L'Université française, laboratoire de la précarité

esr2Une trentaine de doctorant.es chauffé.es à blanc par le mouvement social s’est constituée en collectif des précaires de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR). Si l’initiative n’est pas nouvelle, il semblerait que ce mouvement-là ait plus de chances de s’instaurer durablement et de redonner des couleurs au tableau bien terne des universités lilloises. Focus sur les raisons de la colère des petites mains de l’université.

Début 2012, alors que la gauche s’apprête à prendre les rênes du pouvoir, notre huile locale, candidate à la primaire socialiste, l'inénarrable Martine Aubry, annonce : « L’absence de création d’emplois et l’explosion de la précarité ont détourné de nombreux étudiants des métiers de la recherche et de l’enseignement supérieur. Je mettrai en œuvre un indispensable plan pluriannuel d’emplois ». On ne compte plus les annonces socialos qui affirment vouloir rompre avec les politiques sacrificielles menées par la droite depuis presque deux décennies. Pourtant, l’enseignement supérieur et la recherche continuent d’être un véritable laboratoire de l’austérité et de la précarité.

Vacataire : le salaire de la misère

Les conditions d’emploi à l’université feraient pâlir d’envie les plus macroniens patrons du privé. Si les CDD ont explosé ces dernières années, l’usage de la vacation constitue la poule aux œufs d’or des DRH d’établissements. Les chiffres sont éloquents : 2,9 millions d'heures d'enseignement au niveau national sont assurées par des vacataires – soit l'équivalent de 15 104 postes de maître de conférences non créés1. Payés tous les six mois, la plupart du temps doctorant.es ou docteur.es sans poste, les vacataires ne sont rémunéré.es qu’à l’heure de présence en cours2. Le tarif de celle-ci peut paraître alléchant – environ 33 euros net de l’heure – mais il ne prend pas en compte les multiples activités de l’enseignant.e : correction de copies, préparation de cours, suivi des étudiants, surveillance des examens... sans oublier sa propre thèse qui, la plupart du temps, passe au second plan. Le collectif des chargé.es de travaux dirigés vacataires en droit de l’université de Bordeaux a fait le calcul : leur rémunération horaire s’élève à 5,94 euros brut soit… 3,59 euros sous le taux horaire du salaire minimum légal. À la faculté de Droit de Lille 2, l’enseignement de science politique atteint des records, avec plus de 60 % des enseignements assurés par des non-titulaires, dont 10 % de vacataires (sur le total, hein). Or, la pratique est illégale3, les vacations ne devant servir que pour des tâches ponctuelles et non renouvelées.

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La difficile mobilisation des précaires

Si se faire payer en temps et en heure est un chemin de croix, il est tout aussi difficile de construire un engagement collectif. Outre la quête effrénée d’heures de travail sous-payées, parfois dans plusieurs universités, ces travailleurs.ses réunissent un certain nombre de tares : activité solitaire, absence de local de travail, cumul de plusieurs contrats souvent dans des lieux différents, sentiment d’illégitimité, chantage à l’emploi, invisibilisation et non-reconnaissance de leur travail par la majorité des « statutaires »… La mise à l’épreuve des novices dans le milieu de la recherche est multiforme et dure jusqu’à ce qu’ils accèdent – le cas échéant – au Graal de la titularisation. Comme l'explique une précaire lilloise : « C'est dur parce que tu dois comprendre que même si tu te formes pour ce métier, il y a de fortes chances que tu ne l'exerces jamais ou alors pas avant longtemps, pas avant d'avoir rampé pour trouver un poste ».

Au-delà du flouze, le recours massif à la vacation signifie la fin de la cohérence du contenu des enseignements. Embauché.e au coup par coup, en fonction des besoins et sans aucune réflexion, le ou la vacataire se retrouve bien souvent éloigné.e de toute équipe pédagogique. Ces particules flottantes perdues dans le dédale des couloirs des facs construisent leurs cours seul.es, sans possibilité de s’inscrire dans une continuité avec l’enseignant.e précédent.e. Il est alors très difficile de créer des liens avec les étudiant.es, victimes collatérales de la précarisation de l'université. Dans ce désert des relations humaines, c’est marche ou crève. Et si tu galères, l'avantage c'est que personne ne le sait !

L'invisibilité des précaires est d'ailleurs orchestrée en haut lieu. En effet, le ministère ne produit aucune statistique relative aux vacataires4. C'est en laissant le soutier dans l'ombre qu'on le maintient enchaîné. « Ramper, fermer ta gueule, abdiquer : elle est là, la précarité du chercheur » conclut la même précaire.

Les structures institutionnelles du précariat

C’est que la précarité est inscrite dans les structures même de l’ESR. D’un côté, les gouvernements successifs ont renforcé le poids de l’Agence nationale de la recherche (ANR), temple du financement de la recherche française. Incarnation de la logique de projets propre à l’idéologie néolibérale, cette agence met en concurrence les enseignant.es-chercheurs/ses obligé.es de répondre à des appels à projet chronophages pour financer leur recherche5. Au-delà du gâchis de travail des titulaires, cette autorité administrative démultiplie les contrats précaires en raison de la courte durée des périodes de financement. Pendant ce temps, le nombre de créations de postes de titulaires a baissé de 30 % depuis 20106. L'ANR, véritable machine à gaz dont le personnel est également composé de 32 % de CDD, consume à elle seule 33,3 millions d'euros en fonctionnement. Critiquée tant par les travailleurs/ses de l’ESR que par les différents gouvernements, elle demeure néanmoins un horizon indépassable.

Au-delà de la recherche, les dernières réformes de l’université sont du même acabit. La non moins fameuse loi relative à l’autonomie des universités (LRU), fort critiquée par la gauche lorsqu’elle était dans l’opposition, est pourtant maintenue par le gouvernement Hollande. Instrument de la décrépitude universitaire, elle organise la concurrence entre les établissements. Chaque site étant libre de gérer sa propre pénurie budgétaire comme il l’entend, la création de postes n’apparaît alors pas prioritaire. Bien au contraire, les coupes budgétaires se font la plupart du temps sur le dos des conditions d'emploi. Quand un vacataire coûte quatre fois moins cher qu'un contractuel, le calcul est rapide pour les têtes pensantes de l'austérité universitaire.

Mutisme communautaire

La « communauté universitaire » (sic) apparaît particulièrement amorphe face à une situation de crise. Mise à part une courte mobilisation en 2009 face au décret sur le service des enseignant.es, la petite bourgeoisie intellectuelle que constituent les titulaires n'est pas l'avant-garde de la lutte sociale, alors même que leurs conditions de travail sont directement liées à celles des plus précaires. Avec un des plus faibles taux de syndicalisation du service public, le corps des fonctionnaires de l’ESR encaisse les coups des réformes successives quasiment sans broncher. C’est que les logiques d’évaluation individuelle mises en place par le ministère pour déterminer les avancements attisent la concurrence et renforcent une profession déjà très individualiste.

La « démocratie universitaire » n’y est d’ailleurs d’aucun secours. Entre l’empilement de structures administratives plus opaques les unes que les autres et la concentration des pouvoirs dans les mains des président.es d’université, garant.es de l’orthodoxie budgétaire, tout est fait pour que le précariat ferme sa gueule. Peu représenté.es dans les instances décisionnelles, les enseignant.es-chercheurs.ses non titulaires tentent depuis plusieurs années de s’organiser en collectifs autonomes. « Ça fait plusieurs années qu’on monte des collectifs qui ne tiennent pas vraiment. C’est que la galère de thunes, nos charges de travail, ça épuise rapidement les forces » explique un précaire lillois.

Le réveil des précaires

Pourtant, depuis deux mois, le collectif des précaires lillois.es est de nouveau bien vivant. Le 5 avril 2016, dans un amphithéâtre du bâtiment M1 de Lille 1, quelques dizaines de précaires des universités de Lille 1, 2 et 3 et de la faculté catholique de Lille se sont constitué.es en collectif « avec pour objectif le retrait de la loi travail, et l’amélioration des conditions d’enseignement et de recherche des non-titulaires de l’ESR »7.

Porté.es par le mouvement social, des doctorant.es des trois universités lilloises se réunissent toutes les semaines en AG et multiplient les actions. Leur faiblesse numérique relative est compensée par les coups de main donnés par d’autres collectifs mobilisés et tout particulièrement les étudiant.es de l’amphi Archimède. Et le collectif rend la pareille. La convergence des luttes, c’est aussi la mutualisation de la force du nombre.

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Occupation du sanctuaire des universités de la région

Le 9 mai, rendez-vous est donné par le collectif à l’Espé8 de Villeneuve d’Ascq. L’objectif : saboter le conseil d’administration (CA) de la communauté d’université et d’établissements de la région (ComUE). Cette instance inconnue du grand public constitue le bras armé de l'introduction des logiques entrepreneuriales dans la tête de nos jeunes étudiant.es. Dans le Nord, la ComUE est fière de sa « mission entrepreneuriat » qui vise « le public étudiant, dans un esprit de changement culturel en faveur de l’initiative et de l’entrepreneuriat »9. Plus encore, elle concentre l’ensemble des apparatchiks locaux (les onze président.es d’université dont celui de la faculté catholique) laissant quelques miettes aux représentant.es syndicaux et étudiant.es. Elle incarne par ailleurs l’entrée du secteur privé dans le monde universitaire. Dans le Nord, on lui a même donné une place toute particulière, puisqu'une grande majorité des sièges attribués aux personnalités extérieures est occupée par des représentants du « monde de l’entreprise ». On y trouve, entre autres, Nathalie Balla, PDG de La Redoute et Christophe Gourlay, ancien de chez Dassault et actuel président du site d’Alstom-Petite Forêt. Philippe Vasseur y a également un siège. Un stakhanoviste du conseil d’administration qu’on connaît bien à La Brique. Et pour cause, ce natif du Touquet-Paris-Plage est un cumulard de la pire espèce : ancien journaliste de TF1, des Échos et du Figaro, maire de Saint-Pol-sur-Ternoise, conseiller régional et ministre sous Juppé, il est également président de la chambre de commerce et d’industrie de Lille, président de l’école de journalisme de Lille, membre du conseil d’administration de l’Edhec business school et de l’institut d’études politiques de Lille. Rien que ça.

Une majorité pour la dissolution de la ComUE

Alors que le collectif s’incruste à leur petite réunion, la clique de dirigeant.es fait grise mine ce jour-là. C’est qu’ils n’ont visiblement pas l’habitude que l’on vienne troubler leur petit entre-soi. Le ton est donné, d’emblée une précaire interpelle l’assemblée des présidents-PDG médusés : « ce conseil d’administration n’aura pas lieu. Nous, précaires de l’université, appuyé.es par d’autres collectifs mobilisés, nous nous opposons à la tenue de cette réunion pour marquer notre opposition à un système non représentatif, dans lequel une classe sociale de dirigeant.es universitaires et économiques s’éloigne toujours plus des travailleurs.ses de l’université et décide sans elles et eux de leurs conditions de travail ». Et de poursuivre : « Il faut vous y faire, aujourd’hui les luttes convergent, les travailleurs se retournent contre leurs dirigeants et leur demandent des comptes ».

Les précaires, non contents de dénoncer leurs conditions de travail, s’insurgent d’une instance élue avec 95 % d’abstention. Et pour cause, l'élection s'est jouée en catimini. On a compté deux bureaux de vote pour les quelques 40 000 votant.es des Universités de Lille 1 et Lille 3.

Après avoir déclamé leurs revendications, les participant.es entonnent : « Une seule solution, la dissolution ! » On propose alors un vote à main levée. Le score est sans appel, le collectif supporté par les syndicalistes du CA obtient la majorité. La dissolution de la ComUE est donc prononcée !

Mépris de classe

Suite à l’interpellation des précaires, la face des « élu.es » passe de la « méduse » au mépris. Mutiques, la plupart d’entre eux tapotent leur smartphone ou s'adressent des sourires en coin. Engoncés dans leurs costards et tailleurs, ils attendent la fin d’un mauvais spectacle. On aurait tort de croire les président.es d’université plus humain.es que leurs homologues du privé. Le patron des patrons des universités du coin, Mohammed Ourak, s’énerve : « C’est anti-démocratique, ce que vous faites ! » et un étudiant de son université de lui répondre : « Et cinquante votant.es dans votre université, ça l’est ? » Il se démène pour amadouer le précaire. Mais ça rate : « Je vous propose de venir, de vous écouter, de vous expliquer les choses, mais je trouve que c’est pas digne d’un chercheur. Un chercheur, il est derrière une paillasse et il travaille ». Hué par les membres du collectif, le souverain décide finalement le report du CA. Petite victoire pour les précaires qui annoncent la couleur : « On reviendra ».

La clique présidentielle repart sans adresser un regard aux précaires. Les petits mots cinglants des huiles entrepreneuriales donnent le ton de leur mépris pour l’université. L'un d'entre eux, dédaigneux, assène alors qu'il prend la porte : « J'ai pas de problème moi, vous savez, j'ai un autre travail qui m'attend, j'ai 1500 personnes à gérer » et de conclure : « Vous savez, je me suis pas battu pour être là, on m'a demandé, hein... ».

« On lâchera rien »

Le collectif continue sa lutte et multiplie les actions. Une coordination nationale s'est structurée autour des collectifs des université de Lille, Amiens, Nantes, Paris, Aix-Marseille, Strasbourg, Toulouse, Grenoble ou encore Bordeaux. Chaque collectif s'invite partout où les précaires ne sont pas invité.es. Récemment, ils et elles ont investi le CNAM où Thierry Mandon, secrétaire d'État à l'Enseignement supérieur, tenait une conférence lors du forum « Science recherche société »10. Le gouvernement doit désormais compter, au rang des luttes organisées, celle de l'université précaire.

 

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1. Manifeste du collectif des docteur.es sans poste.
2. Si l'article se concentre sur les enseignant.es-chercheurs.ses, il faudrait pour rendre justice à l'étendue de la précarité au sein de l'ESR rendre compte de celle qui touche tout particulièrement les personnels administratifs des différentes universités françaises.
3. Loi n° 2012-347 du 12 mars 2012
4. Cela oblige les différents collectifs à démultiplier les enquêtes pour tenter d'objectiver la place des vacataires dans l'ESR. Pour une étude déjà ancienne mais toujours d'actualité dans ses conclusions, se référer à l'ouvrage du collectif P.E.C.R.E.S.S.E.
5. En 2014, 1071 projets ont été financés sur 10 532 projets déposés, soit un peu plus de 10 % (Cf. Rapport d'activité de l'ANR 2014).
6. Collectif national des précaires, « La précarité à l'Université », p. 8 sur www.precaireesr.fr.
7. wiki.precairesesr.fr
8. Les Éspés sont la nouvelle mouture des anciens Instituts universitaires de formation des Maîtres.
9. Voir www.cue-lillenorddefrance.fr .
10. Communiqué du collectif national des précaires de l'ESR du 25 mai 2016.

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