour gagner moins
Lorsque les universités lilloises ont répondu aux appels à projets du ministère, à deux reprises, les élites universitaires ont eu recours aux services de cabinets de consulting. Ces derniers avaient pour mission de monter le dossier d’appel à projet et d’effectuer du lobbying. Les cabinets « rédigeaient le papier avec de la novlangue, ils faisaient aussi du lobbying, ils avaient budgétisé de rencontrer tel ou tel chef d’entreprise, ils ont organisé des événements, à l’Opéra de Lille, au théâtre Sébastopol » nous dit Christophe. Des boîtes qui « n’y connaissent rien scientifiquement. T’as l’impression que oui, parce qu’ils ont casé dans chaque page "excellence excellence" ».
Coût de l’opération ? Entre 200 et 300 000 euros… ça fait cher pour un « excellent » enfumage, auquel on peut ajouter la création du logo de l’Université de Lille pour environ 80 000 euros. La mise en concurrence orchestrée par l’État a cela de bien qu’elle permet d’enrichir les boîtes qui font leur beurre aussi bien du côté des gagnants… que des perdants.
Enfin, la réorganisation des services aura pour effet d’envoyer la recherche-valorisation à Lille 1, la communication à Lille 2 et les ressources humaines à Lille 3. Trois lieux différents, ce qui aura pour effet la multiplication des trajets pour les services, les enseignant.es-chercheur.es mais aussi pour les étudiant.es. Les déménagements inquiètent. Lors d’une réunion avec Camart, un personnel administratif l’apostrophait : « tout le monde est dans le flou… depuis le début des réorganisations, les numéros de téléphones sonnent dans le vide, plus personne ne sait à qui s’adresser ni avec qui travailler ».
Si on y ajoute les frais de réaménagement ou encore les travaux, les coûts induits par la fusion apparaissent plus importants que les bénéfices espérés. « Magnanime, l’État a donné mi-décembre une enveloppe de 4 millions d’euros pour la fusion. Vu le budget consolidé qui tournera autour des 500 millions d’euros, c’est des petits fours », nous dit Tristan, passé par les diverses instances des universités lilloises en tant qu’élu étudiant. D’autant plus que les universités ont un réel besoin de moyens. En 2014-2015, selon un rapport de la CGT, 29 000 heures sup’ n’ont pas été payées… soit dix huit postes à temps plein !
Une mise sous tension chaotique
La fusion, qui se fait dans la précipitation et sans moyen supplémentaire, repose sur les personnels administratifs, « petites mains » réquisitionnées pour la fusion et variable d’ajustement de l’austérité généralisée. Les personnels font remonter des problèmes en interne, du surmenage, des arrêts maladie, des burn-out.
Alors qu’à Lille 2, les postes administratifs sont régulièrement renouvelés, à Lille 1 et Lille 3, seul un poste sur deux est renouvelé. Pour combler les trous, les facs ont recours à des contractuel.les, payé.es au lance-pierre quand ils le sont dans les temps4.
Bien que conscients de ces difficultés, les pontes de l’université comme Jean-Christophe Camart tentent d’étouffer dans l’œuf cette situation explosive, annonce Christophe : « Les services vont imploser. Et on ne le dit pas au ministère. Il ne faut pas être le mauvais élève, donc ils lissent beaucoup les choses ».
Répondre aux besoins du patronat local
Un autre acteur tire son épingle du jeu, gagnant à tous les coups : le patronat local. Des réformes successives ont permis au patronat de siéger dans les diverses instances de l’université, au même titre que les élu.es locaux (à l’instar d’Audrey Linkenheld, dite "bébé Aubry") ou les représentant.es élu.es des personnels et étudiante.s. Mais l’influence du patronat dépasse ces quelques sièges (rarement occupés de manière récurrente).
Le patronat local s’intègre directement dans le fonctionnement des formations et recherches menées à l’Université de Lille. « À Roubaix, Lille 2 a l’Institut du Marketing et du Management de la Distribution. Roubaix ? Distribution ? Donc Mulliez et sa galaxie. Les liens sont évidents. » explique Tristan. « À partir du moment où l’université considère que l’indicateur suprême, c’est l’insertion professionnelle des étudiants, sa soumission au patronat local est logique. Une vraie servitude volontaire » conclut-il. Christophe va plus loin, et note la manière dont les formations s’inscrivent dans les besoins patronaux : « Dans le bassin Nord-Pas-de-Calais, le textile, la sidérurgie, c’est fini. Mais t’as quand même des sites comme OVH. Il y a des choses technologiques, la pharmacie… avec l’agence du médicament, Eurasanté… c’est la main d’œuvre qui est recherchée. Dans la région, les emplois dont on a besoin, avant c’était de la basse qualification, un IUT ça suffisait. Mais ça change. Les entreprises sont intéressées pour avoir des ingénieurs de recherche, des doctorants, etc. ».
La présence du privé au sein des universités lilloises devient « normale », notamment à travers des financements de la Chambre de commerce et d’industrie (la fameuse CCI, repaire d’hommes à la cravate acérée) d’équipements ou de bâtiments, mais aussi dans le financement de recherches ciblées. Dans certains labos, les dotations de l’État représentent moins de 10 % du budget total, le reste, ce sont des financements CNRS et des contrats privés. De même, les universités mettent à disposition leurs personnels ou équipements aux entreprises locales.
Se rendre attractif pour défendre les intérêts des étudiant.es… est un argument plus porteur que d’admettre que la fusion des universités vise avant tout à permettre aux opportunistes de défendre leurs intérêts, aux cabinets de faire leur beurre et au patronat de faire son marché parmi une main d’œuvre étudiante qu’on veut plus malléable… et triée sur le volet. Est-ce dont ça le nouveau projet de l’université ? « Faire du bien aux étudiants » comme le dit Sandrine Rousseau ? Mais vous leur avez demandé leur avis aux étudiant.es ?
Louise et Panda Bear
- La fameuse LRU accordait sur le papier l'autonomie budgétaire aux universités, ainsi que la gestion en propre des ressources humaines. Dans les faits, cette loi organise la concurrence entre établissements, tout en étant un moyen pour l’État de déléguer la pénurie budgétaire.
- Citation issue d'un discours de campagne du multi-récidiviste de la décrépitude des services publics, Nicolas Sarkozy.
- À lire dans ce même numéro l'article « Making Lille Great Again » qui revient sur le piège à con.nes que représente l' « attractivité ».
- Pour en savoir plus sur l'université comme fabrique de la précarité : « L'Université française, laboratoire de la précarité », La Brique, n°47, Été 2016.